
ARTICLE – Benjamin Morel : « Si rien n’est fait, les conseils municipaux seront bientôt désertés »
Par Constantin Gaschignard LE FIGARO
Une étude rédigée par le constitutionnaliste pour l’Institut Terram et le Laboratoire de la République met en lumière la crise de la démocratie locale qui s’aggrave malgré la persistance d’un engagement municipal fort chez certaines catégories de la population.
Maître de conférences en droit public à l’université Paris-Panthéon-Assas, Benjamin Morel a récemment publié Le Nouveau Régime ou l’impossible parlementarisme (2025, Passés composés, 114 p., 16 €) . Il publie pour l’Institut Terram et le Laboratoire de la République une note intitulée : « Conseils municipaux : renouer avec l’engagement citoyen » (août 2025).
LE FIGARO. – Quelles sont les causes profondes de la désaffection pour la vie politique locale que vous décrivez ? A-t-elle trait à la complexité administrative, ou à la violence de plus en plus subie par les maires?
Benjamin MOREL. – La désaffection ne se réduit pas à une question d’indifférence des citoyens. L’enquête montre qu’elle procède d’une accumulation de freins. Celui le plus souvent évoqué est le manque de temps, cité par plus de 40 % des Français, et jusqu’à 50 % dans les métropoles. Viennent ensuite la difficulté de concilier mandat et vie professionnelle ou familiale, le sentiment d’incompétence et la peur de l’exposition publique. Autrement dit, l’envie est présente, mais l’étau des contraintes quotidiennes décourage le passage à l’acte.
La surcharge administrative joue un rôle décisif. 41 % des sondés, et même 46 % des conseillers déjà en poste, désignent l’inflation des normes et la complexité des procédures comme leur premier obstacle. Le mandat local, censé incarner la proximité et le pragmatisme, est de plus en plus vécu comme une plongée dans un univers technocratique, générateur de frustration et d’autocensure.
À cela s’ajoute la violence croissante subie par les élus : interpellations agressives en conseil, accusations de clientélisme, voire agressions verbales ou physiques. Ce climat s’est particulièrement durci dans les territoires marqués par la désindustrialisation ou la fragmentation communautaire. On comprend que beaucoup d’élus finissent par jeter l’éponge : plus de 13. 000 démissions ont été enregistrées en 2023, un chiffre inédit.
L’envie de s’engager sur une liste municipale reste stable (24 % des sondés en 2025 comme en 1999). N’est-ce pas paradoxal ?
Ce chiffre stable traduit une ambivalence. Un quart des Français se disent prêts à franchir le pas, ce qui relativise l’idée d’un désintérêt généralisé. Mais entre la déclaration d’intention et la candidature effective, les filtres sont nombreux. On peut les représenter comme un entonnoir : de la curiosité initiale à la disponibilité réelle, de la légitimité ressentie à la capacité de concilier emploi et mandat, beaucoup décrochent en chemin. Ce n’est donc pas l’envie qui manque, mais la possibilité de la concrétiser. En ce sens, la stabilité des chiffres masque un décrochage qualitatif : le vivier est toujours là, mais de moins en moins accessible.
Le sentiment de « ne pas être à sa place » dans une fonction élective est partagé par 40 % des salariés précaires. La politique locale, perçue comme technique et juridique, fonctionne comme une barrière symbolique qui exclut les catégories populairesBenjamin Morel
La crise de l’engagement local se manifeste-t-elle de façon homogène dans tout le pays ?
Non, loin de là. L’étude insiste sur la géographie différenciée du désengagement. Dans les communes rurales, notamment celles de moins de 1000 habitants, la difficulté de renouvellement générationnel est criante. Les jeunes quittent ces territoires, et ceux qui restent hésitent à prendre des responsabilités chronophages et peu indemnisées. Dans les villes moyennes industrielles, le malaise prend la forme d’un climat de défiance, d’un fort turnover des élus et d’un mandat perçu comme ingrat. Dans les métropoles, au contraire, les vocations existent, mais elles se structurent davantage autour de causes militantes que de la gestion quotidienne, la proximité étant affaiblie par la complexité institutionnelle et la mobilité résidentielle. On voit donc se dessiner une mosaïque de crises locales, et non une crise uniforme.
Quelles disparités socioprofessionnelles observe-t-on dans les conseils municipaux ?
Elles sont très marquées. L’accès au mandat est biaisé par le temps disponible et la sécurité professionnelle. Les cadres et diplômés du supérieur sont surreprésentés, tandis que les ouvriers, employés et salariés précaires se tiennent à l’écart. Le sentiment de « ne pas être à sa place » dans une fonction élective est partagé par 40 % des salariés précaires. La politique locale, perçue comme technique et juridique, fonctionne comme une barrière symbolique qui exclut les catégories populaires.
