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QUAND LE ROMANESQUE DÉCRIT L’INDICIBLE : ANNA LANGFUS APRÈS LA SHOAH

ÉMISSION – Anna Langfus (1920-1966), vivre et écrire après la Shoah

Publié le dimanche 11 mai 2025 

Juive polonaise rescapée de la Shoah, A. Langfus est une combattante pour la vie qui raconte, à travers une littérature de fiction, son vécu destructeur. Pour elle, le romanesque peut décrire l’indicible. Brillante écrivaine, elle s’installe en France en 1946, et décroche le prix Goncourt en 1962.

« Il est un fait qui peut troubler et qui me trouble : des scènes de meurtre et de violence auxquelles j’ai vraiment assisté m’ont parfois moins touchée, autant que je m’en souvienne, que leur description romancée lue dans un livre. Et je ne pense pas être un cas, un exemple d’aberration. Je crois plutôt que si la réalité nous frappe comme une masse, par sa violence même, elle nous étourdit, nous anesthésie, avant de pouvoir atteindre notre sensibilité. Pour traduire par des mots l’horreur de la condition juive pendant la guerre, il me fallait faire œuvre de littérature. Elle m’a permis de saisir l’insaisissable». Anna Langfus.

Cette citation d’Anna Langfus traduit parfaitement la raison d’être de ses romans.

Tout commence au cœur de l’Europe centrale !
Anna Langfus est une polonaise d’origine juive née Anna Regina Szternfinkiel le 2 janvier 1920 à Lublin (Pologne). Son milieu est aisé avec un père négociant en céréales. Anna apprend le français avant de se marier une première fois avec Jakub et de partir en Belgique suivre des études d’ingénieur pour diriger l’usine textile qu’on lui destine. Elle et son mari reviennent en Pologne pendant l’été 1939 et subissent l’offensive allemande de septembre. Le pays est désormais sous la botte nazie. Au bout de plusieurs mois d’humiliations quotidiennes, toute la famille, à l’image de la population juive, est enfermée dans le ghetto de Lublin puis déplacée vers celui de Varsovie.
Anna et Jakub réussissent à s’en échapper. Elle a 20 ans. Ses parents, restés dans le ghetto, sont exterminés ainsi que l’ensemble de sa famille. A l’extérieur du ghetto, Anna connaît la faim, les trahisons, les caches improvisées et l’errance dans les forêts. Passé dans la résistance polonaise anticommuniste, le couple tombe dans les mains de la gestapo. Elle est violemment torturée et transférée dans deux prisons. Jakub, lui, est exécuté pratiquement sous ses yeux. Tandis que la guerre s’achève, Anna est libérée par l’Armée Soviétique.
Ayant échappée à la mort par miracle, elle revient dans sa ville natale. Profondément éprouvée et meurtrie, dans un pays en ruine où les siens ont disparu, elle quitte la Pologne pour la France.
Animée d’une énergie salutaire, elle s’installe en région parisienne et travaille dans un orphelinat. Habitant à Pantin, elle se remarie avec un juif polonais, ami de jeunesse, lui aussi, de Lublin et rescapé de la Shoah, Aaron Langfus. Ce sera son second et dernier époux. Tous deux donnent naissance à une fille, Maria, en mai 1948 et s’installent, plus tard, à Sarcelles.

Maria Wajnberg (mère d'Anna Langfus)

Maria Wajnberg (mère d’Anna Langfus) – © archives familiales de Maria Langfus

On retrouve souvent ce prénom de « Maria » dans les œuvres d’Anna. C’est celui de sa mère qu’elle adorera toute sa vie. Totalement bilingue et marquée par le traumatisme de la guerre, Anna Langfus se met à écrire en français pour se sauver d’une langue maternelle indissociable de la Shoah et d’un passé traumatique. Elle fréquente le milieu théâtral parisien des années 50 et s’active dans le développement culturel de Sarcelles, sa ville d’adoption. Sa première pièce de théâtre, Les lépreux est montée en 1956 par Sacha Pitoëff. Elle se met ensuite à écrire des romans pour mieux exorciser son passé obsédant et destructeur.

Avec son deuxième roman Les bagages de sable, Anna Langfus décroche, en 1962, le prix Goncourt.Elle est la quatrième femme à le recevoir après Elsa Triolet, Béatrix Beck et Simone de Beauvoir.

