
ARTICLE – Et au fait, que pesait la France en Europe en 2017 et que pèse-t-elle après 8 ans de présidence Macron ?
Dans une violente charge contre l’accord Von der Leyen-Trump, François Bayrou a qualifié de jour sombre que celui où une alliance de peuples libres, rassemblés pour affirmer leurs valeurs et défendre leurs intérêts, se résout à la soumission. Mais qui s’est le plus soumis dans l’histoire, l’UE à Trump ou la France à ses partenaires européens…?
Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l’Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.
Arthur Kenigsberg est Président fondateur d’Euro Créative, Think tank français spécialisé sur l’Europe centrale/orientale et les Balkans.
Max-Erwann Gastineau est essayiste, spécialiste des questions internationales. Il a étudié au Canada et à Trinité-et-Tobago, avant de travailler en Chine, aux Nations unies, à l’Assemblée nationale, puis dans le monde de l’énergie. Il est l’auteur de L’Ère de l’affirmation : répondre au défi de la désoccidentalisation (Le Cerf, 2023).A–A+
Atlantico : La France traverse-t-elle une période de déclin relatif dans l’influence qu’elle exerce en Europe ? Quelle est la part de responsabilité d’Emmanuel Macron là-dedans depuis son accession au pouvoir en 2017, au terme d’une campagne électorale où il fit de l’Europe l’une de ses priorités ?
Arthur Kenigsberg : La France traverse indéniablement une profonde période de déclin dans l’influence qu’elle exerce dans une Union Européenne à 27 états membres. La paralysie économique, financière et politique de la France entame considérablement sa crédibilité sur le continent. Seule sa puissance militaire semble tenir sa crédibilité et lui permette de conserver de l’influence sur les sujets stratégiques en Europe. Ce n’est pas un problème de personne, c’est un problème de vision de l’influence. Le sujet n’est pas Emmanuel Macron, le Président a donné un cap clair sur l’Europe depuis 2017 avec deux discours importants à la Sorbonne, mais comment convaincre nos partenaires ? Sur la nécessité pour les Européens de se doter d’une autonomie stratégique par exemple, attendre que les faits et la réalité finissent par nous donner raison n’est pas une stratégie, encore moins une stratégie d’influence.
Ce n’est pas qu’au Président français de convaincre ses homologues européens, c’est aux Ministres, aux ambassades, aux parlementaires nationaux, aux parlementaires européens, aux partis politiques et aux think tanks etc…
La stratégie d’influence française n’est pas suffisamment mise en musique, au moment où la crédibilité de la France (hors sujets militaires) ne cesse de se dégrader. Jusqu’à récemment le terme d’influence était encore mal perçu par une large partie de l’administration ou de la classe politique française, elle était assimilée à de la manipulation. C’est au contraire la capacité de la France à expliquer ses positions et à se donner les moyens que ses partenaires européens les rejoignent.
Dans une Europe à 27, et peut-être demain à 35 avec l’entrée des six pays des Balkans occidentaux, de la Moldavie et de l’Ukraine, la France ne peut plus se permettre de négliger son influence. C’est un outil de souveraineté.
Max-Erwann Gastineau : On peut clairement, à l’heure actuelle, parler d’un déclin de l’influence française en Europe. Le modèle européen est un système hybride, mi-démocratique, mi-épistocratique (gouvernement des experts), à la fois inter-gouvernemental (principe de subsidiarité) et supranational, ce qui explique d’ailleurs les querelles entre souverainistes, partisans d’une Europe des nations, et fédéralistes, partisans d’une extension continue du domaine de compétences de l’échelon européen, comme actuellement sur le terrain de la défense. Le modèle européen repose donc à la fois sur des compétences transférées à l’échelon supranational et sur une logique interétatique, avec des rapports de force entre États visant à peser sur les décisions prises en notre nom commun — décisions qui sont donc estampillées « européennes », mais qui restent, dans les faits, le produit de ces rapports.
