
POINT DE VUE. « La démocratie et le droit contre la violence »
Alors qu’en matière internationale, la force prime de plus en plus ouvertement sur le droit, des voix se font entendre, y compris dans les démocraties, pour redonner à la violence une forme de légitimité. Le sociologue Michel Wieviorka s’alarme des ravages potentiels d’une semblable banalisation.
Ouest-France Michel WIEVIORKA (*).Publié le 23/07/2025
« Saurons-nous un jour parler de la violence sans être dans l’excès, ni dans le défaut, de façon équilibrée, et sans jamais oublier qu’elle n’est pas une ressource comme les autres – elle n’est ni l’argent, ni la capacité de se faire entendre sans haine dans les médias ou les réseaux sociaux, ni celle de bénéficier de la représentation politique ? En tout cas, nous devrions admettre que nous percevons la violence différemment selon l’époque et le lieu où nous vivons. Or la période actuelle est pleine de dangers.
Jusque dans les années 70, en France, la violence disposait d’une légitimité. Le marxisme et l’anarchisme, dans diverses variantes gauchistes notamment, nourrissaient des théories révolutionnaires qui lui étaient favorables, et de grands intellectuels, Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, n’y étaient pas hostiles. Puis sont venus les nouveaux philosophes, l’effondrement de l’URSS, la confiance dans la démocratie et les droits humains. Et en même temps celle pour l’État de droit, pour la justice internationale, et pour l’idée du primat du droit sur la force.
Dès lors, on pouvait croire que le pacte social, dans un pays comme le nôtre, implique fondamentalement que l’État dispose du monopole légitime du recours à la violence. Celle-ci n’était plus acceptable de la part d’acteurs collectifs, ou individuels, quel que puisse être le bien-fondé de leur action. La violence sociale ou politique devenait taboue.
Mais nous n’en sommes plus là. Le terrorisme islamiste révulse, à juste titre. Mais certains, à propos du Hamas, y voient une résistance, un combat contre l’oppression ; et diverses mobilisations pouvant recourir à la violence bénéficient d’une réelle légitimité dans d’importants courants de l’opinion. Il en a été ainsi, notamment, avec les Gilets jaunes. En même temps, le monopole de l’État est contesté, ne serait-ce que lorsqu’il couvre des excès policiers à l’occasion de manifestations.
Tendances puissantes
En matière internationale, maintenant, la force prime le droit, et nombreux sont ceux qui se montrent favorables à des États qui pourtant bafouent les règles internationales. La France, et l’Europe essaient de résister à ces tendances puissantes, qui ne sont pas seulement le fait de régimes autoritaires ou dictatoriaux, mais aussi de démocraties, aux États-Unis ou en Israël notamment.
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Dès lors, notre appréhension de ce qu’est la violence elle-même se transforme. Celle-ci ne peut plus apparaître, en dehors de la légitimité étatique, comme une perte de sens, une folie inacceptable, une brutalisation négatrice de l’humanité de ceux qu’elle atteint. Si une telle perception a permis de grands progrès, qu’il s’agisse notamment des femmes ou des enfants, désormais, l’idée que la violence peut faire sens gagne du terrain. Elle devient alors une ressource qu’il est « normal » d’employer dans un monde ou dans une société où règnent la force et la violence des autres. Elle est instrumentale, un moyen comme d’autres de parvenir à ses fins.
Une telle conception est ravageuse. Nous vivons en des temps où les plus puissants, ou d’autres trop faibles au contraire pour se faire entendre par des voies non-violentes, banalisent le recours à la violence et pensent y trouver un outil parmi d’autres. Mais accepter d’y voir un instrument légitime dans des calculs individuels ou des stratégies collectives ne peut mener qu’à de grands drames, à la perte de crédibilité de l’État, à la déstructuration des relations entre individus et groupes humains, à la guerre sans limites, et au renforcement de pouvoirs eux-mêmes indifférents au droit et à la démocratie. »