
ARTICLE – « L’absence de transparence budgétaire est le principal obstacle à une réforme juste des retraites »
L’ancien haut fonctionnaire de Bercy, Jean-Pascal Beaufret, a publié un rapport pour la Fondapol sur la clarification du financement des retraites. Selon Jean-Pascal Beaufret, les pensions de retraites ont des conséquences bien plus importantes sur le déficit annuel et la dette publique par rapport aux estimations des rapports du COR ou de la Cour des comptes.
Jean-Pascal Beaufret
Jean-Pascal Beaufret est ancien inspecteur des Finances, chef de service à la direction du Trésor et directeur général des impôts, directeur financier d’entreprises de télécommunications, associé au fonds de capital développement Ring Capital.
Atlantico : Vous affirmez haut et fort que les pensions sont la principale charge de la dette publique et du déficit français. Mieux encore, vous sous-entendez que les présentations officielles de la Cour des Comptes ne traduisent pas la réalité. Cela pose un problème de sincérité du budget, qui est pourtant un principe constitutionnel. Qu’avez-vous à nous en dire ?
Jean-Pascal Beaufret : Les retraites contribuent à près de la moitié des déficits publics français, -69 Md€ en 2023 et -81 Md€ en 2024. En effet, les vraies recettes, en 2023 par exemple (cotisations 266 Md€[1] et impôts affectés 53 Md€), ne couvrent que 80% des 389 Md€ de prestations de retraites et frais de gestion. Le reste, soit 20 %, sont des recettes de « tuyauterie financière » (78 Md€) qui, sous différentes catégories et appellations, sont des subventions des autres administrations, sous forme de :
–sur-cotisations très importantes (49 Md€) de Etat et de ses opérateurs, des collectivités locales et des hôpitaux pour les fonctionnaires qu’ils emploient,
–de subventions de l’Etat et de la Sécurité sociale au régime général et aux régimes spéciaux (29 Md€) pour couvrir des avantages particuliers, quelles qu’en soient les justifications.
Tous ces flux de « tuyauterie » sont des dépenses publiques qui contribuent intégralement aux déficits des administrations qui les versent. Mais leur impact sur le déficit public d’ensemble n’est pas rattaché ou alloué aux retraites, qui en sont pourtant l’origine.
Le détail de cette démonstration se trouve dans une « contribution à la mission flash », publiée le 14 février dans un cahier de la Fondapol et adressé à la Cour des comptes qui a, elle-même, publié son rapport commandé par François Bayrou, le 19 février, sans discuter ni tenir compte de cette contribution.
Le rapport de la Cour estime en effet que les retraites ont généré des excédents de 8 Md€ en 2023 et 2 Md€ en 2024, les retraites auraient donc contribué à réduire la dette ! c’est manifestement faux, pour tout observateur attentif .
D’abord, parce la Cour refuse d’attribuer aux retraites, les besoins de financement importants, financés par 45 Md€ de « contribution d’équilibre » que l’Etat verse en 2023 pour couvrir les dépenses (60 Md€) des pensions civiles et militaires de retraites des fonctionnaires de l’Etat[2].
Ce refus n’est pas cohérent avec la reconnaissance par la Cour, que ceci pèse sur le déficit de l’Etat et sur la dette publique, mais pour un montant que la Cour refuse même de déterminer. Elle refuse donc d’allouer aux retraites et de mesurer ce déficit au prétexte des différences du régime avec le régime général des salariés privés.
C’est aussi incohérent avec le fait que la Cour inclut en revanche dans les soldes du système, les déficits également importants du régime de retraites des deux autres fonctions publiques, territoriales et hospitalières, la CNRACL, calqués sur le régime des fonctionnaires de l’Etat et donc tout aussi différents du régime général. Dans un cas on omet, dans l’autre cas on inclut, où est la logique ?
