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RENCONTRES ECO. D’AIX (2) : LE PROBLÈME N’EST PAS TANT LA CRISE QUE NOTRE REGARD SUR LA RÉALITÉ

C’EST NOTRE RAPPORT À LA RÉALITÉ QUI EST EN CRISE, PLUS SUE LA RÉALITÉ ELLE -MÊME

« Réalité virtuelle, réalité augmentée, réalité alternative… N’est-il pas étonnant d’assister à une démultiplication de qualificatifs pour habiller désormais la réalité ? Tout se passe comme si elle ne se suffisait pas à elle-même ou plutôt comme si elle ne nous suffisait pas. La réalité serait-elle devenue ennuyeuse au point qu’elle ne nous intéresse plus et que nous ayons besoin de l’accroître ou d’en inventer d’autres ? Aurions-nous déjà épuisé cette ressource naturelle limitée, ne sachant comment en prendre soin ? Si l’on reproche, à juste titre, aux philosophes d’être éloignés de la réalité, force est de constater qu’ils ne sont pas les seuls à entretenir une relation difficile avec elle. »

— La philosophe Gabrielle Halpern nous livre son analyse du thème de la 25e édition des Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence, à lire absolument.

La crise de notre rapport à la réalité


Gabrielle HALPERN – 30/05/2025

Réalité virtuelle, réalité augmentée, réalité alternative… 

N’est-il pas étonnant d’assister à une démultiplication de qualificatifs pour habiller désormais la réalité ? 

Tout se passe comme si elle ne se suffisait pas à elle-même ou plutôt comme si elle ne nous suffisait pas. La réalité serait-elle devenue ennuyeuse au point qu’elle ne nous intéresse plus et que nous ayons besoin de l’accroître ou d’en inventer d’autres ? 

Aurions-nous déjà épuisé cette ressource naturelle limitée, ne sachant comment en prendre soin ? Si l’on reproche, à juste titre, aux philosophes d’être éloignés de la réalité, force est de constater qu’ils ne sont pas les seuls à entretenir une relation difficile avec elle. 

De fait, la réalité n’est pas une chose très prisée d’ordinaire et les êtres humains apparaissent comme les animaux par excellence qui ont du mal à lui faire face, préférant l’épurer, l’ignorer ou la maltraiter en la découpant en morceaux. Si tous les autres animaux semblent naturellement se déployer sur la surface de la terre, nous, êtres humains, – grands singes maladroits, avec nos lunettes, nos trottinettes et nos téléphones -, semblons complètement décalés, pour ne pas dire « étrangers au monde », pour reprendre les mots de Günther Anders.

En étudiant de près la pensée occidentale, de l’Antiquité à nos jours, on constate trois manières successives d’aborder la réalité 

: l’humanisme,

 l’anthropocentrisme et

 le transhumanisme. 

Les Présocratiques, puis Platon, Aristote et les autres avaient pour objectif, en construisant progressivement les sciences, d’expliquer et de comprendre la réalité. On découvrait des causes et des conséquences aux événements ; c’était l’avènement de l’humanisme, qui faisait entrer l’être humain dans l’histoire du monde.

Puis, à l’époque moderne, expliquer la réalité ne suffisait plus ; nous devions désormais la maîtriser, nous en rendre « comme maîtres et possesseurs », comme l’écrivait le philosophe René Descartes. Dans cet anthropocentrisme inédit, l’imprévisible se mit à être refoulé, non comme négligeable, mais comme insignifiant. Un désir de maîtrise immense de la réalité a jailli.

Un désir, qui, dans notre monde contemporain, s’est encore exacerbé : nous ne nous contentons plus de vouloir expliquer ou dominer la réalité, nous entendons la recréer de toute pièce.Dans ce désir de re-création de l’univers, l’être humain entend refuser à la réalité toute possibilité de lui échapper. Les réalités alternatives que nous offrent les nouvelles technologies apparaissent comme l’opportunité ou jamais de créer des réalités entièrement à notre main, comme pour sceller notre victoire finale sur la réalité…

Ainsi la crise que nous traversons n’est-elle pas économique, financière, sociale, écologique, institutionnelle, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, c’est avant tout une crise de notre rapport à la réalité. Cette crise dont les implications sont gigantesques constitue une question brûlante, posée à chacun d’entre nous. Cela fait des siècles que, au mieux, nous passons à côté d’une grande part de la réalité ; au pire, nous la maltraitons par nos désirs de domination totalitaire sur elle.

Or, c’est oublier que, comme l’écrivait Cesare Pavese dans son journal Le métier de vivre, « l’imagination humaine est immensément plus pauvre que la réalité »… N’est-il pas temps d’apprendre à nous réconcilier avec elle ?

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