
NOTRE DOSSIER :
1. ARTICLE – Le vrai danger pour la démocratie, c’est que les citoyens se désintéressent de la politique »
2. ARTICLE – « Ainsi meurt la démocratie » : l’échange épistolaire de Chantal Delsol et Myriam Revault d’Allonnes
3. ARTICLE – « Le péril de nos démocraties ne vient plus des dictatures, mais du désenchantement populaire »
1. ARTICLE – Le vrai danger pour la démocratie, c’est que les citoyens se désintéressent de la politique »
Entretien
Propos recueillis par Isabelle Vogtensperger 12/01/2024 MARIANNE
Gilles Mentré, polytechnicien, ancien conseiller à la présidence de la République, cofondateur de l’association Electis pour le vote électronique, souligne dans son nouvel essai, « Les deux pouvoirs » (Gallimard) l’urgence de renouveler nos modalités d’expression politique pour sauver la démocratie, les nouvelles avancées technologiques permettant la mise en place de nouveaux suffrages.
Marianne : Bernard Manin dans son ouvrage Principes du gouvernement représentatifperçoit dans la démocratie représentative actuelle une érosion des fidélités partisanes au profit d’une construction médiatique des représentants, qu’il appelle « démocratie du public ». Observez-vous une dérive populiste possible de notre système démocratique ? Et si oui l’antidote que vous proposez à savoir la « démocratie directe » est-il suffisant ?
Gilles Mentré : Aujourd’hui, le vrai danger auquel fait face la démocratie, c’est que les citoyens se désintéressent de la politique. D’une part, ils la trouvent de moins en moins légitime : ils ne s’expriment qu’une fois tous les cinq ans pour élire des représentants qui ne remplissent pas leur mandat. D’autre part, elle est de moins en moins efficace, la puissance publique n’ayant cessé de s’éroder depuis cinquante ans sous l’effet de la mondialisation et de l’endettement… Ce mécanisme pluriforme de désengagement politique (désaffiliation, désaffection croissante) ne laisse subsister que des partis assis sur des bases militantes de plus en plus étroites, et dans lesquels des groupes de pression ou militants radicaux prennent le pouvoir, polarisent et médiatisent le débat. On le constate de façon dramatique aux États-Unis. Le propos de mon livre est de se demander comment renverser les choses et il me semble que le moyen le plus sûr est de faire voter directement les citoyens. Prenons l’exemple du débat sur le droit à l’avortement aux États-Unis qui oppose les ultra- conservateurs qui veulent le supprimer et les démocrates qui sont pour un droit à l’avortement jusqu’à 22 semaines… Lorsqu’on a fait voter directement les citoyens dans certains États républicains (Kansas, Kentucky, Ohio), on a constaté, contre toute attente, un rejet des motions d’interdiction de l’avortement, parce que les électeurs étaient moins radicalisés que les représentants et les partis.
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2. ARTICLE – « Ainsi meurt la démocratie » : l’échange épistolaire de Chantal Delsol et Myriam Revault d’Allonnes
27/02/2024 Isabelle Vogtensperger MARIANNE
Comment l’idéal démocratique occidental est-il exposé au risque de disparaître ? Chantal Delsol, philosophe, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, et Myriam Revault d’Allonnes, philosophe, professeur des universités à l’École pratique des hautes études, en débattent dans « Ainsi meurt la démocratie » (Mialet-Barrault).
Ainsi meurt la démocratie est issu de la collection Disputatio, dirigée par Mazarine Pingeot et Sophie Nordmann, qui propose, sur des thèmes d’actualité variés, une confrontation entre deux intellectuels. Ici, il s’agit de Chantal Delsol et Myriam Revault d’Allonnes. Toutes deux partagent un même diagnostic : la démocratie contemporaine se meurt. Elle ne présenterait plus – comme les villages Potemkine – qu’une façade derrière laquelle le déficit de légitimité des représentants, leur manque de considération, la défiance des citoyens face aux « sachants », le manque d’espace et de lieux de confrontation, constitueraient des signes avant-coureurs d’une situation jugée critique ..,.
