

Notre Dossier :
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DÉMEMBREMENTS DE L’ÉTAT (2) : RÉGULER ET CONTRÔLER
AGENCES ET DÉMEMBREMENTS DE L’ÉTAT (3) : « PAS SI SIMPLE »
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ARTICLE – Le démembrement de la puissance publique
Publié le 16/02/2022 ACTU JURIDIQUE Laura Viaut maître de conférences en histoire du droit à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1)
Les institutions actuelles renouent avec certains traits de la féodalité, si bien qu’il devient possible de parler de « nouvelles féodalités ». Nous proposons d’en faire une lecture au prisme du démembrement de la puissance publique.
Sur les évolutions du droit actuel, l’historien du droit ne peut s’empêcher de penser que l’on assiste aujourd’hui à l’éclosion de nouvelles féodalités1. L’idée n’est pas neuve, mais ne cesse de croître au fil des réformes. Rappelons tout de suite ce qu’est la féodalité2. L’empire carolingien, tout d’abord, connaît des institutions complexes dont les rouages sont particulièrement aboutis. Il émane du système judiciaire, dans lequel le droit a toute sa place, des décisions fondées en autorité. Un personnel complexe gravite autour des autorités chargées de rendre justice au nom de l’Empereur : des juges, des connaisseurs de lois, des médiateurs, des scribes, des portiers chargés de filtrer l’auditoire, etc.
Les règles de procédure, la composition du personnel judiciaire et leur fonction peuvent ainsi se reconstruire. Mais lorsque l’empire carolingien s’effondre et ne jouit plus d’autorité au début de l’an mille, les institutions passent d’une structure de type centralisé à une structure de type microsociétal ; par-là, le pouvoir judiciaire, à l’origine délégué, se partage, et rend les institutions carolingiennes inopérables en cas de conflit. S’ouvre alors une période où la justice contractuelle se substitue aux institutions de manière pragmatique. Le tribunal n’existe plus. Les parties ne peuvent plus que conclure des accords précaires… sans possibilité d’avoir accès aux juges. Cette période de flou institutionnel (1000-1050) laisse ensuite la place à la féodalité au sein de laquelle la justice seigneuriale va s’exercer. Entre 1050 et 1190, en l’absence de moyen de contrainte étatique et efficace, la justice est principalement rendue par voie de médiation et d’arbitrage dans les cours seigneuriales. Il faut attendre le XIIIe siècle, progressivement marqué par le développement du pouvoir royal, pour qu’un système répressif, de nature inquisitoire, permette de rendre des jugements.
Il faut en conséquence comprendre que la féodalité est marquée par le démembrement de la puissance publique. Trois exemples peuvent ici être avancés : l’émergence des cryptomonnaies (I), les modes alternatifs de règlement des conflits (II) et la contractualisation de la famille (III).
I – L’émergence de cryptomonnaies
La monnaie virtuelle, dont le bitcoin est l’exemple le plus représentatif, tente de détacher la monnaie de l’emprise de l’État3. Toutefois, le bitcoin et toutes les autres cryptomonnaies soulèvent de nombreuses et fondamentales questions pour les juristes comme pour les économistes. Sont-elles une monnaie « transnationale, a-bancaire et décentralisée »4 ? Le bitcoin, par exemple, semble fonctionner comme une unité monétaire mais également comme un système de paiement, loin d’être autonome et détaché de toute autre unité monétaire étatique5.
La cryptomonnaie a pour caractéristique l’utilisation massive de l’électronique. La monnaie électronique en est un substitut qui se définit comme « une valeur monétaire qui est stockée sous une forme électronique, y compris magnétique, représentant une créance sur l’émetteur, qui est émise contre la remise de fonds aux fins d’opérations de paiement (…) et qui est acceptée par une personne physique ou morale autre que l’émetteur de monnaie électronique »6. Ces monnaies privées, concurrentes des monnaies étatiques, sont susceptibles de s’y substituer7.
