
ARTICLE – Les souvenirs bouleversants d’Alter, « Sonderkommando » à Auschwitz
Après des années d’hésitation et de souffrance, Roger Fajnzylberg est parvenu à faire éditer les souvenirs d’Alter, son père, Sonderkommando à Auschwitz.
Par François-Guillaume Lorrain. 22/01/2025 LE POINT
C’est d’abord l’histoire d’une boîte à chaussures – c’est chaud et sûr, des chaussures – qui a migré au gré des déménagements, rangée sur une étagère de la chambre des parents, bien en évidence. Dans cette boîte, des cahiers verts et jaunes, dont l’auteur, Alter Fajnzylberg, avait juste dit à son fils, Roger, né en 1947 : « J’y ai écrit mes souvenirs. »
Des souvenirs consignés dès le retour d’Auschwitz, en 1945-1946, par un homme autodidacte de 35 ans, remisés, enfermés comme dans une boîte de Pandore. « Je n’osais pas imaginer ce qu’il y avait là-dedans, je ne me doutais même pas, puisque nous parlions yiddish, qu’il avait écrit en polonais, parce qu’il était d’abord un militant communiste polonais », nous confie Roger. Pas de pensées. Pas non plus d’interdits. La boîte était là, monolithe de mémoire fixée, sauvée des eaux de l’oubli.
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Cette boîte, Roger l’a eue sous son nez durant son enfance montmartroise dans des logements exigus où il dormait dans la chambre de ses parents, la seconde pièce étant réservée à leur atelier. « Ma mère faisait des cauchemars, elle aussi avait été à Birkenau, trois ans. Mon père, lui, se réveillait très tôt. Les yeux ouverts, il fixait le vide, il était ailleurs. Ils étaient ailleurs dès qu’ils ne s’occupaient plus de moi, le passé les aspirait. » Un passé qui revenait le week-end, avec les amies déportées de la mère, avec les anciens de la Brigade internationale du père, de la division polonaise Dombrowski en Espagne. « J’écoutais, j’accumulais, j’enregistrais. »
Mes parents étaient ailleurs dès qu’ils ne s’occupaient plus de moi, le passé les aspirait. Roger Fajnzylberg
Car Alter, avant sa déportation, le 27 mars 1942, de Royallieu-Compiègne, dans le premier convoi parti de France, avait été un rude militant, un « politique ». Du reste, toute l’après-guerre, il bataillera en vain pour obtenir d’être reconnu comme déporté résistant et non racial. Il a fait ses armes clandestines dans la Pologne des années 1930, avant de rejoindre cette guerre d’Espagne perdue, conclue par deux ans d’enfermement dans les camps français après la Retirada. Une évasion réussie en mars 1941, de brefs mois de liberté avec un ami en Bretagne et à Paris, puis une arrestation en pleine rue, le 22 septembre 1941. « Ses copains m’avaient fait comprendre que mon père avait survécu à des choses très particulières à Auschwitz, que c’était un miracle s’il était en vie. »

Des probabilités de survie infimes
Le très particulier : les Sonderkommandos (SK), ces déportés juifs chargés de brûler les corps des gazés à Birkenau. Promis eux aussi à une mort certaine. Décimés régulièrement au cours de l’année 1944, où ils se rebellent, le 7 octobre. Ces Sonderkommandos que Claude Lanzmann , dans Shoah (1985), révéla au grand public avec le témoignage de Filip Müller, un Slovaque, le premier SK à publier ses souvenirs dès 1980, qui venait parfois chez Fajnzylberg à Paris. Alter croise deux courbes de probabilités de survie infimes : les déportés du convoi numéro un (20 environ sont revenus) et les Sonderkommandos (moins d’une centaine a survécu), dont il fera partie pendant dix-huit mois !