Longtemps, ce rapport de force a été favorable à la France. La politique de la « chaise vide » pratiquée par le Général de Gaulle pour tordre le bras de nos partenaires européens l’illustra. Mais elle n’était possible que parce que la France était forte, en pleine affirmation depuis 1958 et la mise en oeuvre du plan Rueff. Mais depuis une vingtaine d’années, force est de constater que le poids de la France diminue. Cela s’explique par son déclin industriel et économique, contrastant avec le poids croissant de l’Allemagne. Au début des années 2000, on considérait encore que la France possédait la puissance politique et géopolitique, tandis que l’Allemagne détenait la puissance économique. Pensons à 2003, lorsque la France, forte de son statut de puissance internationale reconnue, fit alliance avec l’Allemagne pour condamner l’invasion américaine de l’Irak.
Mais depuis, la primauté allemande s’est affirmée, notamment sur le dossier énergétique, où la France a souvent reculé au nom de la consolidation d’un couple franco-allemand qui, dans les faits, commençait à disparaître. Conscient de cette réalité, Emmanuel Macron propose désormais de parler de « réflexe franco-allemand ». Mais c’est bien ce « réflexe » qui nous a joué des tours. A ce titre, le terme de « vassalisation » n’est pas tout à fait inapproprié. Il faut bien préciser que ce n’était pas initialement l’objectif, bien évidemment. Il n’y a pas trahison des élites françaises mais confusion, illusion, celle que dénonçait De Gaulle dans ses Mémoires : « les illusions de l’école supranationale ». Zbigniew Brzeziński a eu lui aussi, à cet égard, une phrase particulièrement pertinente dans Le Grand Échiquier, expliquant que la France croyait, à travers le projet européen, à sa réincarnation. Les Français, souligne-t-il, sont persuadés qu’à l’aide de l’Europe ils redeviendront la puissance qu’ils ne peuvent plus être seuls.
L’idée fut donc de s’adosser à la puissance industrielle allemande pour construire une Europe politique dont l’Hexagone deviendrait le pilier majeur, sinon un des deux grands piliers, du fait de ses atouts stratégiques (le siège au Conseil de sécurité de l’ONU, notamment). Les élites françaises, dans leur grande majorité, ont ainsi sincèrement cru qu’un saut fédéral articulé autour du couple franco-allemand rendrait la France plus forte dans la mondialisation.
Ce projet culmina dans le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron, expression paroxystique de cette croyance dont il nous faut désormais d’urgence se détacher.
Quant à savoir si la situation a évolué entre la période pré-Emmanuel Macron et aujourd’hui… Pour bien comprendre ce qui se joue, je pense qu’il nous faut remonter aux origines du décrochage français, qui est antérieur au premier mandat du président de la République. Beaucoup s’est joué après la crise économique et financière de 2008. Cette crise a abouti à un nouveau pacte de stabilité, à une rigueur budgétaire voulue par l’Allemagne, qui refusait tout plan de relance, de crainte d’avoir à mettre ses excédents budgétaires considérables au service de pays du Sud, comme la Grèce ou l’Espagne, accusés de mauvaise gestion.
Candidat à l’élection présidentielle de 2012, François Hollande promit de remettre en cause cette orthodoxie, avant de se coucher, une fois élue, devant Angela Merkel. Tout se passe comme si, depuis, le déséquilibre s’accélérait. Emmanuel Macron a cru pouvoir y remédier en proposant un nouveau contrat à l’Allemagne, mais cela s’est traduit par de nouvelles concessions. La fermeture de la centrale de Fessenheim, par exemple, s’est décidée sous François Hollande pour satisfaire l’accord passé entre le parti socialiste et les écologistes (EELV), mais Emmanuel Macron a reconnu qu’il s’agissait aussi d’une promesse faite à l’Allemagne, très anti-nucléaire.