Si le bitcoin n’est pas une devise ayant cours en France, rien n’interdit toutefois de l’utiliser comme des monnaies conventionnelles dans les échanges économiques8. Les monnaies virtuelles apparaissent et sont donc utilisées indépendamment d’un quelconque garant universel, jusqu’à présent incarné par l’État9.
II – Le recul de l’État dans la mise en place des MARC
Depuis le début du XXe siècle, sous l’acronyme MARC, les mécanismes alternatifs de règlement des conflits s’insèrent en droit positif français. Ces modes de résolution se sont tout d’abord développés dans les pays de Common Lawoù l’Alternative dispute resolution, courant de pensée américain, défend l’idée selon laquelle une communauté peut gérer un conflit sans ouvrir de procès10. Cette logique, progressivement défendue dans la procédure pénale française, laisse parfois aux praticiens l’impression d’une importation, pertinente au demeurant, d’une pratique américaine11. Mais nous avons bien pratiqué en France, et plus largement en Occident, la médiation sous toutes ses formes12.
Ces changements suscitent dans notre procédure actuelle, héritée de la période post-révolutionnaire, un bouleversement à nul autre second ; ils traduisent une recomposition des rapports entre la société et l’État en matière de gestion de conflits. C’est une pratique devenue courante aujourd’hui, pour les infractions mineures, que d’avoir recours aux MARC13. Ils représentent environ 30 % des cas résolus en justice14, et accusent un grand succès dans le domaine familial15 où le mécanisme est particulièrement bien reçu par la doctrine et chez les praticiens16.
Mais les tentatives de transformation des procédures prennent, on le sait, des chemins hésitants avant de s’insérer pleinement dans un système. La seule idée d’une justice expéditive, dont les deux termes semblent se nier l’un l’autre, peut paraître insupportable aux praticiens qui craignent les dérives utilitaristes du principe du consensualisme. À notre époque, l’esprit des MARC a déjà été infléchi par une partie de la doctrine17. La chose est bien connue ; praticiens et théoriciens dénoncent le rejet du procès, l’éviction du juge18 au profit de la liberté contractuelle19. Contre ce retour au passé féodal20, ils déploient toute leur force21.
La transaction, il est vrai, est un admirable outil de pacification des différends, mais elle peut être aussi, malgré elle, une pièce destinée au calcul personnel d’intérêt. Ce sera, du reste, le cas des accords malhonnêtes qui desserviraient l’une des parties. Les justiciables peuvent, en effet, gérer leurs conflits en ayant recours à un « droit spontané »22 qui dégage avec netteté et vigueur des normes sociétales en plus des règles juridiques stricto sensu. Or cette pratique confortable n’inféode pas le droit par du non-droit23, mais le nourrit et le complète à partir du moment où elle respecte les fondements de la société. D’où l’importance de l’homologation de la convention par le magistrat. Les MARC, nous n’en doutons pas, ne sont pertinents que s’ils se déploient à l’ombre du juge24.
La nécessité de rattacher les modes non juridictionnels à l’institution judiciaire est tout aussi forte en cas de non-respect de la convention. Il y a, en effet, dans le mécanisme juridique par lequel deux contractants se lient l’un à l’autre, le poids de l’engagement et celui, plus lourd, de la nécessité de le tenir. Dans la justice alternative, la logique contractuelle l’emporte pleinement sur la logique procédurale, tout en préservant, si besoin, le droit fondamental d’agir en justice25 en cas d’échec26.
Cette justice de proximité doit, en effet, évoluer de manière concomitante à l’institution judiciaire27. Les MARC se développent en harmonie avec l’État et non pas contre lui. Ces alternatives ne sont pas des solutions de remplacement28 ; elles sont, au contraire, destinées à se combiner29 pour rendre la justice plus efficacement30.
L’époque féodale connaissait donc les conventions conclues entre les parties afin d’économiser les litiges qu’elle ne pouvait plus traiter judiciairement. Ce procédé, lorsqu’il n’était pas efficace, n’avait d’autres recours que celui – parfois tout de même régulé – de la violence, faute de structures institutionnelles à disposition. Le souvenir médiéval nous rappelle ainsi qu’il n’est pas dans l’intérêt de la société que l’État se dégage de la justice.