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À tel point que Roger nous avoue : « J’avais des accès de fièvre où revenait le cauchemar d’un nazi qui avait pris la place de mon père, qui ne pouvait avoir survécu. » Qu’a-t-il fait pour ne pas mourir ? Ces soupçons, Alter les esquive, dans son texte, qu’il écrit parfois à la troisième personne : « Je veux expliquer pourquoi ils faisaient ce travail, et montrer que, s’ils avaient refusé, d’autres auraient été forcés de le faire. »
Quatre photos volées
Le cœur de la machine d’extermination, Roger l’avait découvert grâce à quatre photos, devenues mythiques, dont son père avait eu une copie par un ami en Pologne. Les quatre photos volées des chambres à gaz prises par des Sonderkommandos. Vers 1980, David Szmulewski, un autre SK, émigré aussi en France, s’arroge la paternité de ces clichés. Alter est furieux. Szmulewski ne fut qu’un intermédiaire entre l’organisation de résistance au sein du camp et les SK pour faire passer l’appareil, récupéré parmi les biens des déportés.
La prise de vue s’est faite à plusieurs : Alter et les frères Dragon surveillaient, tandis qu’un Juif grec, identifié comme Errera, photographiait. Fajnzylberg accuse Szmulewski d’avoir profité de Juives hongroises à Birkenau : « J’ai songé à enlever ces passages. Puis je me suis dit : “C’est son texte, je ne peux y toucher” », précise Roger.
Mais le lire ? Longtemps, Roger a tourné autour de la boîte, héritée en 1991, à la mort de sa mère. « Comme mon père, je ne participais pas aux cérémonies commémoratives. Ma manière de ramasser le drapeau fut la politique, même si mon père m’avait dit qu’il en avait fait assez pour des générations. » Membre actif de l’Unef, Roger a été désigné comme maire communiste de Sèvres en 1978 . Il est l’adjoint d’Antoine Vitez à Chaillot, quand son père est invité à venir témoigner en 1985 par le musée d’Auschwitz-Birkenau : « Il était connu, il avait témoigné là-bas dès septembre 1945, après avoir échappé aux marches de la mort et être revenu se faire soigner par des médecins soviétiques. » Roger n’accompagne pas son père à Auschwitz, en 1985 : « J’ai sous-estimé l’importance de ce voyage. Il ne m’a pas proposé de l’accompagner, mais c’était à moi de lui montrer que j’avais envie de venir. Je le regrette. »
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Pionnier de Canal+ en Afrique de 1991 à 2003, il arrive enfin à la mémoire de la déportation en mettant son expérience en 2004 au service de l’OSE, l’Œuvre de secours aux enfants, organisation juive, dont il est nommé directeur. « C’est après un voyage avec Jorge Semprun à Buchenwald, en 2005, en entendant un ancien déporté se désespérer de la disparition des témoins, que je me résous à ouvrir cette boîte. » Roger donne à traduire le texte polonais à un historien du Mémorial de la Shoah, Alban Perrin : « J’avais compris ce qu’il avait dû supporter, mais je prends en pleine figure le texte, que je mets près de quatre ans à lire, jusqu’en 2011. » Alter a rédigé plusieurs versions des mêmes épisodes qui lèvent le voile sur le travail des Sonderkommandos, mais aussi sur l’organisation de résistance au sein de Birkenau.
J’avais compris ce qu’il avait dû supporter, mais je prends en pleine figure le texte, que je mets près de quatre ans à lire. Roger Fajnzylberg
Roger avoue avoir répondu à la pression de ses enfants, à qui il souhaite transmettre le souvenir de leur grand-père. Après avoir envisagé une simple publication à usage familial, il demande à Alban Perrin de reconstituer toute l’existence de son père. Les recherches sont longues. On lui suggère d’ajouter un écrit qui raconterait la vie de ses parents après 1945 : « J’ai mis plusieurs mois encore, grâce à l’aide d’un psychologue. » Ces jours-ci, le livre enfin prêt, Roger ira l’apporter sur la tombe de ses parents.
« Ce que j’ai vu à Auschwitz, les cahiers d’Alter » , d’Alter Fajnzylberg (traduit du polonais par Alban Perrin, présenté par Roger Fajnzylberg et Alban Perrin, Seuil, 384 p., 33 €).