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Les femmes continuent d’être sous-représentées malgré la parité légale. Elles ne représentent qu’un tiers des conseillers municipaux dans les petites communes, et seulement 17 % d’entre elles envisagent une candidature, contre 31 % des hommes. Les contraintes familiales et le doute sur leurs compétences perçues expliquent en grande partie cette autocensure. Toutefois, une dynamique plus positive se dessine chez les jeunes femmes, qui semblent progressivement investir davantage la vie municipale. Enfin, les Français issus de l’immigration sont proportionnellement plus nombreux à s’être engagés : 27 % de ceux dont les deux parents sont nés hors d’Europe ont siégé dans un conseil municipal, soit trois fois plus que les Français dont les parents sont nés en France. Ces chiffres battent en brèche certains préjugés.Passer la publicité
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Comparativement aux retraités, les jeunes générations semblent plus enclines à se présenter aux municipales de mars 2026 qu’à peser réellement sur les décisions concernant leur commune au quotidien. Comment expliquer ce décalage ?
Les moins de 35 ans affichent le taux de disposition à s’engager le plus élevé (29 %, contre 19 % chez les 65 ans et plus). Mais dans le même temps, ils sont moins nombreux à vouloir participer durablement à la vie locale. Leurs obstacles sont spécifiques : instabilité résidentielle, précarité professionnelle, difficulté de concilier vie familiale et mandat, peur que l’engagement freine leur carrière. Ils disposent donc d’un capital d’initiative fort, mais dans un environnement trop incertain pour envisager une inscription durable. Là encore, la fin du cumul des mandats et l’affaiblissement des partis ont supprimé des filières de socialisation politique stabilisantes.
Alors que 16 % des catholiques pratiquants, 21 % des protestants, 24 % des juifs ou des musulmans ont été ou sont membres d’un conseil municipal, c’est le cas de seulement 7 % des Français sans appartenance religieuse. Comment interprétez-vous ces résultats ?
Ces chiffres montrent le rôle structurant des communautés de sociabilité dans la vocation politique. L’appartenance religieuse fournit un réseau, un cadre de mobilisation, un sentiment d’appartenance, autant d’éléments qui facilitent l’accès au mandat. À l’inverse, l’absence de communauté organisée fragilise les trajectoires individuelles. L’engagement ne naît pas seulement de la volonté personnelle, il est aussi le produit de relais collectifs. L’affaiblissement des partis politiques, autrefois grands incubateurs de vocations, explique en partie pourquoi ces réseaux religieux jouent aujourd’hui un rôle d’autant plus visible.
On ne peut exiger un tel investissement sans le sécuriser. L’instauration de « crédits-temps » citoyens, de compensations pour les employeurs ou de temps partiels aménagés, en particulier dans les petites communes, permettrait d’ouvrir la fonction à une diversité de parcoursBenjamin Morel
À l’aune de ces constats, quel avenir se dessine pour la démocratie municipale ? Que préconisez-vous pour revigorer ce pilier essentiel de la vie civique ?
Le risque, si rien n’est fait, est une désertification démocratique : des conseils municipaux composés de plus en plus difficilement, des vocations rares et fragilisées, un vivier socialement biaisé. Mais des pistes existent. Trois leviers sont identifiés dans l’étude : la reconnaissance, le temps et les droits. D’abord cela implique de la reconnaissance : il faut valoriser le mandat municipal, aujourd’hui jugé utile mais socialement invisible. Cela suppose de renforcer sa visibilité médiatique, de mieux reconnaître les conseillers dans les parcours professionnels, et de promouvoir une gouvernance plus collégiale au sein des communes.
Ensuite, le facteur temps est important. On ne peut exiger un tel investissement sans le sécuriser. L’instauration de « crédits-temps » citoyens, de compensations pour les employeurs ou de temps partiels aménagés, en particulier dans les petites communes, permettrait d’ouvrir la fonction à une diversité de parcours. Enfin les droits doivent être renforcés à travers le statut des conseillers municipaux alors que l’on s’est surtout penché ces dernières années sur les exécutifs. Cela inclut rémunération minimale, protection sociale et dispositifs de reconversion. Sans cela, les élus continueront à renoncer par crainte des conséquences professionnelles ou familiales.
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En somme, la démocratie municipale n’est pas condamnée. Elle reste, aux yeux des citoyens, l’institution la plus crédible et la plus proche. Mais pour qu’elle demeure vivante, il faut revaloriser la fonction, la sécuriser, et surtout reconnaître que s’engager localement n’est pas un loisir, mais un investissement civique vital pour la République.