On a donc continué à donner des gages à l’Allemagne, sans que cela ne produise l’effet escompté, celui de « faire avancer l’Europe » dans la direction française, dans la perspective d’une Europe plus politique et solidaire sur le plan budgétaire ; dans la perspective aussi d’une Europe plus géopolitique, incarnée par le concept d’« autonomie stratégique » européenne défendu avec constance par Emmanuel Macron et qui me paraît tout à fait pertinent, mais dont il faut reconnaître qu’il n’a pas réussi à convaincre nos partenaires européens.
Personne, en dehors de la France, ne souhaite vraiment donner un contenu concret à cette autonomie stratégique, qui est perçue comme une tentative de s’émanciper de l’Alliance atlantique et in fine de Washington, notre « fédérateur extérieur », comme disait pertinemment, là aussi, le Général de Gaulle.
Les difficultés de la France à convaincre ses partenaires européens résultent-elles d’une faillite personnelle d’Emmanuel Macron ou bien de problèmes plus structurels ?
Max-Erwann Gastineau : C’est une question intéressante. Emmanuel Macron croit encore qu’en se liant à l’Allemagne, nous pourrons l’arrimer à notre agenda stratégique. Il est le produit d’un consensus élitaire selon lequel l’Europe demeure un levier vital pour restaurer la puissance géopolitique de la France.
En témoigne sa volonté, partagée par Berlin, de mettre fin au droit de veto des pays membres de l’UE sur les questions de politique étrangère, dans la perspective de permettre à l’Europe de « parler d’une seule voix ». Au risque de faire taire la particularité française, moins atlantiste, plus sudiste, sans laquelle l’Europe aurait défendu comme un seul homme l’invasion américaine de l’Irak, erreur que nous payons encore largement dans notre rapport au Sud global ? Emmanuel Macron pense sincèrement que se lier à l’Allemagne sur des projets industriels stratégiques comme le SCAF (l’avion de combat franco-allemand) permettra de sortir Berlin de l’atlantisme de confort qui lui sert plus que jamais de boussole.
Sans voir que c’est bien la France qui risque, par ce biais, de se lier à l’éthos atlantiste allemand, qui n’a jamais eu l’intention de construire une Europe indépendante des États-Unis. Et ce débat n’est pas nouveau : le traité de l’Élysée en 1963 avait déjà vu le Bundestag inclure une référence à l’Alliance atlantique, contre la volonté du général de Gaulle.
L’urgence pour la France est d’adopter une approche plus souple, plus réaliste des rapports de force intra-européens, dans le sillage du seul succès récent qu’elle peut légitimement revendiquer ; celui d’avoir assuré la requalification du nucléaire dans la transition énergétique européenne (Green Deal) en s’alliant, contre l’avis allemand, avec les pays d’Europe centrale et orientale, soucieux de promouvoir un mix énergétique fondé sur des énergies majoritairement pilotables.
Il convient désormais de systématiser cette approche, moins centrée sur le couple franco-allemand, qui n’existe plus.
Du reste, la difficulté de la France à convaincre ses partenaires européens s’explique aussi par des causes conjoncturelles spécifiques, dont certaines sont plus qu’évidentes. L’affaiblissement d’Emmanuel Macron sur la scène intérieure réduit son influence à Bruxelles.
Ses homologues européens n’ignorent rien de son statut précaire (président pour encore deux ans, sans majorité parlementaire) et de son maigre bilan national. Mais il y a aussi des tendances lourdes. La France décroche sur tous les plans : économique, éducatif, social… Elle ne donne plus l’image d’un modèle enviable, dont les idées pourraient inspirer, mais d’un pays installé dans une crise multi-sectoriels dont il ne sort plus, quels que soient les gouvernements. Même avec des idées intéressantes comme le concept d’autonomie stratégique, la France ne pourra convaincre ses partenaires si elle ne commence pas par se montrer capable de redresser sa propre économie. On pourrait d’ailleurs faire un paralèlle avec le modèle européen. Si l’Europe veut incarner dans le monde un modèle démocratique et libéral enviable, face à la montée en puissance de régimes autoritaires dont l’essor est indéniable depuis une trentaine d’années, elle doit prouver que son modèle fonctionne, produit des résultats, améliore le sort de ses populations et les vecteurs de puissance et d’indépendance que forment, de tout temps, l’industrie et la défense.
