
ARTICLE – Corruption, entrisme et opacité décisionnelle : l’étrange inertie de l’UE face aux dénonciations de son talon d’Achille
Isabelle Szczepanski ATLANTICO
Pfizergate, Qatargate, Selmayrgate… Les scandales éclaboussant les institutions européennes se multiplient, mettant en lumière un système rongé par les conflits d’intérêts, le favoritisme et une inquiétante résistance à la transparence. Pourtant, Bruxelles dispose d’un millefeuille de contrôles censés garantir l’intégrité des élus et des hauts fonctionnaires. Alors pourquoi si peu de sanctions ? Pourquoi tant d’inertie face aux abus ? De la promotion douteuse de Martin Selmayr à l’ombre des SMS d’Ursula von der Leyen, en passant par les affaires touchant Eva Kaili ou Rachida Dati, cette mécanique de l’impunité alimente une défiance croissante… que les institutions redoutent d’alimenter davantage. Quitte à sacrifier la vérité sur l’autel de la stabilité.
Isabelle Szczepanski est spécialiste de droit européen. Elle a un doctorat de l’Université d’Assas, et a travaillé notamment dans la City à Londres, et s’est dirigée ensuite vers le journalisme chez ElectronLibre, où elle suit les sujets de prospective législative, en France, à Bruxelles et à l’international, surtout autour de la technologie, des plateformes et de la culture.
Atlantico : Entre la corruption, le népotisme, l’entrisme et l’opacité décisionnelle, comment comprendre la multiplication des affaires au sein de l’UE (Pfizergate, Qatargate, Hololei, Selmayrgate) dans un système qui dispose pourtant de multiples organes de contrôle (OLAF, Cour de justice, parquet européen) ? Quels sont les faits et les principaux chefs d’accusation ?
Isabelle Szczepanski : Ces dernières années, il y a effectivement une multiplication des affaires de malhonnêteté qui sortent au niveau européen. Il y a d’abord des cas de corruption, ou de corruption présumée, dont le Qatargate est un exemple particulièrement choquant, et dans laquelle sont soupçonnés plusieurs députés ou anciens députés européens dont Eva Kaili et Marc Tarabella, des assistants parlementaires, et le compagnon de l’élue Eva Kaili. Il faut préciser qu’à ce jour, personne n’a été condamné dans cette affaire qui met en jeu un réseau de corruption des agents européens par le Maroc et le Qatar et des sommes d’argent considérables. Il y a aussi les soupçons de népotisme et de favoritisme dans la désignation à des postes administratifs stratégiques. L’affaire Selmayr, dénoncée par Jean Quatremer, a vu Jean-Claude Juncker, ancien président de la Commission, court-circuiter les règles habituelles pour promouvoir Martin Selmayr en tant que secrétaire général de l’institution, puis a mis la pression sur les services juridiques de la Commission de justifier ce choix. Certains agents étaient très mal à l’aise, l’un d’entre elles s’est même suicidée, et Jean Quatremer a suspecté que son geste était lié aux pressions subies (https://www.liberation.fr/planete/2019/03/14/selmayrgate-conflit-d-interets-mensonges-et-suicide_1715168/).
C’était en 2018. Par la suite, Martin Selmayr a été soupçonné d’utiliser son influence dans son intérêt personnel. Très critiqué par nombre de députés européens, il a quitté la Commission européenne par la petite porte, mais sans encombres, en 2019. Mais au-delà de ces affaires graves, il y a toute une zone grise de comportements qui sont en théorie encadrés, mais qui en pratique n’ont pas de conséquences, ou très peu. On pense notamment aux nombreux députés européens qui sont rémunérés par des organisations ou entreprises dont le champ recoupe leurs compétences au sein du Parlement européen. L’affaire de Sylvie Goulard – qui a reçu 10 000 euros par mois d’un Think Tank mené par un milliardaire allemand pendant qu’elle était députée européenne – est assez révélatrice. Elle n’a jamais pu montrer quel travail elle avait fourni à ce think Tank, et la suspicion était qu’elle recevait ces sommes pour défendre les intérêts de cette organisation à Bruxelles. Elle n’a pas été sanctionnée, mais ces faits ont pesé lourd dans la balance quand Emmanuel Macron l’a présentée pour représenter la France à la Commission européenne en 2019 : le Parlement européen a voté contre sa nomination, et Thierry Breton a été désigné in extremis… Les différentes affaires en cours contre Rachida Dati sont du même type : il s’agira d’observer ce que la justice française en conclut. Il y a enfin les affaires de manque de transparence des institutions, parmi lesquelles le Pfizergate – le scandale des SMS entre Ursula von der Leyen et le PDG de Pfizer Albert Bourla – est en train de se dérouler sous nos yeux. Le fait que la Commission ait décidé de ne pas transmettre ces SMS à la presse renforce l’impression qu’Ursula von der Leyen, qui n’est pas très appréciée par nombre d’Européens, a quelque chose à cacher.
Les poursuites et sanctions en cas de corruption active sont difficiles à obtenir notamment parce que les procédures sont complexes, surtout si un élu est impliqué. Vous mentionnez l’OLAF et le parquet européen dans votre question, mais il y a une autre tranche dans ce millefeuille : les parquets nationaux. Pour les affaires de corruption active d’élus européens, ce n’est en effet pas l’office de lutte contre la fraude qui a la responsabilité des poursuites, mais les institutions judiciaires du pays où a lieu la fraude… Or les institutions européennes, et en particulier le Parlement, rechignent à coopérer avec les juges nationaux : j’y reviendrai.
