
ARTICLE – « Non, Chems-Eddine Hafiz, il n’y a pas d’ ‘islamophobie d’atmosphère' »
Par Guylain Chevrier. 11/07/2025 MARIANNE
Ex-membre de la mission laïcité du Haut conseil à l’intégration, Guylain Chevrier souligne l’ineptie de concept d’« islamophobie d’atmosphère », défendu par le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz.
Le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, vient de publier Défaire les ombres : Islam, République et l’exigence de vérité (éditions Albouraq). Il évoque dans la presse l’existence, selon lui, d’une « islamophobie d’atmosphère », paraphrasant, non sans provocation, l’expression « djihadisme d’atmosphère » créée par Gilles Kepel. Il tire argument que « les actes visant la communauté musulmane sont sous-estimés », selon le dernier rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH).
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Ainsi, en 2024, 173 faits antimusulmans ont été constatés par le ministère de l’Intérieur, à quoi s’ajoutent les deux assassinats « effroyables et indiscutablement liés à la religion » selon ses termes, d’Aboubakar Cissé et d’Hichem Miraoui. On notera que concernant l’assassin d’Aboubacar Cissé, la justice indique l’absence de motivation idéologique, alors qu’une partie de sa famille est musulmane, et qu’il vient d’être reconnu comme « atteint, au moment des faits, d’un trouble psychotique ayant aboli son discernement » et qu’il n’a donc « pas agi sous l’effet d’une contrainte extérieure, mais sous l’influence de ses hallucinations ».
RACISME ET TOLÉRANCE
Encore que, sur les cinq premiers mois de l’année en cours, 145 actes antimusulmans ont été recensés, contre 83 en 2024 sur la même période. La création récente de l’Association de Défense contre les Discriminations et les Actes antimusulmans (ADDAM) n’y est pas pour rien (qui a pris le relais du CFCM mis en sommeil), dans le cadre du Forum de l’islam de France (FORIF), pour mieux recenser les actes antimusulmans. Par ailleurs, 504 actes antisémites ont été recensés sur la même période, et 322 actes antichrétiens.
Si on suit l’évolution des faits racistes, antisémites, antimusulmans et xénophobes par les services du renseignement territorial (1997-2024), repris par la CNCDH, ce sont les actes antisémites qui flambent : 1 570 actes en 2024 (466 en 2010) concernant 500 000 juifs ; 173 faits antimusulmans sur la même période (116 en 2010) concernant 5 à 6 millions de musulmans, et 1 401 autres faits racistes pour la même année. Selon le dernier rapport de la Défenseure des droits, seules 3 % des réclamations pour discrimination concernent le fait religieux. Alors ? « Islamophobie d’atmosphère » ? Ne serait-ce pas exagéré, même si pas un de ces actes n’est tolérable ?
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Mais le recteur ne nous dit pas tout, selon le dernier rapport de la CNCDH qu’il évoque, « La tolérance résiste aux discours de défiance et de haine […] envers les minorités, diffusés dans certaines sphères politiques et médiatiques ». Selon le Baromètre racisme qu’elle utilise depuis 30 ans, basé sur une mesure du niveau de tolérance et de préjugés sur une échelle de 0 (intolérance) à 100 (tolérance) on nous dit qu’il remonte à 63/100 après une baisse en 2023 de 3 points, et une amélioration moyenne continue depuis 1990 où il se situait à 53/100.
Le rejet des discriminations racistes est désormais majoritaire dans la population (95 %). En 2024, seulement 5,2 % de l’échantillon pensent qu’il existe une « hiérarchie des races », en net recul dans l’opinion. L’acceptation de l’autre – autre par son origine, sa couleur de peau, sa religion – progresse, mais les préjugés ne disparaissent pas pour autant, dit la Commission. Le racisme s’exprimerait davantage aujourd’hui autour de différences culturelles et identitaires.
VOUS AVEZ DIT « ISLAMOPHOBIE » ?