Sans doute faut-il aussi faire état du récent tweet de François Bayrou, qui parlait de l’accord USA-UE comme d’un “jour sombre” pour l’“alliance de peuples libres” qu’est l’Europe. Cette publication illustre clairement les ambiguïtés du projet européen. À l’article 1 du traité sur l’Union européenne, on lit que l’objectif est de réaliser « une union sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe » — induisant donc l’idée d’un processus inaltérable et uniformisateur.
A l’inverse, l’article 4 semble freiner ce processus, poser des freins, affirmant que l’Union européenne respecte les identités nationales et les prérogatives des Etats, notamment en matière de sécurité. Ce double langage traverse l’ensemble du projet européen.
La Commission européenne s’appuie sur l’article 1 pour légitimer un rôle croissant, au détriment d’une logique plus intergouvernementale, à laquelle renvoie l’article 4. François Bayrou n’ignore rien de cela. Il a soutenu l’ensemble des étapes qui ont rendu possible le poids croissant de la Commission européenne et la vassalisation de la France dans un tout opaque, où la responsabilité des politiques s’évapore à mesure qu’il semble fuir les conséquences de leurs choix historiques.
La France manque-t-elle parfois de subtilité pour convaincre ses partenaires européens ? Au sein des institutions européennes, sait-elle naviguer pour placer les personnes qui lui permettraient d’accroître son influence et de peser dans les grandes orientations stratégiques continentales ?
Arthur Kenigsberg : La France manque de stratégie et de continuité à moyen et long terme ainsi que de lucidité sur elle-même. Elle oublie, parfois très vite, les perceptions que ses partenaires européens ont d’elle-même. Le meilleur exemple est celui de l’autonomie stratégique européenne. Le COVID, l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022 et le retour brutal de Donald Trump à la Maison-Blanche auraient dû rimer, pour la France, avec une prise de conscience générale des Européens sur la nécessité de se doter de l’autonomie stratégique.
C’était presque naturel, les faits et les événements lui donnaient raison… Elle ne s’est pas suffisamment rendu compte que l’idée d’autonomie stratégique rimaient surtout avec affaiblissement du lien transatlantique, qu’une grande partie des Européens refusent, et avec un rapprochement avec la Fédération de Russie. C’est ainsi que la France présentait cette initiative à partir de 2017. Depuis le 24 février 2022, cette position a largement changé évidemment, mais cette idée est marquée au fer rouge. Elle nécessite donc une vraie stratégie d’influence pour convaincre nos partenaires et l’échéance ne peut pas être de quelques mois. Penser et mettre en place une stratégie d’influence prend des années. Comparons-nous à l’Allemagne par exemple, avons-nous un outil d’influence similaire aux fondations politiques allemandes ? Non. Finançons-nous nos think tanks comme l’Allemagne finance ses fondations et ses think tanks ? Non.
Les fondations politiques allemandes ont des bureaux ou des activités dans toutes les capitales européennes. Elles sont des relais impressionnants de la politique allemande. C’est un modèle d’influence à calquer.
Notre manque d’influence n’est pas lié à des personnes ou à des nominations à des fonctions stratégiques, la France a des fonctionnaires et des conseillers d’un très bon niveau dans les administrations européennes, au sein de la Commission et auprès de la Présidente de la Commission. Seulement, la politique européenne ne se décide pas qu’à Bruxelles ou à Paris. Elle se fait aussi à Berlin, Rome, Varsovie, Helsinki, Amsterdam, Madrid, Copenhague, Bucarest et dans toutes les capitales européennes, y sommes-nous ?
Max-Erwann Gastineau : Il est vrai que la France a du mal à ce niveau. Dans les années 2010, la droite classique française (UMP/LR) a reculé, face à l’essor du RN. Elle pesait auparavant au sein du PPE (centre-droit), le principal groupe du Parlement européen, où siège la CDU (la droite allemande). Aujourd’hui, les élus de cette droite historiquement incarnée par Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy sont trop peu nombreux pour peser.
