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L’IA, PRODUIT DE L’HOMME, AVANT DE DEVENIR UNE MENACE …

ARTICLE – Emma Carenini : « Avant d’être son adversaire, l’IA est le fruit de l’intelligence humaine »

Emma Carenini. le 04/07/2025. MARIANNE

Certaines études s’inquiètent d’un possible effondrement de la connectivité neuronale chez les utilisateurs de ChatGPT, une crainte relayée notamment par des philosophes comme Gaspard Koenig dans « Les Échos ». Cependant, comme la philosophe Emma Carenini le souligne dans cette tribune, il est prématuré d’adopter une telle posture alarmiste, faute de recul suffisant et de preuves scientifiques solides.

« ChatGPT grille notre cerveau ». Voilà la dernière conclusion qui agite les médias. À l’appui d’une étude du prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology) aux États-Unis, on conclut avec fracas à une tragédie silencieuse mais bien réelle : l’effondrement de la connectivité neuronale des utilisateurs de ChatGPT. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Cette étude du MIT est présentée comme une preuve scientifique sans appel. Pourtant, il s’agit d’un preprint, c’est-à-dire d’un article qui n’a pas encore été validé par les pairs – étape pourtant nécessaire dans la recherche scientifique digne de ce nom. On agite cette étude comme un argument d’autorité alors qu’à ce stade, les conclusions sont susceptibles d’être substantiellement modifiées. Sans compter que l’étude a été menée sur un échantillon trop restreint – 54 personnes âgées de 18 à 39 ans – pour monter aussi vite en généralité.

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Comme Gaspard Koenig dans une tribune très intéressante pour Les Échos, certains philosophes y voient un véritable retournement anthropologique : l’humanité, après avoir compensé son infériorité physique par l’intelligence, abandonnerait maintenant cette intelligence aux machines. Nous assisterions aujourd’hui à l’inversion complète du mythe de Prométhée puisque cette technologie nous diminuerait plutôt que de nous augmenter. Cette réflexion mythologique est stimulante, mais on peut se demander si elle capture vraiment la nature de notre relation à l’IA. Créer l’intelligence artificielle n’est-il pas aussi un acte prométhéen ? Avant d’être son adversaire, l’IA est le fruit de l’intelligence humaine. Et c’est une prouesse technologique incontestable.

Là où le philosophe Gaspard Koenig voit une dépossession intellectuelle inquiétante, on peut aussi voir le verre à moitié plein, sans écarter évidemment la réalité des risques potentiels qu’il identifie. Toute externalisation des capacités cognitives de l’humain est ambivalente. L’écriture est, comme Platon le met dans la bouche du roi Thamous dans le Phèdre, une délégation répréhensible de la mémoire qui « produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire ». Elle fera d’eux « des semblants de savants, au lieu d’être des savants ». Cette image appliquée à la réalité de l’IA nous parle, c’est évident. Mais l’écriture est aussi, comme le montre l’anthropologue Jack Goody, la condition d’autres possibilités cognitives comme, par exemple, les mathématiques. Comment poser des équations et des opérations sans l’écriture ? L’écriture a ouvert des possibles au détriment d’autres. Dans cette histoire, c’est toujours l’humain qui fait des compromis et qui choisit.

UNE DÉMOCRATISATION DE L’ACCÈS À CERTAINES FACULTÉS

De même, les préoccupations sur l’usage de ChatGPT comme une forme d’abdication de la raison humaine sont très légitimes. Mais on peut aussi les considérer sous un autre angle : dans l’étude, un usage instantané ne dit pas grand-chose de la trajectoire d’apprentissage à long terme des individus étudiés ni s’il s’agit vraiment d’une destruction et non d’une simple mise en veille de certaines capacités (lorsqu’on dort ou qu’on recopie un texte, notre cerveau enregistre une activité cérébrale moindre ; cela ne signifie pas pour autant que le cerveau est en train de pourrir mais que certaines activités peuvent être réallouées ailleurs, par exemple).

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Et il est aussi possible de voir également le verre à moitié plein : l’IA générative permet à un plus grand nombre d’avoir accès à des facultés analytiques et synthétiques auparavant réservées à quelques privilégiés. Lorsque quelqu’un a du mal à analyser les données d’un tableau ou d’un texte, a des difficultés à s’exprimer, à nuancer sa pensée, par manque de vocabulaire ou simplement par manque d’éducation, et qu’il peut aujourd’hui être aidé par ChatGPT pour préciser sa pensée, trouver les mots, les arguments, les enchaîner logiquement, et produire un discours qui lui permettra de naviguer dans la vie, peut-on dire aussi aisément que ChatGPT « grille son cerveau » ? De quelle catégorie de population parle-t-on, au juste ? Faut-il déplorer que la parole soit désormais distribuée plus largement dans la société ? En brisant ce monopole, ChatGPT n’est-il pas davantage une entaille dans la domination symbolique d’une certaine classe intellectuelle ?

UN STIMULANT DE L’AUTONOMIE INDIVIDUELLE

Par exemple, dans le domaine de l’éducation, l’usage de l’IA interpelle. Un programme pilote mené dans l’État d’Edo au Nigeria en 2024 impliquant 800 élèves de première année du secondaire utilisant Microsoft Copilot pour des cours d’anglais parascolaires a montré qu’après seulement six semaines, les participants ont obtenu des résultats supérieurs de 0,3 écart-type aux tests, ce qui équivalait à près de deux ans d’apprentissage supplémentaire. On ne peut pas affirmer de manière rigoureuse et définitive, à partir de là, que l’IA est un stimulant de leur autonomie intellectuelle, mais qu’il existe aujourd’hui un contrefactuel documenté pour montrer que l’IA n’est pas unanimement un gouffre des cerveaux.

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L’IA change tous les jours à une vitesse dérangeante. Cela rend difficile d’en parler car l’objet est sans cesse en mutation. Au lieu de sauter toute de suite à des conclusions alarmantes et de présenter les technologies comme des forces indépendantes qui façonnent unilatéralement une humanité passive, peut-être faut-il se rappeler la complexité du mythe de Prométhée : le feu, la technique, n’est qu’un outil donné aux hommes. Il ne va pas inévitablement les brûler, ni démarrer un incendie.

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