En fait, c’est la taille du problème à résoudre et non la réalité du poids des retraites sur les finances publiques qui a guidé le constat de la Cour. Elle a procédé ainsi afin que les partenaires sociaux n’aient pas à se prononcer sur les retraites des fonctionnaires de l’Etat et concentrent leur discussion sur les autres régimes. Le constat reste partiel.
D’une manière plus générale, le rapport de la Cour est incomplet et inexact, car il n’identifie ou ne reconnaît :
–ni le besoin de financement des retraites couvert par des « sur-cotisations » ( 49 Md€) infligées aux employeurs publics (Etat, 100 % des traitements , opérateurs de l’Etat 89 %, collectivités locales et hôpitaux 46%, contre 28 % taux plafond du reste des personnes en emploi en France ). Or une cotisation est le prix d’un droit acquis dans le futur, elle a donc une valeur maximale, en l’occurrence fixée par la loi pour tous les autres actifs à 28 %, tandis qu’une sur-cotisation ne crée pas de droit et est une subvention, quels qu’en soient les motifs (dépenses de solidarité ou couverture d’un déficit démographique). Il est donc essentiel de les distinguer, ce que ne font pas les comptes actuels.
La Cour ne se prononce pas non plus sur les graves inconvénients pour la transparence des finances publiques , créés par la prise en compte inappropriée de ces sur-cotisations dans le coût des employés actifs de l’Etat, coût exorbitant de la masse salariale par fonctionnaire , 50 % plus élevée que celle, toutes charges comprises d’un salarié privé, surcoûts imposés aux budget de l’Education et des Armées par exemple, majoration du PIB de 1,5 % , doubles comptes dans la dépense publique à hauteur de 1,5 % du PIB.
C’est à tort que la Cour justifie sa présentation par le respect de dispositions législatives sur les finances publiques mais aucune disposition des lois organiques n’interdirait une présentation du poids effectif des besoins de financement des retraites dans les déficits publics, quand ils sont couverts par sur- cotisations.
–ni l’impact des autres subventions, de compensation d’avantages particuliers à d’autres régimes de retraites (29 Md€) qu’elle passe sous silence presque totalement et qui privent le reste de la Sécurité sociale (famille, autonomie, maladie) et l’Unedic de ressources pour équilibrer la Sécurité sociale ou rembourser la dette garantie par l’ Etat. Certaines pèsent aussi sur l’Etat pour les régimes spéciaux.
Le rapport de la Cour, comme les rapports annuels du COR, n’est pas, comme elle le répète à l’envi, incontestable et incontesté, mais trompeur et contesté par de très nombreux observateurs de bonne foi [3]
Atlantico : En sa qualité de haut-commissaire au plan, l’actuel premier ministre François Bayrou avait repris une partie de vos arguments sur la situation financière du système de retraites dans un rapport publié fin 2022. Croyez-vous qu’il s’inspire toujours des orientations que vous préconisez ?
François Bayrou est, historiquement, (décembre 2022 mais surtout récemment, 14 janvier 2025) le premier homme politique à avoir eu le courage de dire haut et clair que les retraites ont représenté la moitié du supplément de dettes depuis 10 ans, que d’autres ont aussi, après lui, ont écrite, confirmée ou expliquée de manière moins largement diffusée (Bernard Cazeneuve, avril 2024, Edouard Philippe, avril 2024 ou Bruno Lemaire, décembre 2024).
Puissent les nécessités d’une concertation avec les partenaires sociaux, à partir hélas d’un constat incomplet de la situation actuelle, ne pas effacer ce mouvement en faveur de la transparence due au Parlement et à l’opinion publique. S’il n’y a pas de déficit caché des retraites, puisque les chiffres permettent de le reconstituer, il y a en revanche certainement un déficit considérable de transparence, sous couvert de circuits complexes, de « conventions » auto-proclamées, de pratiques comptables inappropriées.