Pourquoi les institutions européennes, à commencer par la Commission, résistent-elles aussi activement aux exigences de transparence (sur les SMS de Ursula von der Leyen, sur les documents internes ou les nominations) malgré des injonctions judiciaires ? Comment expliquer l’absence de sanctions, de réformes structurelles et de pression publique au sein même du Parlement, malgré ses compétences et son élection directe ?
Isabelle Szczepanski : La réponse est assez simple : il peut s’agir soit de peur d’être critiqué, soit de dissimulation de faits illégaux. Parfois, les institutions, et en particulier la Commission, n’ont rien fait de mal, mais craignent de donner des éléments qui seraient mal compris par la presse ou l’opinion. Dans d’autres occasions, et c’est vraisemblablement ce qui s’est passé dans l’affaire Selmayr, elles dissimulent activement des faits problématiques voire illégaux afin de protéger soit la personne elle-même, soit celui ou celle qui l’a nommée ou promue. Dans l’affaire du Pfizergate, on ne peut affirmer aujourd’hui s’il s’agit de peur ou de dissimulation, espérons que l’avenir nous le dira. Mais la réalité est que, qu’il s’agisse de l’une ou l’autre, les Européens ont le droit de savoir, et la Commission européenne ne devrait pas arbitrer sur ce qui est rendu public ou non : elle devrait tout publier. La dissimulation, pour quelque raison que ce soit, engendre la suspicion, qui nourrit le ressentiment.
Pour le Parlement européen, c’est différent : il s’agit là de personnes élues, qui peuvent être particulièrement exposées à des attaques par les oppositions de leur pays d’origine, dont certaines instrumentalisent leur système judiciaire national. Cela s’est vu. Le parti pris du Parlement européen est alors de protéger ces élus. Les demandes de levées d’immunité pour des faits qui sont liés au mandat européen des députés poursuivis au niveau national sont ainsi quasiment toujours refusées, sauf s’il s’agit de flagrant délit avec des preuves accablantes.
Pourquoi ces scandales ou ces failles démocratiques ne provoquent-elles pas plus de réactions politiques ? Comment expliquer cette étrange inertie de l’UE face aux dénonciations de son talon d’Achille ?
Isabelle Szczepanski : Il y a en effet une sorte d’inertie en la matière, qui a tendance à renforcer l’impression qu’il est facile d’abuser du système et de s’en tirer à bon compte. Cela dit, les choses évoluent du côté du Parlement européen, même si elles évoluent lentement. Depuis une réforme adoptée en 2024, il y a une forme de contrôle a priori des conflits d’intérêt pour les députés européens en charge de rapports parlementaires. L’idée est que les parlementaires ne puissent plus être en charge de dossiers dans lesquels ils sont rémunérés par des clients, ou sont membres d’un conseil d’administration dans leur pays d’origine. C’est assez extraordinaire, mais avant 2024, certains députés ont été en charge de dossiers importants alors qu’ils étaient membres d’un conseil d’administrationdans ce secteur ! Je l’ai moi-même observé en tant que journaliste dans les sujets – technologie, culture, audiovisuel – que je couvre, et je dois admettre que c’était assez décevant. Il ne s’agit pas de dire que ces personnes étaient nécessairement malhonnêtes, mais cela engendrait les doutes, les questionnements et la suspicion. Désormais, ils sont tenus de déclarer leurs conflits d’intérêts potentiels en amont de l’attribution des rapports parlementaires. C’est une amélioration considérable, puisque plutôt que de déclarer des conflits, les parlementaires ne demandent pas de rapports dans les secteurs d’où ils reçoivent de l’argent par ailleurs… Cela dit, il y a deux limites : la sanction en cas de manquement est minime – suspension des indemnités parlementaires – et les parlementaires en conflit d’intérêts peuvent toujours déposer sans encombres des amendements aux rapports.
La peur de faire flamber les populismes est-elle la cause d’une absence de réactions au sein de l’UE et de ses instances ?
Isabelle Szczepanski : C’est une excellente question, et j’y répondrai de la manière suivante : oui, oui, et oui. Cela va même au-delà de la montée des populismes : la crainte de faire remonter la moindre information qui viendrait alimenter un quelconque sentiment anti-européen est très forte à Bruxelles et Strasbourg. L’on peut dire qu’une forme d’euro-béatitude a émergé depuis assez longtemps – depuis l’ère Delors, dirais-je – avec des personnels et élus qui tressent des lauriers à l’UE dans leurs discours, et font comme si les institutions européennes faisaient tout parfaitement en toute circonstance. Mais personne n’est dupe : il y a des critiques à formuler – et pas seulement au sujet de la corruption – et il serait bon de ne pas les réserver à la sphère privée, et d’en faire un débat public. Cela fait trente ans que je travaille autour des milieux européens, et il me semble que cette euro-béatitude est l’une des causes du populisme, dans la mesure où elle a empêché d’améliorer le fonctionnement des institutions et a nourri la suspicion.