III – La contractualisation du droit de la famille
Il y a, dans l’institution du mariage, des promesses. La fidélité, l’assistance, la cohabitation sont, ainsi, autant d’effets juridiques produits par le lien matrimonial. S’il n’est pas du pouvoir du droit de forcer les protagonistes à les accomplir, il peut néanmoins leur interdire de s’en écarter et, le cas échéant, dissoudre le lien matrimonial. Le divorce, venant du latin divertere(chacun s’en va de son côté), est la dissolution d’un mariage valable du vivant des deux époux. En droit français, il doit être prononcé pour des causes déterminées par la loi et, jusqu’à récemment, par autorité de justice. Dès le début des années 2000, la question du divorce sans juge a été évoquée et c’est avec une très grande rapidité qu’il a fait son entrée dans le droit positif31. La loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 portant modernisation de la justice du XXIe siècle institue, dans son article 50, ce nouveau divorce32. Entré en vigueur le 1er janvier 2017, le nouvel article 229-1 du Code civil prévoit que « lorsque les époux s’entendent sur la rupture du mariage et ses effets, ils constatent, assistés chacun par un avocat, leur accord dans une convention prenant la forme d’un acte sous signature privée contresigné par leurs avocats et établi dans les conditions prévues par l’article 1374. Cette convention est déposée au rang des minutes d’un notaire, qui contrôle le respect des exigences formelles prévues du 1° au 6° de l’article 229-3. Il s’assure également que le projet de convention n’a pas été signé avant l’expiration du délai de réflexion prévu à l’article 229-4. Ce dépôt donne ses effets à la convention en lui conférant date certaine et force exécutoire ».
Ces nouveaux articles font du divorce par consentement mutuel une procédure déjudiciarisée ; les époux peuvent divorcer grâce à une convention sous seing privé, contresignée par leurs avocats et déposée ensuite au rang des minutes d’un notaire. Par cette convention, l’accord des époux est la seule condition de leur démariage33.
Cette nouveauté, en droit français, interroge et la doctrine, comme les praticiens, cherchent, et cela est bien naturel, à s’imprégner de ses contours et à comprendre ses conséquences34. La pratique était initialement porteuse d’espoirs pour désengorger les tribunaux d’un flot de contentieux estimé à environ 60 000 dossiers annuels35, pour apporter aux époux de la simplicité et de la sécurité dans la mise en œuvre de leur divorce par consentement mutuel et, plus globalement, pour gagner du temps36. Mais la doctrine ainsi que les praticiens ont émis de nombreuses critiques lors de la réception de ce nouveau divorce37. Les particularités du divorce conventionnel interrogent en droit interne ; le divorce, qui est « déjudiciarisé » et « contractualisé »38 tend à devenir un divorce de nature privée39. Soustraire la vie familiale des justiciables à l’État revient, selon plusieurs auteurs, à oublier qu’un divorce produit des effets sur l’enfant, les tiers, l’État, et cela justifie parfaitement le contrôle de ce dernier. Il n’est pas certain, non plus, que la procédure soit allégée dans la mesure où l’éviction du juge en amont risque de générer un contentieux post-divorce40.
Le nouveau divorce par consentement mutuel sans juge, lequel présente peu de traces dans le passé de nos institutions, est un grand bouleversement en ce qu’il tend à la contractualisation des relations familiales, plaçant ces dernières entre les mains des avocats et des notaires41.
Jusqu’ici, dans notre droit empreint de la tradition romano-canonique, le divorce était conçu comme une institution essentiellement judiciaire, une institution sous forme de procès qui revêt obligatoirement un caractère contentieux. Le jugement définitif de divorce, qui résulte de cette procédure, a un aspect constitutif en ce qu’il dissout le lien (il crée pour chaque époux un état nouveau) et en ce qu’il est opposable aux tiers (il doit être porté à leur connaissance par le moyen d’une publicité). Le divorce, en effet, dissout le lien matrimonial et distribue les torts et profits. Le divorce sans juge permet aux justiciables de se réapproprier la maîtrise de leur divorce, ce qui assurément présente des bienfaits dans la gestion du conflit.
