Aller au contenu principal

RUSSIE : ENRÔLEMENT FORCÉ DE POPULATIONS D’ASIE CENTRALE, PRISONNIERS, MIGRANTS

ARTICLE – Pour renflouer son armée, la Russie enrôle de force des migrants d’Asie centrale

Manon Madec – Édité par Thomas Messias – 22 novembre 2024 SLATE

Pour renforcer ses effectifs de guerre, la Russie mobilise les populations vulnérables présentes sur son sol. Parmi elles, des prisonniers et des migrants originaires du Kirghizstan, du Tadjikistan ou encore d’Ouzbékistan, envoyés combattre en Ukraine par la force ou la ruse du Kremlin. 

Sur les lignes de front, entre les ordres aboyés en russe, résonnent du tadjik, de l’ouzbek et du kirghize. Ces échos trahissent la présence de soldats venus d’Asie centrale, enrôlés par Moscou pour combler les pertes d’une guerre qui s’enlise.

Depuis février 2022, l’invasion de l’Ukraine aurait coûté 120.000 soldats à la Russie. Afin d’étoffer ses troupes, Moscou s’est d’abord appuyé sur des milices privées pour recruter dans les prisons, colonies et centres de détention. Mais après la mutinerie d’Evgueni Prigojine, ancien chef du Groupe Wagner, en juin 2023, le recrutement a été transféré au ministère de la Défense et légalisé par la Douma, le parlement russe.

Parmi les détenus, les 6.000 Ouzbeks10.000 Tadjiks et 1 500 Kirghizes qui purgeaient leur peine n’ont pas tous échappé à l’enrôlement forcé. Les récits d’anciens détenus rapatriés révèlent les atrocités subies en Ukraine et les méthodes coercitives de l’armée russe. Des pratiques qui se généralisent à mesure que les prisons se vident: désormais, tous les migrants d’Asie centrale sont dans le collimateur de Moscou.

De travailleurs à prisonniers

Qui sont les Centrasiatiques peuplant les prisons russes? «Il n’y a pas de portrait type», répond Noah Tucker, chercheur associé au Central Asia Program de l’Université George Washington, «mais beaucoup sont des migrants venus en Russie pour travailler et envoyer une partie de leur salaire à leur famille».

Les transferts d’argent des migrants depuis la Russie sont vitaux pour l’Asie centrale. En 2019, ils représentaient jusqu’à un tiers des revenus du Kirghizstan et du Tadjikistan. Attirés par des salaires modestes mais supérieurs à ceux de leurs pays, d’en moyenne 600 dollars par mois (soit 570 euros), ces travailleurs occupent des emplois éprouvants dans la construction, l’agriculture ou les services.

Chair à canon 

Derrière les barreaux, les prisonniers sont à la merci des autorités russes. Dans une vidéopubliée au début des hostilités, Evgueni Prigojine leur propose un deal: «Faites six mois en Ukraine et vous serez libres. Refusez et vous serez exécutés.» Combien ont accepté parmi les prisonniers étrangers? Les chiffres exacts restent flous. Seules les autorités tadjikes ont dénombré une centaine de casen 2023.

Pour certains, l’amnistie et le salaire promis par la Douma suffisent à convaincre de rallier les rangs moscovites. Les réfractaires, eux, subissent des représailles: privations de nourriture, isolement, passages à tabac… Les détenus étrangers sont les plus vulnérables. «Beaucoup sont envoyés dans des colonies isolées, comme celles de la région de Vladimir, où ils n’ont aucun contact avec l’extérieur», explique Yana Gelmel, juriste et défenseure des droits des prisonniers.

«Des accusations fictives privent les migrants de leur titre de séjour. Leur seule chance de rester dans le pays, c’est d’être naturalisé, ce qui les contraint à rejoindre l’armée.»

Yana Gelmel, juriste et défenseure des droits des prisonniers

Valentina Chupik, avocate et défenseure des migrants, raconte ainsi le cas d’un détenu de Sakharovo, près de Moscou, qui pensait signer un document lui évitant l’expulsion. Il s’est finalement retrouvé enrôlé dans l’armée contre son gré.

Au front, un prisonnier sur cinq décède. Envoyés en première ligne après seulement deux ou trois jours de formation militaire, ceux qui ne meurent pas rentrent souvent lourdement blessés. S’ils survivent, ils ne sont pas sortis d’affaire pour autant. De retour dans leur pays, ils risquent des poursuites pour mercenariat, un crime passible d’une peine allant jusqu’à vingt ans de prison.