Portrait d'Anna Langfus en novembre 1962 lorsqu'elle reçut le prix Goncourt pour "Les bagages de sable"

Portrait d’Anna Langfus en novembre 1962 lorsqu’elle reçut le prix Goncourt pour « Les bagages de sable » © AFP – © STRINGER

Ses deux autres romans rencontrent également un large public et attirent l’attention des critiques littéraires : Le Sel et le Soufre (1960), et Saute Barbara (1965). Ils mettent en scène la barbarie de l’occupation allemande et ses conséquences à travers la fiction. Ils s’articulent systématiquement sur des personnages inventés qui sont « malades de la guerre » et ne parviennent pas à refaire leur vie. Ils ne font que jouer à exister, semblant tourner en boucle, comme des navires sans amarre. Mais malgré le déchirement des sentiments et l’humanité amère des récits, le ton reste ironique, l’écriture lumineuse et l’émotion vraie. A l’égal des deux vers extraits du poème « la mort rose » d’André Breton qui ont inspiré son livre primé au Goncourt :

« Tu arriveras seule sur une plage perdue
Où une étoile descendra sur tes bagages de sable
 »

Femme simple et élégante dans son modeste logement HLM de Sarcelles, Anna Langfus parle d’une façon fluide et douce à la radio et à la télévision de l’époque. Elle explique comment elle a décidé d’exorciser la noirceur de son passé à travers la littérature de fiction. Une forme de résilience par l’écriture ! Et une démarche singulière à l’époque. Mais sa grande fierté consiste à animer le club des lecteurs de Sarcelles monté par Jean Grosso, le bibliothécaire municipal. Anna, qui a jadis pris des cours de théâtre, aide les étudiants à dire des textes avant d’accueillir à la nouvelle MJC (Maison des Jeunes et de la Culture) de la ville, des personnalités comme Jorge Semprun ou Paul-Émile Victor.

Sa fille, Maria, se souvient encore de la joie qui y régnait et raconte, pour la première fois à la radio, combien sa mère écrivait, sans cesse, à la maison et entretenait un amour fusionnel avec elle.

Torturée à la limite de la mort en Pologne par les nazis, Anna Langfus en avait gardé de graves séquelles. Elle nous quitte jeune, en 1966 à l’âge de 46 ans, des suites d’une crise cardiaque. Elle travaillait à la rédaction d’un nouveau roman et accédait à une notoriété internationale avec ses œuvres traduites en 15 langues. Tous ses amis disaient d’elle que « sa force de vivre était féroce et permanente » !

Pour en parler

  • Jean-Yves Potel, historien et écrivain, spécialiste de l’Europe centrale, auteur de l’ouvrage biographique, les disparitions d’Anna Langfus
  • Maria Langfus, ancienne professeur d’anglais et fille d’Anna Langfus
  • Maxime Decout, universitaire, essayiste, chercheur, auteur de travaux sur les relations entre judéité et littérature
  • Nelly Wolf, professeur émérite à l’université de Lille, a travaillé sur la sociologie de la littérature et les écrivains juifs de langue française
  • Claude Vigéepoète français (enregistrement TVP, juin 2007).

Archives INA

  • Actualités RDF/RTF, remise du Prix Goncourt (19 novembre 1962)
  • France Culture, émission Confrontation animée par Pierre Lhoste (30 janvier 1966)
  • Inter actualités 20h, décès d’Anna Langfus (12 mai 1966)

Lectures

  • Extraits de Le Sel et le SoufreLes bagages de sable et Saute, Barbara, lus par Marina Moncade et Vincent Domenach

« Les Bagages de sable » d’Anna Langfus, 1962

Le Masque et la PlumeLECTURE

À écouter aussi

Histoire/Actualité du 09/05/2014 : Sarah Fainberg et Jean-Yves Potel

La Fabrique de l’HistoireLECTURE

Bibliographie

Les trois ouvrages d’Anna Langfus

Bonus Radio

Discours prononcé par Anna Langfus en mars 1963 à Paris devant la WIZO (l’organisation internationale des femmes sionistes).

Lecture, Marina Moncade / Mise en ondes, Laure-Hélène Planchet

Générique

Un documentaire de Dominique Prusak, réalisé par Laure-Hélène Planchet. Prises de son, Elise Leu, Corentin Bailly, Martin Troadec, Patrick Muller et Stéphane Thouvenin. Mixage, Pierric Charles. Lectures, Marina Moncade et Vincent Domenach. Documentation Radio France, Véronique Lefalher et Antoine Vuilloz. Documentaliste INA, Mylène Touchais. Coordination, Emmanuel Laurentin. Chargée de programme et édition web, Sandrine Chapron.

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