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LA NON SYNCHRONISATION DES ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLE ET LÉGISLATIVE NE SUFFIT PAS À EXPLIQUER LA CRISE DE RÉGIME

ARTICLE – L’erreur de Lionel Jospin

La Fondation Jean-Jaurès publie un ouvrage qui retrace le parcours du gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002) et son impact sur la Ve République. Le livre se penche notamment sur l’inversion du calendrier électoral, qui a placé l’élection présidentielle avant les législatives. Une réforme qui a contribué à renforcer la présidentialisation du régime, au prix d’une désaffection croissante pour les législatives. Une réflexion qui questionne les équilibres institutionnels selon l’éditorialiste Michel Winock.

La Fondation Jean Jaurès, créée en 1992 par Pierre Mauroy, société de pensée proche du parti socialiste mais indépendante, vient de publier, sous la direction de Pierre-Emmanuel Guigo et Thibault Tellier, un ouvrage sur La Gauche plurielle (1997-2002). Cet ouvrage qui vient de nous arriver entend analyser la place qu’occupe le gouvernement de Lionel Jospin dans l’histoire de la Ve République. Né de la dissolution de l’Assemblée par Jacques Chirac en 1997, il aura été le gouvernement socialiste le plus long de notre histoire. De ce livre collectif, d’une belle richesse documentaire, composé avec un grand souci d’objectivité, je ne retiendrai ici qu’un chapitre, celui de Bernard Dolez qui suscite une réflexion d’actualité : « Lionel Jospin, la Gauche plurielle et l’inversion du calendrier électoral ».

L’idée de passer du septennat au quinquennat remonte aux années 1970. Le programme commun de la gauche de 1972 l’intégrait. L’année suivante, Georges Pompidou, président de la République, faisait voter la réforme par le Parlement, mais sans la majorité des trois cinquièmes de voix nécessaires ; on n’alla pas plus loin. On y est revenu après que la France eut connu trois cohabitations, deux sous Mitterrand et désormais sous Chirac. Populaire à ses débuts, la cohabitation est devenue l’objet de toutes les critiques, accusée d’entretenir la confusion au sommet de l’État. Valéry Giscard d’Estaing relança l’idée en mai 2000 ; Lionel Jospin la fit sienne, et Chirac, d’abord hostile, s’y rallia. Par référendum, le peuple français approuva le quinquennat le 24 septembre 2000. « Peuple français » semble un bien grand mot, puisque 70 % des électeurs préférèrent l’abstention. Où l’on voit combien les questions constitutionnelles passionnent les foules !

Un projet de réforme défendu au-delà des rangs socialistes

Quoi qu’il en soit, il fallait maintenant décider de la date des prochaines élections, les législatives en mars 2002 et la présidentielle en avril. C’est alors que Lionel Jospin entraîna Jacques Chirac à accepter l’inversion du calendrier électoral : on élirait d’abord le Président, et ensuite les députés. Aujourd’hui cette réforme pèse sur la mémoire de Lionel Jospin : « Comment Lionel Jospin et la gauche plurielle, attachée à une lecture parlementaire du régime, écrit l’auteur, voire à une profonde révision de nos institutions, en sont-ils venus à mettre en chantier une réforme qui, en accordant une place seconde aux législatives dans le calendrier électoral, ne pouvait que définitivement ravaler le parlement à un rôle secondaire dans le dispositif institutionnel de la Ve République ? » À vrai dire, Jospin y a été amené par une chorale de connaisseurs et de spécialistes qui atténue sa responsabilité.

L’un des partisans les plus fervents de l’inversion du calendrier a été l’ancien président Giscard d’Estaing, au nom de la culture de la Ve République et de la primauté de son Président. D’abord réservé, Jospin adhère à l’idée en novembre 2000, au congrès socialiste de Grenoble. Il prêche pour la cohérence, pour la logique, pour la clarté ; on élit d’abord le chef de l’État, et on lui donne ensuite une majorité parlementaire. Le projet est adopté par l’Assemblée en décembre, la loi organique l’officialise le 15 mai 2001. Le projet de réforme avait été largement défendu bien au-delà des rangs socialistes.

C’était le vœu d’un certain nombre de juristes. En octobre 2000, Guy Carcassonne et Olivier Duhamel, cautionnés par le doyen Vedel, avaient publié dans Le Monde une tribune intitulée : « Ne pas voter la tête à l’envers » : « La logique et les précédents convergent pour indiquer qu’une présidentielle juste avant les législatives garantit mieux la cohérence majoritaire que l’inverse. » Un mois plus tard, Raymond Barre et Michel Rocard renchérissent dans le même quotidien : « Voter la tête à l’endroit. » Ainsi la réforme du calendrier se trouve soutenue et légitimée à la fois par des universitaires et des hommes politiques qui ne sont pas des moindres, deux anciens Premiers ministres.

Un renforcement de la présidentialisation

Des considérations tactiques n’ont pas manqué, à deux années du double scrutin. « Lionel Jospin compte sur l’élection présidentielle pour se maintenir au pouvoir ». Surtout, pour Bernard Dolez, c’était « l’ultime étape du ralliement des socialistes à la lecture présidentialiste de la Ve République ». Le Mitterrand de 1981, qui prononça d’emblée la dissolution de l’Assemblée après avoir nommé Pierre Mauroy à Matignon, « a largement contribué à naturaliser une conception présidentialiste de la Ve République, assise sur l’existence d’une majorité stable qui procède elle-même de l’élection présidentielle et soutient servilement le président. » Lionel Jospin, au fond, se montrait fidèle à l’héritage mitterrandien autant qu’à l’esprit du général de Gaulle.

L’inversion du calendrier de 2001 a eu pour effet, outre le renforcement de la présidentialisation, de décourager la participation aux législatives, devenues pour beaucoup inutiles après les deux tours de la présidentielle : de 2002 à 2022, l’abstention au premier tour des législatives est passée de 35 % à plus de 52 %. Le taux de participation a sensiblement progressé aux élections de 2024 suivant la dissolution, ce qui tend à confirmer le lien entre l’abstention et l’inversion du calendrier électoral. Si l’avenir constitutionnel de la France doit ressembler à une réhabilitation du régime parlementaire, il est évident qu’une des premières mesures à prendre sera la « désynchronisation des scrutins », comme la pratique le Portugal. Le rétablissement d’un septennat (non renouvelable) pourrait être l’une des solutions. D’autant que l’élection présidentielle de 2022 a démontré qu’un président élu – quel que soit l’ordre des scrutins – pouvait être privé de majoritéabsolue à l’Assemblée, ce qui encourage à repenser la Ve République autrement que dans la logique présidentielle.

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