À cela s’ajoute une division interne : les eurodéputés français peinent à dépasser leurs clivages internes pour faire avancer des dossiers communs. Les témoignages affleurent pour dire combien les eurodéputés allemands savent, à l’inverse, s’organiser pour faire cause commune, surtout quand il s’agit de défendre l’industrie allemande. L’Etat allemand agit également avec tact. Il ne rêve pas d’un grand soir fédéral, qui habite le lyrisme hugolien des élites dirigeantes françaises. Depuis sa réunification, l’Allemagne s’inscrit dans une perspective nationale.
Elle aspire à recouvrer l’intégralité de sa puissance et voit l’Europe comme un moyen de maximiser ses intérêts nationaux. Elle place ainsi ses fonctionnaires aux bons endroits dans l’appareil bureaucratique bruxellois, contrôle largement le cabinet de la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen… L’accord USA-UE, acté dimanche dernier, rappelle, à ce titre, la force de frappe de l’Allemagne, qui a su ménager les intérêts de ses industriels, qui avaient le plus à perdre, tant le marché américain représente un débouché stratégique pour leurs exportations.
La France est-elle bien représentée au Parlement européen ? Les députés qu’elle envoie jouent-ils en sa faveur ou contre elle ?
Arthur Kenigsberg : La France a 81 députés européens, d’un niveau extrêmement variant, d’une maitrise des sujets européens extrêmement variante et d’une exigence de travail extrêmement variante. Le sentiment de beaucoup de pays européens, qu’il serait nécessaire de nuancer tout de même, est que les partis politiques français envoient leurs derniers de la classe au Parlement européen. Si les Français observaient plus attentivement le niveau de leurs parlementaires européens pendant les débats à Strasbourg ou à Bruxelles, ils seraient scandalisés.
S’ils entendaient l’avis et les positions de nos partenaires sur le niveau général de nos parlementaires européens, leur orgueil serait profondément touché. Sur 81 eurodéputés, une poignée est réellement au niveau d’exigence attendu. C’est l’unique responsabilité des partis politiques français.
Un autre point, il est également dommageable, en termes d’influence, que seuls 8 députés européens français (LR) soient inscrits au groupe du Parti populaire européen, le plus grand groupe au Parlement européen, quand l’Allemagne en compte 34 (CDU/CSU). Plutôt que d’essayer de créer un nouveau parti politique européen, la stratégie d’Emmanuel Macron et de ses conseillers aurait pu être de se rapprocher considérablement du PPE… Notre présence au Parlement européen est bien trop éclatée.
L’accord conclu entre Ursula von der Leyen et les Etats-Unis a été très fraîchement reçu en France. Est-ce un recul pour la France qui semblait avoir convaincu, à l’aune du désengagement américain et des conflits militaires, ses partenaires européens du bien-fondé de l’autonomie stratégique ?
Arthur Kenigsberg : Oui, à Paris, la France était persuadée d’avoir réussi à convaincre ses partenaires européens du bien-fondé de l’autonomie stratégique européenne. Je le répète : à Paris. Depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, nombre de responsables politiques européens sont en effet convaincus qu’il est nécessaire que l’Europe bâtisse sa souveraineté stratégique, j’utilise volontairement le terme de souveraineté plutôt qu’autonomie.
Lorsqu’on écoute et discute avec un grand nombre de décideurs ou d’analystes européens, le terme d’autonomie dérange bien plus que le terme de souveraineté. Encore une fois, cette notion d’autonomie rime avec une cassure du lien transatlantique et de la protection américaine, ce n’est pas attrayant pour un grand nombre de pays européens, c’est même un repoussoir. La France ne s’est pour l’instant pas mise également au niveau pour « concurrencer » la présence et la protection américaine, surtout sur le flanc oriental de l’Europe. Alors que les Etats-Unis risquent de se désengager (en nombre de soldats présents) à l’automne, l’une des réponses françaises pourrait être d’accroitre considérablement sa présence miltiaire dans des pays comme la Pologne. Cela constituerait également une politique d’influence et un renforcement de notre crédibilité sur les sujets de souveraineté stratégique européenne… Montrer qu’il existe une certaine alternative à la trop grande dépendance aux Etats-Unis comme nous le faisons en Estonie et en Roumanie.
