Aller au contenu principal

LA DÉMOCRATIE – CONDITION DE L’INTÉGRITÉ DE LA PERSONNE – EN AGONIE DEPUIS 1940

ARTICLE – Faire renaître la démocratie

Jeudi 31 juillet 2025 FRANCE CULTURE

« Mon adolescence fut la politique, c’était ma manière de me sentir vivante », proclame María Zambrano. Elle est l’une des seules penseuses dans l’histoire de la philosophie à avoir pris au sérieux la démocratie, dont elle observe l’agonie en Europe depuis son exil dans les années 1940.

Avec

  • Manon Delobel, professeure de philosophie

On connaît María Zambrano pour ses travaux sur la philosophie et sur la poésie. Moins pour ses réflexions politiques. Pourtant, c’est un sujet qui l’a animée tout au long de sa vie. Intellectuelle engagée en faveur de la République, María Zambrano a développé une conception originale de la démocratie : irréductible à une simple forme de gouvernement, la démocratie est pour elle un mode de vie à part entière. Il est le seul qui permette à l’être humain de se réaliser, de “se forger sa propre vie”.

Si seule une société démocratique permet de garantir l’intégrité des êtres humains, l’appel de María Zambrano à la faire renaître conserve toute sa pertinence aujourd’hui, alors que le modèle continue de faire face à de violentes remises en cause.

La raison doit parfois savoir devenir une raison militante

Toute sa vie, María Zambrano a tenu un engagement constant pour les idéaux de la liberté et de la démocratie. Dans sa jeunesse, sous la dictature de Primo de Rivera ou sous la dictature de Dámaso Berenguer, elle participe à des meetings, des manifestations, écrit dans des revues républicaines, participe à des missions éducatives, s’engage activement dans le camp républicain. Au moment de son exil, en 1939, cet engagement se poursuit dans une œuvre réflexive sur la politique, la défense de la liberté et la critique des totalitarismes.

À lire aussi

Le totalitarisme, une tyrannie comme les autres ?

Manon Delobel, professeure de philosophie, nous apprend que l’idée que se faisait María Zambrano de la philosophie était celle de l’engagement politique : « Dans les textes que María Zambrano écrit pendant la guerre civile espagnole, elle affirme que la raison doit parfois savoir devenir une raison militante et revêtir les vêtements de guerre quand il le faut, quand notre responsabilité humaine est engagée face à l’histoire. C’est pour ça qu’elle en veut aux intellectuels espagnols qui ont déserté le front républicain avant même que Franco ne remporte la guerre, et qui ont choisi l’inaction et l’indifférence.« 

Décrire l’agonie de l’Europe

Pour Manon Delobel, depuis la condamnation de Socrate, la philosophie est l’histoire d’une dépréciation de la démocratie associée au régime de l’irrationalité, et plus tard, des masses : « Quand la démocratie a enfin été prise au sérieux dans l’histoire de la philosophie, cela a souvent été au prix d’un appauvrissement de sa définition, d’une définition très libérale en termes de délégation du pouvoir, de régime représentatif ou de régime minimal, comme chez l’économiste Joseph Schumpeter.« 

À écouter

Socrate condamné à mort

En 1930, María Zambrano écrit sa première œuvre, déjà très politique : Horizon du libéralisme, une critique classique du libéralisme où il n’est pas encore question de démocratie, mais où toute sa pensée politique est déjà en germe. En 1940, alors qu’elle est en exil à Porto Rico et à Cuba, lieux où l’effervescence politique est intense, María Zambrano observe le déclin de la démocratie en Europe, qu’elle caractérise comme une « agonie ». Elle écrit alors pour la première fois sur le sujet de la démocratie en décrivant un sentiment de nostalgie et d’inquiétude à son égard.

« Personne » et « démocratie », deux concepts indissociables

Pour comprendre le concept de démocratie dans la pensée de María Zambrano, il faut prendre en compte celui de « personne ». En 1958, elle signe d’ailleurs un important livre de philosophie politique titré : Personne et démocratie.  Le titre de cet essai renvoie à deux concepts qui sont pour elle indissociables. « La personne humaine est définie par María Zambrano par opposition avec l’individu libéral, qui est abstrait. » Manon Delobel propose de revenir à deux métaphores de María Zambrano elle-même pour définir la personne : « D’une part l’aurore, et d’autre part le chemin. L’aurore est la lueur qui suit l’aube et précède le lever du soleil, et par cette image María Zambrano veut dire que l’être humain est une entité en constante évolution, toujours ouverte sur le futur, et proprement inachevée. Cela veut dire qu’on ne peut pas tirer une définition rigide, fixe, de la personne humaine puisqu’elle n’a pas d’essence. L’être humain est perpétuellement immature et en croissance. »

À l’aurore s’ajoute l’image du chemin : « Une voie sinueuse, mais dont on ne perçoit pas par avance l’issue. La personne est précisément imprévisible. María Zambrano se nourrit ici de l’idée d’évolution créatrice qu’on trouve chez Bergson ou dans la philosophie de Nietzsche : l’homme doit se réaliser. » Toutefois, « ce n’est pas le déploiement d’une nature qui se produit : tout se fait au contraire par essai, erreur, création de soi…« 

Si pour María Zambrano la personne humaine est un être en croissance, imprévisible, qui doit prendre en charge son histoire, alors quelle société politique permettrait de l’accueillir, sans l’écraser ? Sa réponse est précisément la démocratie ! « Avant même d’être une forme de gouvernement, précise Manon Delobel, ce que María Zambrano appelle ‘démocratie’ correspond à un mode de vie qui permet à l’être humain de se réaliser et de rendre possible sa liberté. C’est avant tout une structure qui n’est pas fixe, qui n’est pas définie une fois pour toutes. C’est un régime qui doit être capable de se renouveler, de faire sa propre réforme, de comprendre qu’il y aura toujours une forme de péremption dans les réponses politiques et donc qui doit sans cesse être dans un processus de création continue ou de construction continue ».

Sons diffusés durant l’émission

  • Archive de María Zambrano, « Tatuaje – Sueño y verdad de María Zambrano », RTVE, 11 septembre 1985 ; présentateur : José Miguel Ullán ; doublage par Géraldine Szajman
  • Lecture par Géraldine Szajman d’un extrait de María Zambrano, « Principes et personne humaine », dans Ile de Porto Rico : Nostalgie et espérance d’un monde meilleur (1940), traduction par Eloise in’t Groen (légèrement modifiée), aux éditions de l’éclat, 2024.
  • Musique de début et de fin d’émission : Hable con ella d’Alberto Iglesias, musique du film Hable con ella (Parle avec elle) sorti en 2002 et réalisé par Pedro Almodóvar.

Bibliographie

  • Manon Delobel, « Pour un ‘libéralisme poétique’ : réforme de l’entendement et démocratie dans la pensée de María Zambrano« Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 2019
  • María Zambrano, Horizonte del liberalismo (1930), introduction par J. Moreno Sanz, Morata, 1996
  • María Zambrano, L’agonie de l’Europe (1945), traduction par Juan Carlos Baeza Soto, Belval, Circé, 2011
  • María Zambrano, Ile de Porto Rico : Nostalgie et espérance d’un monde meilleur (1940), traduction par Éloïse in’t Groen, Éditions de l’éclat, 2024
  • María Zambrano, Persona y democracia (1958), Siruela, 2000

LIEN VERS L’EMISSION

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec/faire-renaitre-la-democratie-1102356

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.