
DOSSIER : TOUT SAVOIR SUR LES INNOMBRABLES DÉMEMBREMENTS DE L’ÉTAT (1) : PLUS DE 1200, MAL PILOTÉS, MAL CONTRÔLÉS –
ARTICLE – “Les agences, responsables ou boucs émissaires des dysfonctionnements de l’État ?”
ACTEURS PUBLICS – Jean-Ludovic Silicani, ancien commissaire à la réforme de l’État.
Jean-Ludovic Silicani, ancien commissaire à la réforme de l’État, appelle, dans une tribune à Acteurs publics, à ne pas oublier les raisons qui avaient poussé à confier des politiques publiques à des opérateurs et à des agences. Revenir en arrière conduirait à submerger les administrations de tâches de gestion. Pas question pour autant de plaider le statu quo.
Le débat sur le “démembrement de l’État” est apparu en France dès la fin du XIXe siècle, chez des juristes et des responsables politiques, en particulier avec la création des premiers établissements publics. Il couvait chez les “jacobins” qui avaient critiqué les pouvoirs, excessifs selon eux, donnés aux communes et aux départements par les lois votées au début de la IIIe République, au détriment de l’État.
Après la Seconde Guerre mondiale, le développement des interventions économiques des acteurs publics puis la mise en place de l’État-providence a vite fait apparaître l’utilité, pour l’État comme pour les collectivités territoriales, de confier des fonctions de production de biens ou de services à des acteurs publics spécialisés, disposant en général de la personnalité morale, le plus souvent sous la forme d’établissements publics à caractère administratif ou à caractère industriel et commercial. C’est ainsi qu’à la Libération, la gestion de la Sécurité sociale, récemment créée, a été déléguée par l’État à des organismes autonomes. Autre exemple : au début des années 1980, les collèges et lycées, soit environ 10 000 structures au total, ont été transformés en établissements publics. Par ailleurs, les communes ont délégué à des organismes disposant de la personnalité morale la gestion de certaines fonctions (foyers ruraux, établissements culturels, logement, etc.).
Une dernière vague de ce mouvement de délégation de gestion a eu lieu à partir des années 1990, inspirée par la réorganisation des services publics dans les pays scandinaves, notamment en Suède, en partant du constat que la gestion en régie directe, par l’État, de tâches de mise en œuvre des politiques publiques, non seulement était peu efficace mais aussi hypothéquait le bon fonctionnement de l’État stratège et régulateur. D’où la mise en place d’organismes, généralement appelés agences ou opérateurs, car ils ont chacun pour mission de mettre en œuvre une politique publique décidée par l’État (Parlement ou gouvernement). Dans la plupart des cas, ces organes ont le statut d’établissement public et sont donc placés sous la tutelle de l’État.
Les ministres et les administrations centrales ont laissé certains opérateurs avoir une pratique extensive de leurs missions.
Sur le plan “idéologique”, ce mouvement a été soutenu, au cours des années 1990 puis au début des années 2000, d’abord par les libéraux puis par la plupart des responsables politiques, au niveau national ou local. Dans un tel contexte, comment expliquer les critiques actuelles, les agences étant accusées de tous les maux des services publics ?
D’abord, quelle est l’ampleur de ce dont on parle ? Comme on l’a vu, le nombre d’organismes placés sous la tutelle de l’État ou des collectivités territoriales est considérable : s’agissant de l’État, si on les prend tous en compte, donc y compris les établissements scolaires, ils sont plus de 10 000 ; s’agissant des collectivités territoriales (notamment des 35 000 communes ou communautés de communes), ce sont plus de 100 000 organismes. Or le nombre d’agences le plus souvent cité dans le débat actuel est d’environ un millier. Il se limite donc aux agences de l’État ayant une vocation nationale.
Ces agences ont vocation à apporter aux particuliers, aux entreprises et aux collectivités territoriales des aides financières, des conseils ou des expertises techniques, dans les limites du cadre juridique fixé par les dispositions législatives et réglementaires. C’est le cas, par exemple, de France Travail en matière d’emploi, de l’Ademe en matière d’environnement, ou encore du Cerema en matière d’équipement. Mais des organismes publics ayant d’autres missions, comme les grands musées nationaux, ont aussi le statut d’opérateur. La loi peut également confier à des agences le soin de veiller au respect de certaines obligations ou interdictions en leur donnant une compétence de police : c’est le cas, par exemple, de l’Office français de la biodiversité, qui est aussi compétent en matière de chasse.