Cette dépendance est profondément indissociable de l’accord entre l’Union Européenne et les Etats-Unis conclus en Ecosse, nous ne pouvons pas détacher les enjeux stratégiques et sécuritaires des négociations commerciales. Une écrasante majorité des Européens ne voulaient pas et ne pouvaient pas prendre le risque de casser la relation transatlantique dans ce contexte de montée des périls en Europe. Les concessions à Trump sont perçues comme un « moindre mal ». Il est également essentiel de saluer et signaler que le Président français, comme sur le sujet du maintien du soutien à l’Ukraine, a été vigilant de conserver une certaine unité européenne et de ne pas fragiliser le lien transatlantique.
En attendant les détails de l’accord, il apparait même que de nombreux intérêts économiques français ont été préservés, ce qui n’était pas gagné. Même si cet accord est injuste, nous sommes en réalité extrêmement loin d’une soumission ou d’une vassalisation aux Etats-Unis comme l’écrivent certains ministres qui n’ont pas travaillé directement sur ces négociations. L’Europe a désormais besoin de relancer sa compétitivité économique et d’investir considérablement dans sa base industrielle et technologique, à la France de se redresser et d’être suffisamment influente pour en convaincre ses partenaires…
Dans quelle mesure faut-il penser que le déclin du poids de la France en Europe s’explique aussi par le déclin économique du pays ? Que peut-on dire, à cet égard, de l’évolution entre la période pré-Macron et aujourd’hui ?
Don Diego de la Vega : Le seul véritable point de défense de la double présidence Macron, raisonnable sur le plan historique et économique, c’est que le déclin a commencé bien avant lui, et qu’il se poursuivra probablement après lui. Quand un pays est en déclin depuis, disons, la fin du XVIIe siècle, on peut se défendre en disant : « Je n’ai été qu’une étape supplémentaire dans une descente qui n’a été interrompue que par quelques phases de stagnation ou de rebond passager. »
C’est d’ailleurs un argument que les macronistes aiment d’ores et déjà utiliser : ils soulignent souvent l’état dans lequel ils ont trouvé le pays. Sous-entendu : les rails du déclin français étaient déjà bien posés. Ce n’est pas tout à fait faux, c’est vrai, et je n’irais pas jusqu’à parler d’une brutale accélération du décrochage sous Emmanuel Macron. La croissance française est plus faible que celle de nos voisins tandis que la dégradation des finances publiques est plus marquée. Il en va de même du côté de la réalité institutionnelle ou même sécuritaire, d’ailleurs. D’une façon générale, on peut parler d’un profond gâchis sur ces dix dernières années ; car il ne faut pas oublier que le président était d’ores et déjà au pouvoir avant d’arriver à l’Elysée.
Indéniablement, on peut parler d’une trahison à tous les niveaux, eut égard aux engagements pris en 2017. Il avait promis les Soviets et l’électricité : plus de démocratie, de participation citoyenne, et en même temps plus de croissance économique avec la « start-up nation ». C’est un échec global. Ma conviction profonde, que j’ai déjà exprimée maintes fois dans Atlantico, c’est qu’« à vouloir trop embrasser, on étreint mal ». On peut avoir deux ou trois priorités, mais pas cinq ou six, surtout quand elles sont contradictoires et changent tous les six mois.
Ou alors il faut le budget des États-Unis, ce que nous n’avons pas, même avec nos déficits. Ce mal structurel, ce « en même temps », a été une solution politique temporaire, mais certainement pas une solution institutionnelle, économique ou philosophique.