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3. ARTICLE – « Le péril de nos démocraties ne vient plus des dictatures, mais du désenchantement populaire »
Tribune
Par Renaud-Philippe Garner et Julien Picault. 16/02/2024 MARIANNE
Pour Renaud-Philippe Garner et Julien Picault, respectivement professeurs de philosophie et d’économie à l’University of British Columbia au Canada, la démocratie en Occident est aujourd’hui menacée par le comportement des élites et leur hypocrisie, qui poussent les citoyens à se détourner de la politique.
Les agriculteurs n’en peuvent plus. Ils se sentent oubliés, sacrifiés et même trahis. Ils ont bien raison. Mais les agriculteurs ne sont que le énième symptôme d’un occident de moins en moins démocratique et qui suscite un désenchantement progressif, tant au-dedans qu’au-dehors. De plus en plus méprisantes envers le suffrage universel, devenues méfiantes vis-à-vis des référendums, promptes à morigéner d’autres pays au nom de valeurs qu’elles honorent très inégalement, les démocraties occidentales ont perdu de leur superbe.
Les démocraties dites occidentales (ou libérales) partagent peu sauf le fait d’être des régimes populaires fonctionnels. De la Norvège à l’Italie, en passant par le Canada et le Japon, jadis nous trouvions des régimes qui permettaient au peuple de changer régulièrement ses représentants sans effusion de sang. La guerre froide gagnée, certains croyaient même que ces pays représentaient l’aboutissement de l’évolution idéologique. Disons-le, la pierre angulaire de ces régimes était le suffrage universel et sa sacralisation.
DÉMOCRATIE ET DÉSAVEU
Force est de constater que le suffrage universel a connu de meilleurs jours. Si les démocraties occidentales titubent d’une crise à l’autre c’est parce qu’elles l’ont désacralisé. Le vote qui devait trancher les grandes questions – qui sera élu, que sera la loi – est de plus en plus contesté et même conspué. Or, dans une démocratie saine et fonctionnelle, le vote révèle le résultat escompté, car il établit ce que désirent la majorité des citoyens. Désormais, le suffrage n’exprime plus le souhait de la majorité souveraine ou la volonté générale, mais détermine si les citoyens ont été à la hauteur de l’enjeu. Chaque élection, petite ou grande, n’est qu’une épreuve. Le citoyen est de moins en moins le détenteur de la souveraineté et de plus en plus un élève qui doit réciter sa catéchèse.
« Devant un exercice démocratique presque inégalé, on osait prétendre que le peuple ne s’était pas vraiment exprimé. »
Les référendums européens illustrent l’ambivalence d’un suffrage soit loué, soit maudit. Lorsque le résultat va dans le sens des élites, de nos nouveaux régents, comme lors des référendums d’élargissements de l’Union européenne en 1973 ou 1995, on n’en discute plus. Et ce même lorsque le résultat est très serré, comme le traité de Maastricht (51,1 % vs 48,96 %). Par contre, lorsqu’il vote mal, alors le peuple souverain doit revoir sa copie, car il n’a pas retenu sa leçon. On lui avait pourtant bien indiqué la consigne : on lui avait expliqué que l’histoire était en marche. Les Français et les Néerlandais ont eu tort de rejeter la constitution européenne en 2005 ainsi que les Irlandais en 2008. Notez bien que les Irlandais votèrent une seconde fois en 2009, et comme ils le firent enfin comme il le faut, nul n’appela à un troisième vote. Après tout, seuls les mauvais élèves redoublent.
En matière de redoublement, le Brexit fait triste figure. Dans toute l’histoire électorale britannique, seule l’élection générale de 1992 réunit plus de voix que le Brexit. Et pourtant, une fois le résultat tombé, on chercha tout de suite à défaire le verdict des urnes. Certaines élites ne purent contenir leur rage et firent campagne pour un « vote populaire ». Devant un exercice démocratique presque inégalé, on osait prétendre que le peuple ne s’était pas vraiment exprimé. Ne nous payons pas de mots – on ne demandait pas au peuple son avis, on lui demandait de se dédire.
TRAHISONS ÉLECTORALES
L’année avant le Brexit, lorsque les Grecs votèrent massivement contre le plan de la dette proposé par la Commission européenne, la Banque centrale et le Fonds monétaire international, leurs suffrages furent sans effets. Le peuple s’exprima, mais on le bâillonna. Pouvait-on espérer autrement lorsque le président de la Commission européenne d’alors, Jean-Claude Junker avait déclaré : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens » ? Vox populi, vox nullum.