Le recteur de la Grande Mosquée de Paris, entend « placer un mot sur l’infraction » et « milite désormais pour que le terme « islamophobie » soit utilisé ». Il prend à témoin que les Nations unies « ont déclaré une journée contre l‘islamophobie », sachant que la plupart des pays musulmans qui y siègent ne respectent que bien peu les libertés et droits individuels, qui en France sont l’objet de mille sollicitudes. Il en justifie l’emploi « parce que le Premier ministre, François Bayrou, a parlé lui-même d’ « islamophobie » à propos du meurtre d’Aboubakar Cissé ». Une faute du Premier ministre lorsque l’on sait la toxicité de ce terme, qui attribue à la critique d’une religion un caractère pathologique, une phobie, ce qui a été immédiatement instrumentalisé. Il constitue une attaque constante vis-à-vis de la liberté d’expression. Terme d’ailleurs abandonné par la CNCDH dans ce rapport, qui lui préfère désormais (enfin !) l’expression « haine et discrimination antimusulmans ».
1,2 million de personnes se déclarent chaque année victimes d’au moins une atteinte à caractère raciste, et 97 % d’entre elles ne portent pas plainte. On insiste sur le fait qu’en 2023, seulement 8 282 affaires à ce titre étaient traitées par les parquets (+ 4 %), et 1 594 condamnations prononcées. « Le taux de classement sans suite demeure très élevé, bien au-dessus du « contentieux général » », dit encore la CNCDH, vision curieusement inversée au vu du bon degré de tolérance des Français qu’elle souligne. Mais ce différentiel ne vient-il pas de sa grille d’analyse fondée sur l’idée de « minorités » plus ou moins opprimées, au regard d’une majorité où tout se jouerait en fonction de la plus ou moins grande tolérance de cette dernière ? N’est-ce pas justifier un ressenti voyant dans tout problème des discriminations ?
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Pour Chems-Eddine Hafiz, la République française ne « protège pas assez ses coreligionnaires », avec un « degré islamophobe au plus haut ». Il affirme que « l’islam ne s’oppose ni aux autres ni à la laïcité, qui est une chance. Nous sommes tous ensemble dans le creuset commun de la citoyenneté […] Et j’espère que la France les aime. » Un discours qui se veut rassurant, bien loin du témoignage des enquêtes d’opinion comme celle de l’Ifop de fin 2024, qui révélait que 78 % des Français musulmans ressentaient la laïcité comme discriminatoire envers eux, s’appliquant pourtant indifféremment à tous. Mais ceci s’explique par cela : 20 ans après la loi du 15 mars 2004 interdisant les signes religieux ostensibles à l’école, 65 % se disaient favorables au port de ces derniers (contre 18 % de l’ensemble). Laisser le voile dans l’école, alors que le CFCM le désigne « comme une prescription religieuse » de l’islam, dans le sillage d’un Coran (4 ; 34) qui voit la femme comme inférieure à l’homme, ce serait catégoriser selon leur sexe les futurs citoyens, et donc, discriminatoire.
LA LAÏCITÉ
Dans sa « déclaration d’amour à la République», il explique que « la loi de 1905 est une chance pour l’islam, puisqu’elle permet aux musulmans d’être les égaux des autres croyants… » Erreur ! La République laïque n’a rien à voir avec l’égalité entre les croyants, mais entre les citoyens. La laïcité est le fruit d’un long processus historique qui a vu en France la religion mise en retrait de l’État pour faire que, concernant les affaires de la cité, seul compte l’intérêt général, avec le peuple comme source du pouvoir politique. Si Dieu est indémontrable, on ne saurait gouverner en son nom, comme le suggère le philosophe Emmanuel Kant, qui était protestant.
C’est ce changement fondamental de la place du religieux dans les cadres sociaux et mentaux qui n’arrive pas ici à faire son chemin, sans doute parce que l’islam était alors absent de notre territoire. « Cette chance » qu’est la laïcité, c’est d’abord l’égalité qu’elle permet qui est la vraie liberté, à travers une République qui applique à chacun les mêmes droits, croyants ou non. La religion ne peut être alors qu’une affaire personnelle, renonçant à s’imposer aux autres et à la société. Voilà ce qui devrait être défendu, pour encourager l’adhésion à notre modèle républicain, c’est-à-dire de passer d’être croyant d’abord à citoyen.