Naturellement l’ampleur précise de ce déclin est difficilement chiffrable. On ne parle d’ailleurs pas d’un effondrement à la manière de l’Argentine dans les années 30 à 70 mais plutôt d’une perte d’influence psychologique, politique, géopolitique, bien visible lors des pseudo-négociations commerciales récentes, ou encore au sommet de l’OTAN. Et en interne, il y a un malaise profond. Tout cela, il faut bien le reconnaître, n’est pas le seul fruit de l’action d’Emmanuel Macron, mais force est de reconnaître qu’il a multiplié les promesses. Beaucoup d’argent a été dépensé pour tenter de masquer nos faiblesses ou redorer l’image à l’international.
Pourtant, cela ne s’est pas traduit par un meilleur système universitaire, hospitalier, ou de service public. L’argent s’est évaporé, sans effet tangible. On parle ici de sous-performance, pas seulement de déclin : sur l’emploi, l’immobilier, la finance. Être une entreprise cotée à Paris, aujourd’hui, est un handicap. Si Total était cotée à New York, elle vaudrait davantage. À cela s’ajoute une décadence politique : perte de qualité dans le débat public, campagnes présidentielles insipides, refus du référendum, clientélisme, concentration des pouvoirs autour d’un petit cercle oligarchique qui s’est accaparé les médias et les ressources publiques. Ce climat est difficilement mesurable, mais réel.
Le sentiment dominant est donc celui d’une dépossession : du pays, du destin national, de la souveraineté, de l’identité, de la maîtrise du réel. On a perdu notre influence en Afrique, une partie du nucléaire, nos industries stratégiques. Ce sentiment existait déjà avant, mais il atteint aujourd’hui un stade terminal. Macron avait pourtant été élu en 2017 pour incarner l’inverse, pour reprendre la main… Or on est aujourd’hui encore plus dépossédés qu’avant.
Quels sont les principaux facteurs de ce déclin, selon vous ?
Don Diego de la Vega : L’un des principaux éléments qui permet d’expliquer le déclin français n’est autre que le manque de souveraineté monétaire du pays. D’autant plus que la gestion des questions monétaires a été confiée à une mauvaise banque centrale, avec une mauvaise cible d’inflation, de mauvaises méthodes, une mauvaise communication et de mauvais profils ! Dans ce cas de figure, il apparaît évident que, vingt ans plus tard, des problèmes émergent.
Il faut aussi pointer du doigt le problème de crédibilité stratégique dont soufre Emmanuel Macron. Je comprendrais qu’il soit dur vis-à-vis de la Russie… s’il était aussi ferme avec l’Algérie. Mais quand on se couche devant Tebboune, comment être crédible dans un plan de réarmement face à une puissance comme la Russie ? Il a été dur avec les faibles, mais faible avec les forts. Il a donné l’impression de se battre contre des moulins à vent, tout en cédant là où il aurait fallu tenir.
Autre problème : un trop grand nombre de priorités contradictoires. Depuis 2017, on a eu successivement : l’accord de Paris et la décarbonation, la « start-up nation », la consolidation de l’État-providence, la relance des hôpitaux, le réarmement… Trop de priorités tue la stratégie.
Enfin, il faut sans doute parler de l’atmosphère de fin de règne qui, très tôt, a frappé le mandat d’Emmanuel Macron. Chez François Mitterrand, elle n’arrive que dans les trois dernières années. Chez notre président actuel, elle débute presque dès le départ. Pour ceux qui ont cru en lui en 2017, c’est un immense gâchis. D’autres, comme Valéry Giscard d’Estaing, ont aussi multiplié les erreurs mais la question se pose en des termes différents car ils avaient du brio et ont laissé le pays encore debout. J’espère qu’après 2027, des contre-pouvoirs subsisteront pour faire la lumière sur la période actuelle. On ne peut pas gaspiller autant d’argent public sans qu’il y ait plus que de l’incompétence. Il y a eu, selon moi, de la malhonnêteté, couverte par l’Élysée.