
ARTICLE – Cette vraie fracture sociale du macronisme qui commence à émerger
Lorsqu’on les interroge sur l’impact de la politique menée par Emmanuel Macron depuis 2017, 73 % des habitants des territoires ruraux et 72 % des habitants des banlieues s’estiment perdants, selon un récent sondage Ifop.
ATLANTICO
Christophe Guilluy est géographe. Il est l’auteur, avec Christophe Noyé, de « L’Atlas des nouvelles fractures sociales en France » (Autrement, 2004) et d’un essai remarqué, « Fractures françaises » (Champs-Flammarion, 2013). Il a publié en 2014 « La France périphérique » aux éditions Flammarion et en 2018 « No Society. La fin de la classe moyenne occidentale » chez Flammarion.
Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d’études et de conseils en stratégies économiques.
Atlantico : Un sondage Ifop, dévoilé mercredi 4 juin lors de la journée de la cohésion des territoires organisée à Évreux, montre un renforcement du sentiment de relégation dans les territoires ruraux et périurbains. Interrogés sur l’impact de la politique menée par Emmanuel Macron depuis 2017, 73 % des habitants des territoires ruraux et 72 % des habitants des banlieues se considèrent comme perdants. Quelles leçons peuvent être tirées de l’étude ?
Christophe Guilluy : Le macronisme n’est qu’un accélérateur du schisme culturel, de la séparation entre ce que j’appelle « Métropolia et Périphéria », qui est d’ailleurs le titre de mon dernier ouvrage. Pourquoi ai-je écrit cette satire philosophique ? Il s’agit d’un constat sur le temps long. Les racines du macronisme ne résident pas tant dans l’idéologie de la Start-up Nation que dans le basculement des années 1980. C’est à cette époque qu’a émergé une vision technocratique et culturelle selon laquelle la France pourrait fonctionner avec des entreprises, mais sans usines, et avec de grandes villes que l’on a appelées métropoles. Cette métropolisation s’est accompagnée de l’idée que le pays pourrait se tertiariser, se financiariser, et devenir un des grands gagnants de la mondialisation.
Or, cela ne s’est pas déroulé ainsi. La désindustrialisation est bien réelle, tout comme la crise agricole. La France est passée d’un million d’exploitations agricoles à seulement 300.000 en quelques décennies. La part de la création de richesse issue de l’industrie n’est plus que de 10 à 12 %, selon les sources. Notre pays est bien confronté à un processus de désertification de l’emploi. Cela ne signifie pas une tiers-mondisation ni une précarisation extrême, car il existe encore une forme de redistribution. Mais cette redistribution ne suffit pas. Il n’est pas possible de bâtir une société uniquement sur ce mécanisme. Cela fait plus de 20 à 25 ans que j’alerte sur ce modèle d’organisation territoriale, qui génère non seulement des fractures sociales et des difficultés économiques, mais surtout une fracture culturelle majeure.
D’un côté, il y a les bénéficiaires de ce modèle économique, hyper-concentrés dans les grandes métropoles – où vivent d’ailleurs les deux tiers des cadres supérieurs, et qui constituent le cœur de l’électorat macroniste. De l’autre, des territoires en retrait, marginalisés. Le problème est que dans ces métropoles se concentrent aussi la technostructure et les faiseurs de représentations : le monde intellectuel, technocratique, universitaire, qui a imposé une vision du territoire centrée exclusivement sur les métropoles comme horizon indépassable. Et aujourd’hui, les Français en payent le prix. Le macronisme agit alors comme un accélérateur de ce modèle. C’est un moment presque tellurique. Tout le monde réalise que le choix de ce modèle a produit ces fractures. Il est très facile de dresser un bilan a posteriori. Mais il y a quelque chose qui dépasse la seule question économique.
Cela repose sur un aspect culturel. Pour la première fois dans l’histoire, ce sont les catégories majoritaires – non seulement populaires, mais aussi moyennes – qui sont concernées. C’est pour cela que je parle toujours de la « majorité ordinaire », afin d’impliquer l’ensemble des territoires. Il y a bien sûr les territoires ruraux, qui subissent de manière évidente une forme de mise à l’écart, mais cela va bien au-delà. Les petites villes et les villes moyennes sont également concernées. Il s’agit donc d’un véritable continuum socio-culturel qui se sent de plus en plus rejeté, mis à l’écart. Il s’agit d’une problématique réelle. Ces populations n’ont plus de relais intellectuels, ni de relais politiques. Elles se tournent alors vers ce que j’appelle des « marionnettes populistes » pour affirmer leur existence.
