
NOTRE PRÉCÉDENTE PUBLICATION :
APRÈS LA FABLE DES « EFFORTS » POUR LE BUDGET, LE FEUILLETON DES « EFFORTS » POUR LA GUERRE
ARTICLE – L’Allemagne s’apprête à engager 1 000 milliards d’euros pour la défense et ses infrastructures
Par : Matthew Karnitschnig et Nick Alipour | EURACTIV 5 mars 2025
Craignant un effondrement de l’alliance occidentale sous Donald Trump, la classe politique allemande s’est provisoirement mise d’accord pour quasiment démanteler le « frein à l’endettement » du pays. Une frénésie de dépenses sans précédent pour la défense et ses infrastructures pourrait totaliser jusqu’à 1 000 milliards d’euros au cours de la décennie à venir.
Ces plans, s’ils sont approuvés, marqueraient un tournant décisif pour un pays réputé pour sa culture de la pondération, soulignant le degré de nervosité en Allemagne et ailleurs en Europe à l’égard du président américain. Ce dernier a suspendu l’aide militaire à l’Ukraine et imposé de nouveaux droits de douane aux alliés des États-Unis.
Les partis politiques ont convenu que les décisions visant à renforcer les infrastructures de défense de l’Allemagne et de l’Europe « ne peuvent plus être reportées après les dernières décisions du gouvernement américain », a rapporté Friedrich Merz, chef de file des chrétiens-démocrates de centre-droit, lors d’une conférence de presse à Berlin.
Les dirigeants des chrétiens-démocrates (CDU) et des sociaux-démocrates (SPD) se sont mis d’accord sur la proposition de dépenses mardi en fin de journée, dix jours seulement après que les Allemands ont choisi un nouveau parlement.
Les deux mouvements devraient former une coalition dans les semaines à venir, sous la houlette de Friedrich Merz, dont le parti a remporté les élections avec une nette avance.
L’ancre s’éloigne
Bien que le frein à l’endettement de l’Allemagne, ancré dans sa constitution, soit maintenu, il serait effectivement aboli pour les dépenses militaires. En effet, les dépenses de défense dépassant plus de 1 % du produit intérieur brut de l’Allemagne ne seraient pas prises en compte dans le calcul de la dette. Le gouvernement aurait ainsi carte blanche pour investir dans les forces armées allemandes.
Afin d’obtenir le soutien du SPD à leur proposition, les chrétiens-démocrates ont également accepté de créer un fonds de 500 milliards d’euros pour investir dans les infrastructures de défense au cours de la prochaine décennie, ce qui équivaudrait à un programme de relance économique massif pour l’économie allemande, qui vit sa troisième année de récession.
Ces mesures sont surprenantes, tant par leur ampleur que par la rapidité avec laquelle la CDU et le SPD sont parvenus à un consensus. Pour les chrétiens-démocrates, qui ont fait campagne en promettant de maintenir le frein à l’endettement, la proposition ne représente rien de moins qu’une rupture totale avec la position antérieure du parti sur les dépenses déficitaires.
Cela dit, l’adoption des nouvelles lois relatives à la dette est loin d’être acquise. Les partis politiques auront besoin d’une majorité des deux tiers au parlement pour obtenir l’approbation des modifications du frein à l’endettement.
La montée de l’extrême droite et de l’extrême gauche (toutes deux opposées aux dépenses de défense supplémentaires et à l’aide militaire à l’Ukraine) lors des dernières élections, montre que les partis centristes pourraient ne pas disposer d’un nombre suffisant de voix au sein du prochain parlement pour entreprendre des réformes constitutionnelles.
Au lieu d’attendre, la CDU et le SPD ont donc décidé de faire passer les réformes via le Bundestag actuel, où ils conserveront les majorités nécessaires jusqu’à la fin du mois.
Objections constitutionnelles
Cette stratégie est risquée, notamment parce que la Cour constitutionnelle allemande pourrait l’annuler au motif que les partis politiques ignorent la volonté du peuple et mettent le prochain Bundestag devant le fait accompli.
Le parti des Verts pourrait représenter un autre joker, dont les voix pourraient s’avérer nécessaires pour obtenir une majorité des deux tiers. Les Verts ne se sont pas encore engagés à soutenir le projet.
Mardi soir, les négociateurs ont déclaré qu’ils avaient décidé d’aller de l’avant avec les projets de mise à disposition de fonds supplémentaires avant même la conclusion des négociations de coalition.
Friedrich Merz a expliqué que son bloc de centre-droit et le SPD convoqueraient une session extraordinaire du Bundestag la semaine prochaine pour présenter les motions.
Le plan
Le plan présenté par les dirigeants de la CDU et du SPD comporte trois grands volets.
Premièrement, ils proposent de réformer la limite constitutionnelle de déficit du pays, le « frein à l’endettement », qui restreint le déficit structurel de l’Allemagne à 0,35 % du PIB, afin d’exempter les dépenses de défense dépassant le niveau de 1 % du PIB.
Deuxièmement, Friedrich Merz a annoncé son intention de créer un nouveau fonds spécial extrabudgétaire, qui ne serait pas soumis au frein à l’endettement et qui injecterait 500 milliards d’euros supplémentaires dans les investissements d’infrastructure au cours des dix prochaines années, afin de rendre l’Allemagne plus productive.
« Les dépenses supplémentaires en matière de défense ne pourront être absorbées que si notre économie retrouve une croissance stable dans les plus brefs délais », a détaillé Friedrich Merz. « Outre une amélioration radicale des conditions de concurrence, cela nécessite d’investir rapidement et durablement dans nos équipements. »
Troisièmement, les partis souhaitent assouplir les règles particulièrement strictes en matière d’endettement des Länder allemands. En outre, les négociateurs se sont « fermement » mis d’accord pour réformer fondamentalement le frein à l’endettement afin de donner aux États une plus grande marge de manœuvre après le début officiel de la nouvelle législature, a abondé le coprésident du SPD, Lars Klingbeil.
La vitesse tue
Les partis centristes ont l’intention d’aller de l’avant rapidement. Ils devront encore convaincre d’autres partis — les Verts et les Libéraux démocrates — pour obtenir une majorité des deux tiers.
Parallèlement, les négociations de coalition se poursuivront jeudi et vendredi dans le but de les conclure « dans les meilleurs délais », a annoncé Friedrich Merz.
Ce dernier a aussi indiqué que les discussions auraient lieu en concertation avec le chancelier sortant, Olaf Scholz, afin qu’il débloque immédiatement un soutien militaire supplémentaire de 3 milliards d’euros pour l’Ukraine via le budget actuel. Pour rappel, Olaf Scholz l’avait précédemment bloqué en raison de problèmes de financement.
« Nous sommes tout aussi déstabilisés et inquiets qu’une grande partie de notre population, car tout ce qui se passe ces jours-ci bouleverse complètement les anciennes certitudes », a réagi Markus Söder, premier ministre de l’État régional de Bavière et président des chrétiens-démocrates bavarois (CSU), les alliés de Friedrich Merz.
« Aujourd’hui, nous ne montrons pas seulement qu’un nouveau gouvernement peut agir avant que les postes ne soient attribués », a poursuivi Markus Söder. « Nous envoyons un signal à nos amis et à nos ennemis : l’Allemagne est là, l’Allemagne ne recule pas. »