
ARTICLE – Éric Anceau : « C’est en raison du délitement de la nation que nous arrivons au ‘vivre face à face‘ «
Propos recueillis par Etienne Campion MARIANNE 06/02/2025
L’historien Éric Anceau publie chez Tallandier « Histoire de la nation française du mythe des origines à nos jours », un ouvrage qui retrace les fondements, l’essor et les mutations successives de la nation. Dans un contexte d’affaiblissement de l’État, de crise de la démocratie et de remise en cause de certains principes républicains, il raconte l’histoire de ce qui fait nation en France dans sa globalité.
Au moment où la notion de « nation » est plus que jamais interrogée, contestée et parfois instrumentalisée, l’historien Éric Anceau propose une relecture d’ensemble de cette idée, de ce concept, en France. Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine, auteur d’une quarantaine d’ouvrages, il publie ce 6 février chez Tallandier Histoire de la nation française du mythe des origines à nos jours. Dans un contexte d’affaiblissement de l’État, de crise de la démocratie et de remise en cause de certains principes républicains, Éric Anceau revient sur les fondements et les mutations successives de la nation, depuis les récits capétiens jusqu’aux défis du XXIe siècle.
Comment et pourquoi ce récit national s’est-il forgé, transformé, parfois fracturé, au fil des siècles ? Comment la Révolution et la République ont-elles refaçonné l’idée de communauté nationale ? Et surtout, quels sont les enjeux actuels d’une notion qui se trouve aujourd’hui au cœur de débats passionnés ? Éric Anceau éclaire l’histoire longue de la nation pour mieux comprendre les crises contemporaines.
Marianne : Pourquoi publier une histoire de la nation française en 2025 ?
Éric Anceau : Depuis plusieurs décennies, la construction nationale et l’imaginaire qui en découle sont ébranlés. Ce n’est évidemment pas la première fois dans notre histoire, mais aujourd’hui, le choc est massif, car l’État qui a enfanté notre nation et la République qui l’a modelée traversent l’un et l’autre une grave crise et les Français en ont bien conscience, comme le montrent plusieurs enquêtes.
Dans ce contexte difficile, le sujet est instrumentalisé d’un côté par les tenants de l’essentialisation de la nation et du « roman national » et, de l’autre, par les partisans de la déconstruction de tout ce sur quoi s’est bâti le monde occidental et par ceux qui n’ont jamais cru ou ne croient plus dans la nation. Ce sujet est sulfureux et piégeux.
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Cependant, non seulement il n’y a aucun tabou en histoire, mais je suis convaincu que les sujets les plus compliqués sont les plus intéressants, surtout quand ils sont aussi fondamentaux que celui-ci.
À quel moment commence réellement le récit national en France ? Peut-on le faire remonter aux Capétiens ?
À l’origine, la nation a été construite par le haut, le roi puis les élites. Ce sont effectivement les Capétiens, en particulier à partir du XIIe siècle, qui se sont appuyés sur un récit national pour conforter leur autorité et leur pouvoir face à la papauté, au Saint-Empire romain germanique, à la féodalité et à la grande diversité des territoires et des populations qui passaient progressivement sous leur contrôle.
Ce récit a été forgé à leur profit par des théologiens de la monarchie, des historiographes officiels et des officiers de la Couronne. On citera ici le rôle de l’abbaye de Saint-Denis sous l’abbé Suger, plus tard le Roman aux Roys commencé par Primat et dont les Grandes Chroniques de France sont les héritières au XVe siècle et, entre-temps, à partir de la fin du XIIIe siècle, l’action des légistes, en particulier sous le règne de Philippe le Bel, moment fort de l’affirmation de l’État.
Le mythe des origines troyennes, gauloises et franques de la dynastie et de la nation a été forgé pour donner une profondeur historique et une légitimité à cette construction nationale dont le récit s’est diffusé ensuite dans les élites, sans toucher vraiment, en revanche et il faut le dire, le cœur de la population.
