
ARTICLE – « Il faut mettre un pilote dans l’avion » : un rapport du Sénat dénonce les défaillances de l’Etat sur les dépenses numériques
Les sénateurs dénoncent des choix cacophoniques dans les différents appareils de l’Etat sur les achats dans le numérique. Ils préconisent la mise en place d’une préférence européenne élargie pour favoriser l’écosystème européen.
Par Joséphine Boone Publié le 9 juil. 2025 LES ÉCHOS
400 milliards d’euros. C’est le montant astronomique que consacrent chaque année l’Etat et ses collectivités à la commande publique, soit 14 % du PIB. Dans un rapport présenté mercredi, deux sénateurs soulignent « l’urgence d’agir pour éviter la sortie de route » sur les achats publics, et mettent en particulier l’accent sur les dépenses liées au numérique.
Pour les sénateurs Dany Wattebled (rapporteur, groupe Les Indépendants) et Simon Uzenat (président, groupe socialiste), qui ont mené cette commission d’enquête durant quatre mois, il est urgent d’entériner une préférence européenne élargie pour la commande publique, afin de pouvoir écarter les acteurs étrangers et favoriser l’écosystème local.
Ils préconisent aussi de requalifier le niveau de sensibilité des données de l’Etat pour leur attribuer une meilleure protection, notamment vis-à-vis des lois extraterritoriales qui permettent à des gouvernements étrangers de potentiellement accéder à ces données, notamment le Cloud Act américain.
Explosion des factures
Ce rapport est dévoilé dans un contexte où le sujet de la souveraineté numérique s’est imposé dans le débat public. Avec l’arrivée d’un Donald Trump aux accents protectionnistes à la présidence des Etats-Unis, suivie de la renégociation très tendue des droits de douane, des voix s’élèvent pour dénoncer la dépendance française et européenne aux solutions numériques américaines, en particulier dans le secteur public. Une dépendance chiffrée à 265 milliards d’euros par an dans les Vingt-Sept, secteur public et privé confondu, d’après un rapport d’Asterès publié en mai.
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En ce qui concerne l’Etat central, les factures liées aux dépenses cloud s’élèvent déjà à plus de 4 milliards d’euros par an, d’après la direction interministérielle du numérique. Un chiffre qualifié de « nébuleux » et « largement sous-estimé » par le sénateur Simon Uzenat. Pour calculer le coût total du numérique pour l’administration, il faudrait y ajouter les dépenses liées au matériel informatique et aux logiciels. Une enveloppe que les pouvoirs publics sont aujourd’hui incapables de connaître exactement, et dont une grande part va vers les géants américains de la tech.
« Pour les dépenses numériques, il faut mettre un pilote dans l’avion, et ce au plus niveau de l’Etat, à Matignon. Il y a une cacophonie invraisemblable, et la législation en place n’est pas respectée dans de nombreux cas », pointe l’élu. Lors de cette commission, les sénateurs ont auditionné des dizaines de représentants d’organismes publics et d’entreprises privées concernés. « Les réponses sont édifiantes : il y a une défaillance majeure de l’Etat sur le numérique qui nuit à la protection des données des Français, et un fossé entre la parole politique et les actes », alerte-t-il.
Il en veut pour preuve l’exemple de la plateforme des données de santé (Health Data Hub), dont les données sont hébergées par l’américain Microsoft malgré leur portée stratégique. Ou encore la dépendance de nombreuses administrations à Windows 11 : à la demande de Microsoft, elles doivent aujourd’hui changer de postes de travail pour accéder aux futures mises à jour, alors que les systèmes sont encore entièrement fonctionnels.
Levier d’économies
D’après les sénateurs, une meilleure maîtrise des dépenses dans le numérique est d’autant plus nécessaire qu’elle pourrait être un levier d’économie pour l’Etat.
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Ils soulignent que les alternatives européennes sont souvent moins coûteuses que les produits américains, dont les tarifs augmentent régulièrement et de manière significative. « La commission d’enquête a constaté, au sein de l’Etat, un dénigrement systématique des solutions européennes, jugées à tort trop onéreuses ou peu performantes », souligne le rapport.
Sans compter les potentielles retombées économiques en cascade si les contrats publics étaient davantage orientés vers des acteurs européens. « AWS engrange 600 millions de dollars par an grâce à la commande publique américaine. Dommage que nous soyons incapables d’en faire autant avec nos entreprises », regrette le président de la commission.