
« Votre esprit produit ou consomme de la littérature »
Mercredi 2 juillet 2025. FRANCE CULTURE
De 1937 à 1945, année de sa mort, Paul Valéry a enseigné la poétique 8 ans durant au Collège de France. À cette époque toute la critique autour de la littérature est essentiellement de type biographique… mais Valéry a une approche révolutionnaire : la conception formaliste de l’oeuvre !
Avec
- William Marx, historien de la littérature, professeur au Collège de France
Dans les années 1890, Paul Valéry part d’un constat : il y a une richesse des productions littéraires, mais une rareté de théories. Et ce constat lui vient d’une épiphanie : lorsque tout s’effondre, quand les idées tombent, seul reste le sentiment esthétique, qu’il appellera la forme de l’oeuvre d’art.
William Marx, professeur au Collège de France, auteur de plusieurs essais sur la littérature, et à qui l’on doit la publication et l’édition des deux volumes des Cours de poétique de Paul Valéry (éditions Gallimard) nous rappelle le contexte historique : « À cette époque, toute la critique littéraire qui se développe non pas seulement en France mais dans le reste de l’Europe, Grande-Bretagne, Italie, Allemagne… est de type biographique, où on explique l’oeuvre à partir des conditions biographiques de l’existence de l’auteur. Valéry, lui, va proposer quelque chose de totalement différent qui est une conception formelle de l’oeuvre ! Il est l’un des grands créateurs de ce qu’on appelle maintenant la critique formaliste« .
Nous n’avons accès aux oeuvres que par leur forme
Paul Valéry est très attaché à la forme. Il a ce rêve de devenir l’artisan parfait de son oeuvre, et c’est peut-être aussi pour cela qu’il resta longtemps dans ce qu’il appela « son silence », c’est-à-dire sans publier. Car chez lui, tout est toujours en cours, comme l’explique William Marx : « Chez Valéry, le travail ne doit jamais s’arrêter, la recherche est infinie, et le public est un accident dans cette histoire« .
Paul Valéry s’insurge contre cette illusion romantique que par l’oeuvre nous pourrions avoir accès à l’auteur. Pour lui, nous n’avons accès qu’à l’oeuvre, qui est une forme, du sensible, des mots, du langage. William Marx note qu’aujourd’hui, « nous revenons à cette illusion romantique, car on juge l’oeuvre à partir de l’auteur, de sa valeur morale, de sa couleur de peau, etc. Et même si tout ce qu’il se passe est intéressant, Valéry apporte un contre-poids, un antidote pour rééquilibrer certains excès contemporains ».
La grande idée de Paul Valéry, c’est donc que l’oeuvre est absolument distincte de son auteur. Et c’est lors de sa dernière année de cours en 1945 qu’il traite de cette question. À ce moment-là a lieu l’épuration des auteurs collaborateurs, et il en parle très librement, et de façon très radicale. En effet, il signe toutes les pétitions menées en particulier par François Mauriac pour demander la grâce de Robert Brasillach. Pourquoi ? Parce que, comme l’explique William Marx, « le formalisme selon Valéry se base sur des principes, et le sens de l’oeuvre est construit par le lecteur devenu responsable de l’usage qu’il en fera, aussi pour lui, on ne peut condamner un auteur pour ce qu’il a écrit et c’est un extraordinaire message de liberté d’expression« . Mais William Marx tempère cet exemple en rappelant que Brasillach n’était pas condamné pour ses oeuvres littéraires, mais pour ses écrits politiques dans les journaux, et ses propos appelant à la haine et à la violence tenus à la radio : « Valéry nivelle un peu trop le type d’oeuvres. Mais on peut néanmoins entendre cette radicalité qui ose défendre en 1945 une totale liberté d’expression« .
Faire une histoire de la littérature sans prononcer le moindre nom d’écrivain !
Il y a un autre grand principe du formalisme, c’est celle de « l’auto-régulation de la littérature », comme conçue de façon autonome. Valéry, nommé au collège de France, fait le pari fou de faire une histoire de la littérature sans même qu’un nom d’écrivain y fut prononcé !
« C’est pour lui une manière de concevoir l’histoire de la littérature non pas comme une histoire des auteurs mais comme une histoire des oeuvres et des formes, avec l’idée qu’il y aurait un développement autonome avec des lois formelles !«
Il entend aussi sortir des grandes idées romantiques vagues comme l’inspiration de l’auteur, mais arriver à une vraie conception matérielle de la littérature, car ce qui l’intéresse beaucoup plus que l’histoire de la vie des auteurs, c’est l’histoire des conditions sociales dans lesquelles se fait la littérature. Car en effet, il faut des conditions économiques particulières pour écrire, que le créateur ait des moyens de subsistance.
L’équilibre parfait entre le son et le sens d’un poème
Le dernier principe du formalisme selon Valéry se nomme « la littéralité » : l’idée qu’au bout du compte, le texte littéraire et poétique en particulier, obéit à des règles, des lois particulières. William Marx en déplie la plus importante : « Il doit y avoir un équilibre entre le son et le sens. Nous sommes pris dans un balancier hypnotique qui explique cet état poétique dans lequel nous sommes plongés. Le poème est une machine à produire l’état poétique au moyen des mots, et le poète est donc un ingénieur qui doit répondre à des lois.« .
À écouter

William Marx : « J’aimerais écrire un manuel : ‘Méditer avec Monsieur Teste’ de Paul Valéry »
Sons diffusés durant l’émission :
◦ Archive de Paul Valéry, 15 mars 1941
◦ Extrait des Cours de poétique de Paul Valéry au Collège de France (1937), lu par Nicolas Berger
Les ouvrages de William Marx autour de Paul Valéry :
◦ Éditions des deux volumes des Cours de poétique par Paul Valéry, aux éditions Gallimard collection Bibliothèque des idées (2023)
◦ Vivre dans la bibliothèque du monde, aux éditions du Collège de France (2020)
◦ Valéry au Collège de France, sous la direction de William Marx et Matilde Manara, aux éditions du Collège de France (2025)