La première conséquence est la multiplication des formes de divorce. La réforme, en effet, consacre la faculté pour les époux de choisir, parmi toutes les autres formes de divorce ; la nouvelle, celle d’un divorce par consentement mutuel par acte sous seing privé contresigné par avocats, déposé au rang des minutes d’un notaire dès lors qu’ils se seraient accordés sur le principe de la rupture et sur les effets du divorce. Cette liberté laissée aux époux peut néanmoins soulever des questions42 :
- la garantie de l’équilibre des intérêts des époux que le juge apportait initialement par l’homologation de la convention est transférée à l’avocat ;
- l’enregistrement de la convention au rang des minutes d’un notaire ne procure pas aux époux la même sécurité juridique que l’homologation de la convention.
Le divorce sans juge accorde plus de pouvoir à certains acteurs juridiques, tels que les notaires et les avocats. L’une des premières critiques que l’on pourrait formuler est celle de la privatisation du divorce par consentement mutuel en ce que le règlement des conséquences du divorce dépendrait seulement de la volonté des époux43. Par ailleurs, il pourrait y avoir un déséquilibre entre les intérêts des époux, lequel serait accentué par l’absence du juge qui aurait agi en tant que tiers impartial et désintéressé44. Par-là, le divorce sans juge renforce la nature contractuelle du mariage au détriment de son caractère institutionnel45.
Par sa nature conventionnelle, le divorce sans juge contribue à s’éloigner de l’État. Du fait de l’application du principe d’indissociabilité entre le prononcé du divorce et l’homologation de la convention par le juge, la sécurité de l’acte était particulièrement forte dans la mesure où cette convention avait la même force exécutoire qu’une décision de justice46. Se pose donc désormais la question de son régime ; si la procédure ne peut se placer sous le régime du divorce classique où intervient le juge, pourrait-elle se placer sous celui du droit commun des obligations47 ? Dans le divorce sans juge, tel que le prévoient les articles 229-1 et suivants du Code civil, les époux et leurs avocats, ainsi que le notaire sont les seuls intervenants de la désunion. L’absence du juge suppose ainsi l’absence d’homologation de la convention liquidative. Par la seule volonté des époux souhaitant divorcer, l’accord est parfait et c’est à leurs avocats qu’il incombe de veiller au respect de toutes les conditions de validité de la convention, et notamment de veiller à la réalité des consentements. C’est sur eux que pèse ce pouvoir qui revenait jusqu’alors aux juges. Concernant la contre-signature par acte d’avocat, l’article 1374 du Code civil précise qu’il doit faire « foi de l’écriture et de la signature des parties, tant à leur égard qu’à celui de leurs héritiers ou ayants-cause ». La force de l’accord, quant à elle, résulte du dépôt de l’acte au rang des minutes du notaire. Ce dépôt confère au notaire une simple tâche de contrôle strictement formel, sans qu’il n’ait à rencontrer les parties. Cette action vise à donner une force exécutoire au contrat en dehors du juge et sans la création d’un nouvel instrument juridique, plus qu’à affermir la sécurité du contenu du contrat.
Le support du divorce des époux est une convention sous signature privée contre signée par avocats. Il s’agit donc bien d’un contrat.
Afin d’éviter une nouvelle féodalisation, l’institution judiciaire française doit évoluer. En permettant aux justiciables de se réapproprier la maîtrise et la gestion de leurs conflits passagers, le système évite l’excès de judiciarisation et permet au magistrat de bénéficier d’une plus grande disponibilité pour résoudre les cas difficiles48. S’il s’agit d’une avancée pertinente, elle est cependant encore en gestation. Il reviendrait donc à la justice alternative de ne pas trop s’éloigner de l’institution judiciaire et à cette dernière de se transformer pour lui offrir l’hospitalité…