« Les chantres de l’optimisme ont été rattrapés par la cruelle réalité. »
Plus fréquent et moins théâtral, chaque cycle électoral semble reproduire le même désenchantement. Chirac voulait réparer la fracture sociale alors que Sarkozy promettait de nettoyer la cité au Kärcher. Hollande nous affirmait que son adversaire c’était la finance et Macron nous promettait un nouveau monde. Aujourd’hui, qui prétendrait que ces promesses furent tenues ?
À l’extérieur de l’Hexagone, on ne fait guère mieux. Les chantres de l’optimisme, ceux-là mêmes qui se moquaient du désenchantement et du déclin occidental, ont été rattrapés par la cruelle réalité : Sanna Marin a été battue en Finlande, Jacinda Ardern démissionna alors qu’elle chutait dans les sondages en Nouvelle-Zélande, et au Canada Justin Trudeau semble avoir définitivement perdu sa bonne étoile.
DES PROPHÈTES DÉSARMÉS
S’il y a besoin d’une preuve supplémentaire que l’occident décline, c’est qu’il est de moins en moins perçu comme un exemple à imiter. À l’étranger, nos réussites, qu’elles soient économiques ou scientifiques, font désormais l’objet de ressentiment. Nous incarnions l’excellence et le succès, mais aujourd’hui nous sommes devenus la cible de mépris et de rancœur.
« L’hypocrisie et la morale à géométrie variable des démocraties occidentales sont devenues leur talon d’Achille. »
Au vingtième siècle, on cherchait la formule qui permettrait de reproduire le succès occidental à l’étranger. Nous sommes passés de l’émulation à la dénonciation. Hier encore, on expliquait la réussite occidentale en évoquant nos institutions et nos bonnes pratiques. Nos démocraties faisaient rêver ; nous parvenions à changer de dirigeants fréquemment et pacifiquement. Nos économies se démarquaient par l’innovation et leur efficacité. L’on se fiait à notre presse qui débattait ouvertement et racontait l’aventure humaine. Nos écoles formaient des citoyens compétents et critiques. Aujourd’hui, notre modèle suscite le rejet. Nos élections sont devenues un triste spectacle, entre des élites aux abois et des mouvements contestataires virulents. On nous accuse de nous être enrichis grâce à l’exploitation capitaliste et au pillage colonial. Notre information est jugée biaisée lorsqu’elle n’est pas simplement taxée de propagande. Et nos écoles seraient faussement méritocratiques, mais véritablement discriminatoires.
Bien que ces accusations et ces griefs comportent une bonne part de complotisme, d’exagération, et de mensonges, les pourfendeurs des démocraties occidentales ne se trompent pas entièrement. L’hypocrisie et la morale à géométrie variable des démocraties occidentales, ou plus précisément de leurs élites, sont devenues leur talon d’Achille.
HYPOCRISIE DES ÉLITES
Nos élites ont défendu, urbi et orbi, la supériorité du régime démocratique. Mais lorsqu’une démocratie non-occidentale menaça leurs intérêts ou qu’une dictature les servit, elles trahirent la première et soutinrent la seconde. On fit assassiner Lumumba au Congo et l’on reversa Allende au Chili, tandis que l’on appuyait Pahlavi en Iran ou encore Marcos aux Philippines. Il n’a échappé à personne que la démocratie est moins sacrée pour nos élites occidentales que la recherche de leurs intérêts.
Les démocraties occidentales prétendent incarner un certain universalisme. Nos élites parlent de dignité humaine, des droits imprescriptibles ou de la communauté internationale. Dans les faits, leurs paroles et leurs actes sont diamétralement opposés. La guerre en Ukraine a ému les démocraties occidentales, mais les crimes et les morts en Arménie, au Soudan et au Yémen sont des sujets périphériques. On signale sa vertu en évoquant le sort et les souffrances des civils à Gaza, mais l’on se fait bien plus discrets sur les Rohingyas en Birmanie, les Ouïghours en Chine, ou encore l’esclavage au Qatar.