Au Kazakhstan, la dangereuse lutte pour libérer les prisonniers des camps chinois

Tentatives de dissuasion 

Pour dissuader leurs citoyens de s’engager, les républiques d’Asie centrale se montrent intransigeantes à l’égard des mercenaires: cette année, au moins six Ouzbeks ont été condamnés pour avoir participé ou tenté de participer à la guerre en Ukraine. Des cas similaires sont signalés au Kirghizstan, mais pas encore au Tadjikistan.

Ces mesures sont-elles efficaces? Difficile à dire: d’un côté, le nombre de migrants centrasiatiques a augmenté de 33% entre 2019 et 2023. De l’autre, la population carcérale russe aurait été divisée de moitié, impliquant mécaniquement une baisse du nombre de prisonniers enrôlés. Mais le fait que les prisons se vident ne signifie pas que Moscou ait mis fin au recrutement des migrants impliqués dans des affaires judiciaires. Bien au contraire.

Recrutements différents

Noah Tucker explique: «Après la rébellion de Wagner, la Russie a changé de stratégie: elle recrute moins de prisonniers et préfère cibler les migrants en situation irrégulière.»Pourquoi ce choix?

D’abord, parce que les sans-papiers sont nombreux sur le territoire –leur nombre dépasse le million, selon les autorités russes. La citoyenneté est coûteuse et difficile à obtenir par les migrants, souvent dépassés par la bureaucratie administrative. Et ça, le Kremlin le sait très bien. En 2023, l’opération Nelegal-2023 menée par le ministère de la Défense avait pour objectif l’arrestation en masse des sans-papiers. «En détention provisoire, la police leur a proposé la citoyenneté s’ils servaient en Ukraine», poursuit Noah Tucker. Officiellement volontaires, ces migrants subissent en réalité les mêmes pressions que les prisonniers.

«Le gouvernement tadjik s’appuie sur la migration de ses citoyens vers la Russie pour atténuer les risques de troubles sociaux.»

Malika Bahovadinova, anthropologue politique à l’Université d’Amsterdam

Les migrants en situation régulière ne sont pas à l’abri non plus. Une réforme votée en mars 2024 légalise la mobilisation des personnes en attente de jugement, ouvrant la voie à des arrestations arbitraires. «Des accusations fictives privent les migrants de leur titre de séjour. Leur seule chance de rester dans le pays, c’est d’être naturalisés, ce qui les contraint à rejoindre l’armée», explique Yana Gelmel.

La citoyenneté russe devient un appât pour des migrants en situation économique précaire, aggravée par l’attentat du Crocus Hall en mars 2024. À Moscou, la fusillade perpétrée par quatre Tadjiks a ravivé les tensions xénophobes à l’encontre des migrants. Depuis, «beaucoup ont perdu leur emploi et se retrouvent isolés: s’engager dans l’armée russe devient leur seule issue», résume Yana Gelmel. Les migrants d’Asie centrale n’ont-ils aucune échappatoire?

L’influence russe aggrave l’épidémie de VIH en Europe de l’Est et en Asie centrale

La Corée du Sud, la Chine et la Turquie attirent de plus en plus de migrants, mais, comme le souligne l’anthropologue, «trouver du travail y est plus difficile: les réseaux, bien établis en Russie, sont peu développés ailleurs». Le Kazakhstan, stable économiquement, «a mis en place des corridors organisés pour rediriger les migrants», explique Malika Bahovadinova, anthropologue politique à l’Université d’Amsterdam, «mais ne pourra pas absorber l’afflux habituel vers la Russie».

Dans les pays d’origine de ces migrants, «les infrastructures ne sont pas assez développées pour créer de l’emploi», poursuit-elle. Le Tadjikistan, pays le plus pauvre de la région, compte sur le marché russe. «Le gouvernement tadjik s’appuie sur la migration de ses citoyens vers la Russie pour atténuer les risques de troubles sociaux», ajoute-t-elle, ce qui explique pourquoi les dangers de la migration sont si peu évoqués depuis le début de la guerre. Cette connivence est mortelle: fin 2024, le nombre de soldats volontaires tués en Ukraine a, pour la première fois, dépassé celui des prisonniers.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.