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LES RISQUES MAJEURS LIÉS À LA DETTE : CE QUE L’ANTIQUITÉ NOUS ENSEIGNAIT DÉJÀ

Et si la crise budgétaire que nous traversons actuellement trouvait un écho dans les pratiques budgétaires de l’Antiquité grecque ?

Analyse de Raphaël Doan, Haut fonctionnaire et auteur de « Si Rome n’avait pas chuté » (Passés composés, 2023) ainsi que de François Lefèvre, Professeur d’histoire grecque à Sorbonne Université et auteur d’ « Histoire antique, histoire ancienne ? » (Passés composés, 2021)

ARTICLE – « Quand la crise budgétaire trouve un écho dans… la Grèce antique »

Par  Raphaël Doan et  François Lefèvre. Publié le 07/11/2024

Dans le cadre de la crise budgétaire actuelle, politiquement explosive, le département de la Haute-Marne a annoncé sur « Leboncoin » mettre en vente quelques bâtiments publics lui appartenant, au premier rang desquels la préfecture. L’annonce a vite été retirée : il s’agissait surtout d’alerter sur une tension budgétaire a priori insoutenable. Sait-on que pareilles pratiques n’étaient pas rares dans les cités de l’Antiquité grecque qui étaient, rappelons-le, autant de communautés indépendantes aux dimensions somme toute assez comparables à celles de nos plus petits départements, du moins pour les plus importantes d’entre elles ?

INCONSISTANCE BUDGÉTAIRE DANS LA GRÈCE ANCIENNE

C’est notamment en cas de manque de liquidités qu’elles pouvaient emprunter à de riches individus ou à une cité proche : des décrets gravés dans le marbre, au sens propre, montrent des procédures très encadrées et force garanties. Mais avec des taux élevés, de l’ordre de 10 %, voire plus, il est arrivé que la dette publique échappe au contrôle.

Toutes les sociétés ont leurs sujets de raillerie. Pour nous par exemple, ce sont les Belges, qui avec raison nous le rendent bien. Dans la Grèce ancienne, il y avait notamment la petite cité – grecque elle-même – de Kymè en Asie Mineure. Ainsi le géographe Strabon, contemporain de l’empereur Auguste, rapporte que même en cas de violent orage, les Kyméens ne comprenaient qu’ils pouvaient s’abriter sous les portiques publics que lorsque le héraut leur en donnait la consigne. Est-ce là une version antique de l’histoire du mouton de Panurge ?

Non, et Strabon fournit la raison de ce manque surprenant d’initiative : par suite d’un endettement catastrophique, Kymè avait dû emprunter en hypothéquant ses portiques, et comme elle était incapable de rembourser, ceux-ci avaient été saisis et interdits d’accès par les créanciers. Ces derniers avaient fait une bonne affaire car ces bâtiments n’étaient pas seulement des abris mais offraient aussi des espaces commerciaux rémunérateurs ; désormais ils n’autorisaient les Kyméens à s’y réfugier, par la voix du héraut, que dans des circonstances exceptionnelles éveillant chez eux une forme de mauvaise conscience, par exemple en cas de pluie diluvienne. Nous avons donc là le récit d’une double humiliation due à une forme d’inconscience, voire d’inconsistance budgétaire.

LA CITÉ DE LAMPSAQUE : SON ACROPOLE HYPOTHÉQUÉE

On a contesté l’historicité de cette anecdote, mais elle est parfaitement crédible dans son principe. En effet, nombreux sont les documents officiels transmis par les inscriptions et les témoignages d’historiens antiques qui attestent l’hypothèque ou la cession forcée par les cités surendettées de leurs « bijoux de famille » : ports, sanctuaires, portions de territoire et autre patrimoine. Or c’est toute la communauté qui pouvait s’en trouver déstabilisée. Ainsi vers la fin du IVe s. av. J.-C., la cité de Lampsaque sur les Dardanelles – sœur de notre Marseille car c’était elle aussi une colonie de Phocée – avait contracté auprès de l’un de ses plus riches citoyens un gros emprunt gagé sur… son acropole !

Le terme étant échu, le prêteur non remboursé voulu mettre à profit sa position de force pour renverser la démocratie et s’imposer comme tyran. Dans un sursaut de dernière minute, les gens de Lampsaque l’expulsèrent, mais non sans avoir préalablement payé leur dû. On ne sait d’où venaient ces ressources jusque-là insoupçonnées ou cachées : le fameux bas de laine, déjà ?

Naguère, Wolfgang Schäuble, le redouté ministre des finances d’Angela Merkel, avait suggéré aux Grecs de vendre quelques îles pour se tirer de leur faillite. Nous n’en sommes certes pas réduits à de telles extrémités. Versailles n’est pas encore à vendre, sinon les 1er avril. Mais tout récemment, plusieurs députés français ont appelé à céder 10 % des participations de l’État dans des entreprises cotées – une autre forme de patrimoine. L’Antiquité rappelle en tout cas que pareilles situations peuvent déstabiliser les sociétés, à plus forte raison si les créanciers sont étrangers. C’était rarement le cas dans les cités grecques, contrairement à la France d’aujourd’hui.

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