En quoi la guerre de Cent Ans et les guerres de Religion transforment-elles la perception de l’unité nationale ?
En filant une métaphore géologique, je dirai que la nation s’est constituée par une série de lentes sédimentations avec des phases brutales de cristallisation dont la guerre de Cent Ans et les guerres de Religion constituent deux épisodes majeurs. En leur temps, les grands médiévistes Georges Duby et Colette Beaune l’avaient montré pour la première et l’historienne moderniste Myriam Yardeni, entre autres, pour les secondes.
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J’écris dans mon livre que la guerre de Cent ans est une étape paradoxale de la création nationale. Le royaume manque alors à plusieurs reprises de disparaître comme la dynastie capétienne et sa branche des Valois qui est concurrencée par la dynastie anglaise des Plantagenêt déjà solidement implantée en Aquitaine.
S’y ajoutent le conflit entre les Armagnacs et les Bourguignons et le terrible traité de Troyes (1420), le tout sur fond de Grande Jacquerie, de révoltes, de peste noire et de disettes. Mais c’est aussi au milieu de tous ces maux, l’affirmation de certains rois comme Jean le Bon ou Charles V et l’admiration que leur porte le peuple en retour, la naissance du franc, la haine de l’Anglais qui soude les Français et leur donne le sentiment d’une appartenance commune, le repli du « gentil dauphin » à Bourges et, par la force des choses, la nécessité qu’il éprouve de manifester sa présence dans le sud de son royaume comme aucun de ses prédécesseurs, l’émergence de figures populaires comme le Grand Ferré, le connétable Du Guesclin et évidemment Jeanne d’Arc, la mobilisation nationale d’un saint, en l’occurrence saint Michel, ou encore la célébration à l’échelle nationale de la reconquête de la Normandie.
Quant aux guerres de Religion qui ont rapidement tourné à la guerre civile avec, qui plus est, des ingérences étrangères, les unes en faveur des catholiques et les autres des protestants, elles ont failli, elles aussi, provoquer l’éclatement du royaume et avec lui, la disparition de cette nation encore dans l’enfance. Il a fallu l’action des « Politiques », ces partisans de l’État et du renforcement des prérogatives monarchiques et l’avènement d’Henri IV pour l’éviter. Il en est sorti une monarchie absolue de droit divin qui, encore plus qu’auparavant, s’est appuyée sur la construction nationale et a cherché à en renforcer l’unité.
Les Lumières ont-elles fragilisé l’idée d’une symbiose entre le roi et la nation ?
Indéniablement, les Lumières marquent une rupture que la Révolution, qui en est la fille, confirme. La construction nationale avait fait de nouveau progrès sous le règne de Louis XIV dont l’appel à tous les Français, en 1709, alors qu’il était en grande difficulté dans la guerre de Succession d’Espagne a constitué un temps fort, car il a été placardé et lu dans toutes les paroisses du royaume. Sous la régence puis sous le règne de l’arrière-petit-fils de Louis XIV, Louis XV, le pouvoir use et abuse du mot « nation » en insistant sur la symbiose entre le roi et les Français, mais les parlementaires puis les philosophes et les journalistes font émerger le concept de « nation politique » dont le roi ne serait plus, au mieux, que l’exécutant.
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Tous les penseurs des Lumières ne vont pas aussi loin qu’un Rousseau ou qu’un D’Holbach qui réclament une souveraineté nationale complète, mais l’immense majorité contribuent à saper l’autorité royale et participent du mouvement qui amène la Révolution.
Pour le sujet qui nous occupe, celle-ci marque bien une étape fondamentale et même une rupture. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’août 1789 consacre la souveraineté nationale au détriment de la souveraineté royale. La nation devient une personne morale de droit public et, en quelques semaines, tout devient national : l’Assemblée qui vote les lois, l’économie, le domaine, la dette ou encore l’armée et la garde qui protègent les nouveaux droits acquis. Même l’impôt devient la contribution nationale !
