
ARTICLE – Repenser l’école – Chantal Delsol : «On ne transmet pas le monde sans l’aimer»
TRIBUNE. Pendant l’été, plusieurs spécialistes abordent la question scolaire. Cette semaine, Chantal Delsol, philosophe et administratrice de la Fondation Kairos pour l’innovation éducative, se demande si les adultes ont encore la volonté de transmettre.
Chantal Delsol 14/07/2025 JDD
Heidegger avait écrit que l’être humain est jeté dans le monde. Arendt, son élève impénitente et déçue, s’en était indignée. Les animaux, disait-elle, sont jetés sur la terre. Mais les humains sont accueillis dans le monde. Par l’éducation – avec la famille ; par l’instruction – avec l’école. « Le monde » évoque ici un ensemble culturel, immense, fait à la fois de connaissances et de savoir-être, de temps et d’espace, de traditions et de rites, de croyances et de doutes, un ensemble variable selon le lieu et le temps, mais toujours plus ou moins cohérent. L’enfant au départ est neuf et ignare de tout – les Grecs appelaient les enfants oi neoi, les nouveaux – les tout-neufs. Il s’agit de le faire entrer dans cet univers chatoyant et complexe qui sera le sien. Ainsi est-il accueilli dans le monde. Et le maître d’école est celui qui dit aux enfants : « Voici votre monde. »
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Bien des conséquences en découlent. L’école n’a pas pour but de produire l’égalité sociale, ni d’inculquer à l’enfant des théories nouvelles meilleures que les précédentes. Elle n’est ni une institution politique ou idéologique, ni une église. Seules des circonstances effrayantes font d’elle, en des temps amers, des académies doctrinales ou des apprentissages du crime. Mais si elle reste fidèle à sa vocation, elle n’a pas d’autre finalité que de faire connaître et comprendre le monde tel qu’il est. C’est une tâche gigantesque pour le maître, une œuvre d’application et presque de méditation pour l’enfant. C’est pourquoi l’école est par nature conservatrice et doit demeurer un lieu calme, et écarté, à l’abri des convulsions que l’enfant connaîtra plus tard. Bachelard, en parlant de la maison, revenant lui aussi sur l’affirmation de Heidegger, disait que l’être humain à son départ n’est pas jeté, mais abrité.
L’école est la construction des pierres angulaires personnelles, sur lesquelles l’enfant s’appuiera peut-être, plus tard, pour tout transformer, mais sans lesquelles pour lui rien n’est possible, sinon la sauvagerie. L’école dégradée, où l’on ne parvient plus à transmettre, est celle dans laquelle les adultes ne veulent plus assumer la responsabilité du monde. Ils le jugent défaillant, mauvais par nature, obsolète, en tout cas indigne d’être défendu. Aussi ne font-ils plus l’effort d’autorité pour le transmettre. À quoi bon passer cet héritage de souffrances et d’ordures ? Les sociétés désespérées produisent des écoles sauvages.
Les sociétés désespérées produisent des écoles sauvages
Autrement dit, la vraie question est : est-ce que les adultes aiment assez ce monde pour en assumer la responsabilité ? Acceptent-ils de le transmettre même s’ils l’espèrent meilleur et font tout pour l’améliorer ?
La crise de l’autorité signifie un refus par les adultes d’assumer la responsabilité du monde face aux enfants. Ils ne veulent plus transmettre parce que le contenu n’est plus assez précieux à leurs yeux, ni le savoir (instruction) ni le savoir-être (éducation), et même parce qu’ils le jugent haïssable. Transmettre demande beaucoup d’efforts, et ne s’accomplit donc que pour des contenus de grande légitimité.
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L’école a pour vocation d’engager dans le monde de nouvelles générations qui vont le poursuivre. Une culture est un navire en haute mer, destiné à franchir autant que possible l’océan du temps, et qui coule si les marins n’en sont pas renouvelés. Les enfants renouvellent le monde commun. Pour Arendt comme pour Patocka, le naissantiel est plus important que le mortel.
Une société qui se morfond dans la culpabilité historique ne comprend plus l’exigence de transmettre
Ainsi la question de l’école est-elle directement liée à la légitimation de la culture, à la fierté de soi en tant que culture et à la volonté collective de durer. Une société qui se morfond dans la culpabilité historique et le déni de soi ne comprend plus l’exigence de transmettre.
On repère une bonne école non pas aux diplômes de ses professeurs, ni à sa parfaite organisation, mais à la ferveur de ses enseignants à transmettre, qui vient de ce qu’ils croient en leur propre culture, et se traduit par les capacités qu’ils déploient pour exiger des efforts de leurs élèves. On ne transmet pas le monde sans l’aimer.