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L’ENTREPRENEUR, D’ABORD UN CRÉATEUR DE LIENS ?


« Dans « La condition de l’homme moderne », HANNAH ARENDT explique qu’agir, c’est créer de la relation. »

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ARTICLE – « Avec Hannah Arendt, le bon entrepreneur est celui qui crée de la relation »

Et si l’entrepreneur était avant tout un créateur de liens ? Inspirée par Hannah Arendt, Gabrielle Halpern défend une vision hybride de l’entrepreneuriat, où pensée et action se conjuguent pour bâtir des ponts entre acteurs et relever les défis contemporains.

Publié le 21 juil. 2025 LES ÉCHOS

Née en 1906 en Allemagne, exilée en France puis aux Etats-Unis en 1941 pour échapper à la menace nazie en raison de sa judéité, Hannah Arendt a passé sa vie à explorer les grands questionnements et enjeux du XXsiècle. Elle est notamment connue pour ses travaux sur le totalitarismeou encore la modernité. Au fil de son oeuvre, la penseuse s’attache également à développer une philosophie de l’action. Hannah Arendt s’oppose à cette longue tradition philosophique qui couronne la théorie, la contemplation, face à l’action, considérée comme moins noble. À rebours, la philosophe considère l’action comme essentielle, comme un moyen de s’élever pour l’humain.

Gabrielle Halpern, philosophe, travaille notamment sur la notion d’hybridation. Elle a récemment publié le livre « Créer des ponts entre les mondes, une philosophe sur le terrain » (ed. Fayard). Elle considère que ce pan de la philosophie arendtienne, autour de l’action, est particulièrement pertinent pour penser la figure de l’entrepreneur.

Que nous apprend la philosophie de l’action d’Hannah Arendt sur les qualités nécessaires pour être un bon entrepreneur ?

Cela fait des siècles que, dans nos sociétés, on sépare la pensée et l’action. Le philosophe René Descartes, pour ne citer que lui, distinguait le corps et l’âme. Selon moi, c’est une erreur, car l’action et la pensée sont inextricablement liées. Avec cette distinction, le problème est qu’il y a d’un côté des gens qui pensent dans leur coin et sont déconnectés du réel et de l’autre côté des personnes d’action qui vont dans le mur car elles ne sont pas capables de penser.

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Hannah Arendt a justement développé une philosophie de l’action. Elle entend réunir le côté théorique et le pratique, la pensée et l’action. Le bon entrepreneur est visionnaire. Il sait penser son entreprise et la société dans laquelle il la développe, sait aussi agir, et est capable de développer son entreprise. Si un entrepreneur est seulement un homme d’action et n’est pas capable d’être un penseur de son action, il n’est pas un bon entrepreneur… Et inversement !

Pourtant, Hannah Arendt n’a pas parlé de l’entreprise. Pourquoi est-elle tout de même pertinente pour la figure de l’entrepreneur ?

C’est vrai, mais elle a, en revanche, d’une certaine manière, abordé l’entrepreneur. La pensée d’Arendt est très influencée par le philosophe Saint Augustin, elle a d’ailleurs réalisé sa thèse à son sujet. Il propose une définition très particulière de l’être humain – « L’Homme a été créé pour qu’il y ait du commencement », écrit-il en commentaire biblique du livre de la Genèse. Il raconte notamment la création de l’être humain – puisqu’il le considère comme l’animal du commencement chargé d’apporter du commencement dans le monde.

La philosophie d’Hannah Arendt est imprégnée de cette idée de commencement. Avec cette conception, c’est comme si l’humanité était intrinsèquement entrepreneuse de par son besoin de commencer des choses. D’ailleurs, on parle de « start-up». Le terme se traduit par commencer quelque chose. Un startuper est un être humain courageux de commencer quelque chose.

Hannah Arendt considère que l’action, est la mise en relation avec d’autres humains et donc la création d’un monde commun. Entreprendre n’est donc pas vraiment un acte solitaire ?

Dans « La condition de l’homme moderne », elle explique qu’agir, c’est créer de la relation. Il s’agit d’une conception très particulière de l’action. Cette conception comme création de relation, d’un écosystème, est particulièrement intéressante pour penser l’entrepreneuriat. Aujourd’hui, plus que jamais, l’entrepreneur doit apprendre à créer et à s’inscrire au sein d’un écosystème.

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Avec les diverses crises écologique et énergétique, avec la révolution numérique, il doit apprendre à coopérer avec ses fournisseurs, ses prestataires, ses clients, les décideurs publics et même ses concurrents. Je me suis nourrie des travaux d’Hannah Arendt pour développer mon concept d’hybridation, c’est-à-dire le fait de créer des ponts, des mariages improbables entre différents acteurs qui n’ont a priori rien à faire ensemble.

En collaborant, ils créent quelque chose de nouveau. Par exemple, face aux difficultés de recrutement du personnel, plusieurs hôtels ont mutualisé un budget pour créer une crèche d’entreprise commune. Pourtant concurrents, ces hôtels ont décidé de coopérer et donc de créer de la relation.

Dès lors, cela remet en cause une conception « silicon valesque » de l’entrepreneur, qui réussirait uniquement grâce à son mérite et ses qualités extraordinaires ?

Oui, il y a toute une mouvance. Elle met au centre la notion de « leadership ». Elle explique qu’il faut absolument être un leader. Il y aurait dès lors une nécessité pour l’entrepreneur à surincarner, à se montrer comme une personne charismatique, comme un entrepreneur de génie. C’est dommage de penser ainsi. Bien sûr, au début d’un projet, il faut l’étincelle, l’idée géniale, la volonté et le courage. Mais pour passer de l’idée à l’entreprise, il faut absolument une équipe, un collectif.

Dans ses cahiers de pensée, Hannah Arendt écrit que l’être humain n’existe pas, il n’y a que des êtres humains. Selon elle, la philosophie s’est toujours trompée car elle a toujours essayé de réfléchir à l’être humain. Or, comme elle le dit, il n’y a pas d’être humain, il n’y a que des êtres humains. De même, l’entrepreneur unique et isolé n’existe pas. Les êtres humains donnent collectivement vie à une entreprise.

Théo Nepipvoda

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