Mais faute d’exercer effectivement leur devoir de tutelle sur les agences, les ministres et les administrations centrales ont laissé certains opérateurs avoir une pratique extensive de leurs missions, parfois à la demande même des ministres. Par ailleurs, comme l’ont relevé la Cour des comptes et l’inspection générale des Finances, les opérateurs ont longtemps bénéficié d’un “traitement budgétaire” privilégié par rapport à celui des autres administrations.
Que faut-il faire ? Au moment où les services des administrations doivent plus que jamais être à même, dans tous les domaines, d’apporter leur expertise aux responsables politiques (ministres, parlementaires, élus locaux…) dans la conception de réformes souvent lourdes et complexes, veut-on submerger ces administrations de tâches de gestion en supprimant les agences comme certains le proposent depuis quelque temps ? Cela risquerait d’affaiblir à la fois l’État stratège et l’État opérateur.
Il faut favoriser la mobilité des personnels entre les administrations centrales et les agences.
Pour autant, le statu quo n’est pas possible. Plusieurs actions sont envisageables. En premier lieu, fusionner des opérateurs exerçant des tâches proches ou complémentaires. En deuxième lieu, leur demander, comme à tous les services de l’État, d’améliorer leur productivité. En troisième lieu, quand un opérateur dispose d’antennes départementales ou régionales, faire présider celles-ci par le préfet de département ou de région, comme c’est déjà parfois le cas, ou transférer du ministre au préfet l’exercice de leur tutelle.
En quatrième lieu, privilégier, pour les opérateurs, le régime juridique du “service à compétence nationale” créé en 1997. De tels services bénéficient, comme les établissements publics, d’une large autonomie de gestion, sans pour autant disposer de la personnalité morale et ils restent placés sous l’autorité d’un ministre ou d’un directeur d’administration centrale. Ils sont plus simples à créer que les établissements publics. Il en existe déjà : par exemple, au niveau interministériel (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information), au ministère des Finances (Agence des participations de l’État, Agence France Trésor…), au ministère des armées (Viginum) ou à celui de la culture (Archives nationales).
En cinquième lieu, il faut favoriser la mobilité des personnels entre les administrations centrales et les agences. En dernier lieu, comme on l’a rappelé, un établissement public est placé sous la tutelle d’un ministre : il appartient donc à ce dernier, d’une part, de fixer des objectifs prioritaires et, d’autre part, de veiller à leur respect. Toutes ces propositions peuvent être mises en œuvre rapidement.
Enfin, une précision apparaît nécessaire : les autorités administratives indépendantes (AAI) ne sont pas des agences. Au nombre d’une vingtaine, elles ont été créées par la loi, souvent en application de directives européennes. Elles font partie de l’exécutif non gouvernemental. Certaines sont chargées de protéger des libertés fondamentales (Cnil, Arcom, Cada, etc.) ; d’autres, d’assurer un bon niveau de concurrence au profit des particuliers et des entreprises dans des domaines où, le gouvernement étant lui-même propriétaire d’entreprises, il ne peut être juge et partie. Rappelons enfin que les AAI, dont la liste est fixée par la loi, sont certes indépendantes du gouvernement mais placées sous le double contrôle du Parlement et du juge.
Comme on l’a vu et comme l’avait relevé le Conseil d’État, dès 2012, dans son rapport Les agences : une nouvelle gestion publique ?, des réformes sont souhaitables et possibles en ce qui concerne les agences de l’État. Mais il faut les conduire de façon sérieuse, sauf à aboutir à l’inverse de ce qui est recherché, c’est-à-dire une meilleure efficacité de l’action publique, et sans viser pour autant la mise en place d’un État monolithique.
PAR JEAN-LUDOVIC SILICANI
6 février 2025, 10:13, mis à jour le 9 février 2025, 19:18