Comment la construction républicaine a-t-elle renforcé le cadre national ?
Après la Révolution, il reste encore à « nationaliser » les Français qui constituent toujours dans les faits « un agrégat inconstitué de peuples désunis », comme l’a dit Mirabeau en 1789. C’est le XIXe siècle qui réalise très largement cette œuvre et c’est la Troisième République plus particulièrement qui la parachève. C’est le moment où l’État se renforce de façon décisive, où les élections au suffrage universel masculin popularisent la politique nationale dans les masses, où la conscription développe le patriotisme et répand le français comme le font aussi les progrès de la scolarisation et de l’alphabétisation, où l’essor des transports facilite la circulation, où le marché national s’unifie, où les biens et les imprimés se répandent, où tous les Français partagent des épreuves communes, à commencer par la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine.
La Troisième République qui naît de cette guerre, qui s’incarne dans les figures populaires de Gambetta, de Ferry et d’Hugo et qui repose sur la laïcité, l’école, la culture, l’armée et la citoyenneté est vraiment nationale, prône l’assimilation et propose un horizon commun, même si, comme je le souligne dans mon livre, la règle souffre de nombreuses exceptions. Que l’on songe aux femmes qui sont encore loin d’être les égales des hommes, aux colonisés ou aux immigrés ! Cette République marque l’apogée du « roman national ».
Pourquoi le texte de Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? occupe-t-il une place si centrale dans l’historiographie alors qu’il est très court ?
Ce discours qu’Ernest Renan prononce à la Sorbonne, en mars 1882, arrive au bon moment. J’évoquais à l’instant la guerre de 1870. Renan qui est à l’époque considéré comme l’un de nos plus grands penseurs, à la fois philologue, philosophe et historien, écrit qu’une défaite « peut-être plus utile au vaincu qu’au vainqueur » s’il sait en tirer les enseignements.
Lui qui avait développé jusque-là une conception plutôt essentialiste de la nation, évolue. Le patriote est en effet bouleversé, comme la majorité des Français, par l’annexion de l’Alsace et de la Moselle par les Allemands. Au nom de la langue, de la culture et de l’histoire, celle-ci peut se justifier, mais pas au nom de la volonté. S’ils avaient été consultés, les Alsaciens et les Mosellans n’auraient en effet pas manqué de clamer leur attachement à la France. Voilà pourquoi, dans sa conférence, Renan dit qu’une nation se définit par le partage d’« un riche legs de souvenirs », mais aussi, et c’est fondamental, par « un plébiscite de tous les jours », en d’autres termes, par le désir sans cesse renouvelé de vivre ensemble.
Ses paroles dépassent très vite les murs de la Sorbonne et, parce qu’elles sont en phase avec la pensée de la République, en deviennent, en quelque sorte, le discours officiel.
La crise actuelle affecte-t-elle la nation elle-même ?
C’est indéniable. J’ai intitulé mon dernier chapitre : « Troubles dans la nation » et j’y décortique tout ce qui arrive à la France depuis quelques décennies : crise de la démocratie, déconstruction de l’État et en particulier du système scolaire, remise en cause des grands principes républicains d’indivisibilité et de laïcité, montée des fractures sociales, sentiment d’abandon des territoires et des citoyens, passage d’un idéal social de la vie en commun au « vivre-ensemble » qui devient trop souvent un vivre côte à côte, voire un vivre face à face… Tout cela participe du délitement de la nation.
Pour revenir à Renan, celui-ci disait aussi que faire partie d’une nation c’est également « avoir fait de grandes choses dans le passé et vouloir en faire encore dans l’avenir ». Si l’on est de bonne foi, on conviendra que les Français ont fait de grandes choses dans le passé, comme d’ailleurs de beaucoup moins bonnes. Ont-ils encore la volonté d’en faire encore ensemble à l’avenir, malgré les turbulences qu’ils traversent actuellement ? La question est ouverte…