Atlantico : Que faut-il faire selon vous pour pérenniser le système des retraites et éviter que la France ne s’enfonce encore plus dans la spirale de la dette ? Peut-on décemment penser que l’« universalité » du système de financement des retraites soit viable à long terme ?
A l’appui des reformes qui restent à venir, il paraît en préalable indispensable d’expliquer que les retraites obligatoires par répartition participent déjà fortement, à l’accroissement de la dette publique, ont un effet d’éviction considérable sur les dépenses d’avenir ou de défense et restent significativement plus généreuses que celles des pays comparables.
Sur cette base, le montant des prestations devrait être modéré, de manière raisonnable et sur une longue période, par un coefficient de soutenabilitéqui, comme pour le régime complémentaire des salariés ou comme en Allemagne, réduira leur progression et les ramènera à un niveau en ligne avec ce que les vraies recettes, déjà importantes qui leur sont dédiées, peuvent financer.
En tout cas, on ne pourra pas séparer dans cette approche les retraites des fonctionnaires et les retraites du régime général des salariés. C’est un autre point que ne dit pas le rapport de la Cour, le régime général, déjà significativement déficitaire, doit, dans un régime par répartition, une compensation démographique importante (d’ailleurs calculée antérieurement par la Cour mais non reprise dans son rapport) aux régimes des fonctionnaires. Il leur doit aussi des compensations pour les changements de statut des personnels d’anciens monopoles comme France Telecom et La Poste. C’est donc une solution d’ensemble seule qui rendra le système viable. C’est ce que faisait, bien que trop graduellement, la réforme de 2019 des retraites à points.
Atlantico : Quel est selon vous le principal obstacle à une réforme des retraites qui soit à la fois juste, durable et financièrement viable ?
L’absence de transparence et d’explication pour le Parlement et pour tous les Français avec la nécessité d’un partage équitable des efforts entre actifs et retraités.
Atlantico : On a parfois l’impression, en matière budgétaire, de découvrir des cadavres cachés dans les placards de l’administration française depuis fort longtemps. Pourquoi l’Etat semble-t-il agir à contre-temps ? Nous cache-t-on des choses dans l’utilisation des deniers publics, donc, conséquemment, dans l’usage qui est fait de notre contribution fiscale à laquelle nous devrions en principe donner notre consentement ?
Le cas des retraites illustre avant tout le caractère désuet et trompeur de la présentation de nos comptes publics au Parlement et à l’opinion. Cette présentation date du milieu des années 1990 et du milieu des années 2000.
Schématiquement, la comptabilité générale est juste mais la comptabilité « analytique », c’est à dire la répartition des besoins de financement entre l’Etat central, les administrations locales et les administrations de Sécurité sociale est fausse. Il suffit de lire les articles liminaires des lois de financement, pour s’apercevoir qu’ils ne retracent pas l’origine réelle de nos déficits publics.
Elle est en effet affectée d’inexactitude de classements et d’absence de vraie consolidation des résultats : on devait en particulier avoir des comptes par sous-secteurs, débarrassés des dépenses et recettes « de tuyauterie », appelées transferts, celles que j’évoquais plus haut pour les retraites et on devrait ne reprendre que les dépenses finales et les recettes réelles (voir tableau 4 page 23 étude Fondapol).
On verrait alors la protection sociale contribue à près de la moitié des déficits français (en raison des retraites) et que l’Etat est équilibré avant le paiement des intérêts de la dette dont il a été chargé, cela changerait certainement les lignes d’action des gouvernements pour relever les défis qui nous attendent.
[1] avec les produits financiers de 10 Md€
[2] régime spécial faisant partie de la Sécurité sociale.
[3]( voir questions adressées à Pierre Moscovici par 7 députés lors de sa présentation du 4 mars devant la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale)
Pour retrouver le rapport de Jean-Pascal Beaufret « Contribution à la mission flash de clarification du financement des retraites » pour la Fondapol, cliquez ICI
Entretien conduit par Gabriel Robin