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ARTICLE – La raison poétique, réconcilier la philosophie et la poésie
Mardi 29 juillet 2025 FRANCE CULTURE
Depuis que Platon en a fait la radicale critique, on peut penser que la poésie se tient à bonne distance de la philosophie. Pas pour María Zambrano qui agit comme une Don Quichotte, blâmant les « géants » de la philosophie qu’elle estime trop orgueilleux ! La poésie pourrait-elle tout changer ?
Avec
- Camille Lacau St Guily, maîtresse de conférence à Sorbonne Université, Faculté de Lettres, à l’UFR d’Études Ibériques et Latino-américaines
- Jean-Marc Sourdillon, professeur de lettres en classe préparatoire littéraire et poète
“De la raison poétique, il est très difficile, presque impossible, de parler”, écrit María Zambrano à la fin de sa vie dans Notes pour une méthode (1989). C’est pourtant l’enjeu de cette émission : parler de la raison poétique, un mode de rationalité inédit, en germe dans son œuvre dès la fin des années 1930. Dans la réconciliation entre la philosophie et la poésie, deux dimensions complémentaires de la pensée, María Zambrano trouve un nouvel usage de la raison capable d’être au plus proche de l’expérience humaine.
Inclusive, la raison poétique prend en charge tout ce qui a été délibérément abandonné par le rationalisme occidental et son approche systémique. Elle inclut donc l’image, le symbole ou encore la métaphore, dans lesquels elle s’incarne. Le langage utilisé par María Zambrano en est le témoignage : imagé et mouvant, celui-ci tente d’épouser la multiplicité et le caractère dynamique du réel. S’il est si difficile pour María Zambrano de parler de la raison poétique, n’est-ce pas parce qu’elle est avant tout une pratique ?
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L’expérience est le « savoir des entrailles »
María Zambrano jugeait la philosophie trop conceptualiste, trop intellectualiste et trop fermée sur elle-même. Elle entend dépasser cela avec une philosophie qui « pénètre la réalité, qui s’imbibe de l’expérience humaine, qui fait corporéité« , nous explique Camille Lacau St Guily, maîtresse de conférences en études hispaniques à Sorbonne-Université. Pour cela, María Zambrano n’imagine pas une philosophie qui ne soit pas poésie : « Il faut que le logos (la raison) se fasse fusion dans la réalité, l’expérience et l’organicité humaines pour être pleinement philosophique, pour être dans une philosophie authentiquement vivante.«
« Je n’ai rien écrit que je n’ai vécu« , écrit la philosophe. La raison poétique est donc un savoir de l’expérience. Pour elle, comme le précise Camille Lacau St Guily, « l’expérience est un savoir qui ne doit pas se clore sur lui-même, ni être autosuffisant ». « Il ne doit pas vivre dans une pureté intellectualiste comme s’il était élaboré par un seul esprit. C’est un savoir qui est ouvert, qui doit venir traduire l’intégralité de la personne, son organicité, son souffle, son sang. Elle appelle aussi cela le savoir des entrailles« .
La raison poétique, une attention à la singularité des êtres
Pour le poète Jean-Marc Sourdillon, la raison poétique entraîne une attention à la singularité des êtres et des choses. Il émet l’hypothèse que ce que reprochait peut-être María Zambrano à la philosophie, c’est que le philosophe doit renoncer à sa vie personnelle et ne peut plus exister que sur le mode impersonnel. « La raison poétique, c’est le geste d’une main qui touche : la main touche et est touchante, elle est en contact avec tous les êtres et toutes les choses en cela qu’ils sont singuliers. La voie de la poésie, c’est ce que María Zambrano appelle ‘naître’, c’est-à-dire se laisser aller au courant de l’existence qui nous conduit d’événement en événement. Et le contraire, c’est ‘exister’, autrement dit, être dans une attitude volontariste, avoir par la pensée déjà défini sa vie comme un projet au lieu de recevoir la vie d’elle-même.«
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Du rationalisme à l’idéalisme, María Zambrano qualifie de « géants » les philosophes qui représentent ces mouvements de pensée. Elle adopte une position critique à l’égard des philosophies qu’elle considère toutes-puissantes, orgueilleuses, autonomes.
Camille Lacau St Guily caractérise la penseuse de « Don Quichotte de la philosophie » qui a le désir que « les hommes assument leur nudité de mendiants« , pour reprendre une expression de María Zambrano elle-même. Qu’ils assument leurs failles, leur pauvreté, le non-être dont ils sont pétris. « Elle veut aussi, poursuit Camille Lacau St Guily, qu’ils retirent les couronnes qu’ils se mettent orgueilleusement sur la tête. » « María Zambrano regrette que l’humanité ne se considère comme la fille de personne. Elle déplore l’orgueil ou l’arrogance de la raison qui croit pouvoir douter de tout à la suite de l’idée cartésienne qu’il faut remettre en cause l’entièreté des choses. Elle critique la raison qui exerce un contrôle sur l’être et l’écrase, oubliant la vie. » La proposition est limpide : une philosophie des pauvres, des fous et des idiots, allant à contre-courant d’une philosophie cartésienne à l’origine, selon la penseuse, du surhomme nietzschéen. « María Zambrano préfère un monde de clair-obscur, de pénombre, un monde auroral…«
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Sons diffusés durant l’émission :
◦ Archive du poète mexicain Octavio Paz, tiré du documentaire La memoria fértil, RTVE, 22 août 1986 ; doublage par Ruben Karmazyn.
◦ Lecture par Géraldine Szajman d’un extrait de María Zambrano, Le savoir d’expérience, Diario 16, le 15 septembre 1985 (Madrid), traduction par Jean-Marc Sourdillon, Jean-Maurice Teurlay et Jean Croizat-Viallet, repris dans le livre de Jean-Marc Sourdillon, María Zambrano : le choix de naître, aux éditions de Corlevour (2024).
◦ Musique de début et de fin d’émission : Hable con ella d’Alberto Iglesias, musique du film Hable con ella (Parle avec elle) sorti en 2002 et réalisé par Pedro Almodóvar.
Références bibliographiques des invité.e.s :
◦ María Zambrano : Radiographie d’une âme et d’une pensée, de Camille Lacau St Guily, aux éditions Honoré Champion, « Littératures et cultures hispanophones et lusophones » (collection dirigée par Pierre Civil et Marc Zuili), à paraître en 2026.
◦ María Zambrano : La tumba de Antígona (y otros textos sobre el personaje trágico), de Camille Lacau St Guily, aux éditions PUF-CNED, « Série Espagnol », 2013.
◦ Jean-Marc Sourdillon, María Zambrano : le choix de naître, aux éditions de Corlevour, 2024.
Pour aller plus loin (références bibliographiques de et sur María Zambrano) :
◦ María Zambrano, Philosophie et poésie (1939), traduction de Jacques Ancet, aux éditions José Corti, 2003, réédition en 2024.
◦ María Zambrano, Sentiers (1986), traduction par Nelly Lhermillier, aux éditions des femmes-Antoinette Fouque, 1992. Réunit des textes choisis par María Zambrano : Les intellectuels dans le drame de l’Espagne (1937) ; La Tombe d’Antigone (1967) ; L’expérience de l’histoire (1977).
◦ María Zambrano, Notes pour une méthode (1989), traduction par Marie Laffranque, aux éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2005.
◦ María Zambrano, L’inspiration continue, textes réunis et traduits par Jean-Marc Sourdillon avec la collaboration de Jean-Maurice Teurlay, aux éditions Jérôme Millon, 2006.