C’est exactement ce qui s’est passé aux États-Unis. Mais quoi qu’il en soit, la mécanique est enclenchée. Nous assistons aujourd’hui à un basculement du centre de gravité des sociétés occidentales. Les métropoles sont, selon moi, la figure emblématique du néolibéralisme mondialisé dans ce qu’il a de plus dépassé. Ce modèle est, à mes yeux, en fin de course, et le macronisme illustre cette fin. Le macronisme est un vestige des années 1980. Emmanuel Macron incarne finalement la dernière étape de l’effondrement de ce modèle, ce que j’appelle « l’effondrement de Métropolia ». Mais ce que je montre dans mon livre c’est que le sociétés occidentales ne sont absolument pas mortes, elles survivent dans la majorité ordinaire à Périphéria. Certes, la situation est catastrophique à bien des égards si l’on observe certains indicateurs mais je crois profondément au mouvement réel de la société.
Ce mouvement est rationnel. Le sondage de l’Ifop témoigne du fait qu’il existe une forme de dialectique du quotidien chez les gens ordinaires. Cette dialectique les conduit à élaborer un diagnostic de leur existence, et ce diagnostic est solide,stable depuis des décennies . Beaucoup d’hommes politiques me demandent comment définir et résumer cette demande majoritaire. Dès que l’on évoque la notion de la majorité, certains affirment que cela n’existe pas, qu’il n’y aurait qu’un morcellement infini. Je suis totalement opposé à cette idée de morcellement ou d’archipellisation à l’extrême, car cela revient à dire qu’il n’y a plus de société. Je ne crois absolument pas à cette thèse, au prima de la segmentation et de la DATA. J’estime que nous sommes gouvernés par des âmes mortes. Pourtant, fort heureusement, il existe encore une âme française, une âme des peuples. Aujourd’hui, les revendications des citoyens sont très rationnelles.
Elles reposent sur une demande de travail, une volonté de préserver le bien commun (et donc l’État-providence), une demande de sécurité et une demande de régulation des flux migratoires. Ces quatre points reviennent systématiquement. Il ne s’agit pas d’un affrontement ethnique ou ethno-culturel, mais bien d’une rationalité liée à la vie quotidienne et à cette dialectique ordinaire qui interroge perpétuellement le réel et la morale. En abordant ce sujet, on me rétorque souvent que les Américains ont élu un homme comme Donald Trump. Il est possible d’avoir des leaders populistes parfois jugés irrationnels ou déraisonnables, mais ils sont portés par un mouvement issu de la raison. Il existe un mouvement de la raison porté par les peuples, comme en France et aux Etats-Unis. Cette rationalité fait que les gens ont parfaitement compris que le monde de demain se reconstruira à partir de Périphéria, et non plus à partir des Métropolia -symbole d’une société liquide, individualiste et consumériste sans avenir.
Le ressenti des personnes vivant dans les zones rurales ou dans des contextes de faibles revenus est un double sentiment de fragilité : sociale mais aussi avec une insécurité culturelle croissante. Pourquoi ? Parce que le corps politique, la classe politique, mais également les milieux intellectuels et culturels – et j’insiste beaucoup sur ce point – se sont détournés de ces territoires. Ces élites ont tourné le dos à l’hinterland et ont perdu le contact avec la réalité. Tous les sondages montrent depuis des décennies une autonomisation culturelle des populations. Non pas parce qu’elles rejettent par principe la politique, l’Europe ou d’autres concepts abstraits, mais parce qu’elles sont profondément convaincues que la technostructure – au sens large – les a abandonnées, non pas volontairement, mais parce qu’elles n’y portent plus aucun intérêt. Pour reprendre ma métaphore des âmes mortes, ce qui me frappe, lorsque je rencontre des responsables politiques ou des décideurs, c’est leur méconnaissance profonde de ce qu’est la majorité ordinaire.
Il y a aussi cette conviction, partagée par certains, que l’âme des peuples n’existe plus. Gogol écrivait que les âmes mortes étaient d’abord des regards vides. Et cette métaphore me paraît très pertinente pour décrire la technostructure actuelle. L’équilibre quotidien fait que les gens aspirent à une régulation des flux migratoires, à une justice plus ferme. Ils veulent une réponse rationnelle au réel, mais en aucun cas une explosion de violence généralisée. Il existe une rationalité, une continuité de la vie dans les territoires ruraux, dans les petites villes. Les gens se lèvent encore le matin, ils croient à la valeur travail. Certains sont désaffiliés, d’autres ont perdu cette croyance.
Mais je pense que le bloc majoritaire est toujours en mouvement, avec la conviction que c’est de ce côté-là que réside la possibilité de sauver la société. Je crois sincèrement que la solution fondamentale pour les sociétés occidentales, au sens large, réside dans un réinvestissement – non seulement économique, mais aussi intellectuel – dans l’ensemble de ces territoires périphériques. Il sera possible de s’en sortir que si nous reconstruisons à partir des périphéries.
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