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TOUT SAVOIR SUR LES MANIFESTANTS DU 10 SEPTEMBRE : DÉFIANCE, COLÈRE, RADICALITÉ

Le rejet de Macron et de Bayrou constitue l’un des ressorts centraux de l’engagement dans « Bloquons tout »

« Ce rejet se matérialisait dès l’élection présidentielle de 2022, mais trouve finalement dans le budget de François Bayrou une nouvelle opportunité d’expression. Seuls 2% des répondants à notre enquête déclarent avoir confiance dans le président de la République, contre 22% des Français, et à peine 2% dans le Premier ministre, contre 14% des Français. « 

LA RADICALITÉ DU RAPPORT À L’EXECUTIF CONSIDÉRÉ COMME « ILLÉGITIME » ET « À ABATTRE »

« Cette absence quasi totale de confiance illustre la radicalité du rapport au pouvoir exécutif, perçu non seulement comme illégitime, mais comme l’incarnation même d’un système à abattre. »

ÉTUDE – « BLOQUONS TOUT » : TENTATIVE DE PORTRAIT-ROBOT D’UN MOUVEMENT NÉBULEUX 

01/09/2025. ANTOINE BRISTIELLE FONDATION JAURÈS

Le 10 septembre 2025, le mouvement « Bloquons tout », né sur les réseaux sociaux, appelle à une journée de blocages généralisés contre la politique budgétaire du gouvernement Bayrou. Massivement relayé en ligne et déjà soutenu par 63% de Français1, ce mot d’ordre interroge : qui sont ses partisans, que révèlent leurs colères et en quoi diffèrent-ils des « gilets jaunes » ? Antoine Bristielle propose un premier portrait de ce mouvement encore nébuleux. 

Le 10 septembre prochain doit marquer le lancement d’une mobilisation baptisée « Bloquons tout ». Née sur les réseaux sociaux et les messageries cryptées, cette initiative se présente comme un appel aux blocages, contre la politique du gouvernement Bayrou. Sur le site internet centralisant les revendications du mouvement, on peut en effet lire : « Nous appelons toutes les personnes résidant en France métropolitaine et dans les Dom-Tom à se mobiliser contre ce budget ! Nous ne voulons pas subir leur crise. Nous voulons changer de cap, pour de bon, avec et pour le peuple. Pas contre lui ».

Ce mot d’ordre n’a pas manqué de faire réagir les différentes formations politiques. À gauche, La France insoumise a déclaré soutenir le mouvement, bientôt rejointe par les Écologistes, le Parti communiste et le Parti socialiste. À l’inverse, le Rassemblement national a exprimé sa volonté de ne pas s’y associer. Les syndicats font quant à eux preuve de prudence, la CGT se montrant sceptique par rapport à un mouvement qu’elle juge noyauté par l’extrême droite2. Par ailleurs, et même si cette décision n’a pas été motivée ainsi, François Bayrou a sollicité un vote de confiance à l’Assemblée nationale le 8 septembre, soit deux jours avant l’appel au blocage.

Dans l’opinion publique, ce mouvement ne laisse également pas indifférent : 63% des Français déclarent le soutenir à l’heure actuelle3.

Pourtant, si tout le monde cherche à se positionner, personne ne semble être en mesure de comprendre précisément quelle en est la composition, quelles sont ses revendications et quelles seront les modalités d’action. Sommes-nous face à un mouvement noyauté par l’extrême droite, comme semblent le craindre les syndicats ? Sommes-nous face à un nouveau mouvement des « gilets jaunes », où les membres seraient ici aussi très éloignés des partis politiques traditionnels ? Quelles sont les revendications de ce mouvement ? Et enfin, qu’attendre du 10 septembre en termes de modalités d’action ?

Afin de répondre à ces questions et de tenter de caractériser autant que faire se peut ce mouvement social nébuleux, nous avons mené une enquête en immersion dans ce mouvement. Du 15 au 23 août 2025, nous avons posté à échéance régulière un questionnaire en ligne dans les différents groupes Telegram et Facebook du mouvement « Bloquons tout ». Ce questionnaire s’intéressait à une pluralité de dimensions : profil sociologique et politique, rapport à la démocratie et à la violence, valeurs politiques, modalités d’action, en reposant dans la quasi-totalité des cas des questions qui avaient été posées à l’ensemble de la population française quelques mois plus tôt, pour permettre la comparaison4. Autre point fort de ce dispositif d’enquête, une question ouverte permettait aux membres de ces groupes de s’exprimer en longueur, tant sur leurs revendications que sur les modalités d’action envisagées. En neuf jours, ce ne sont pas moins de 1089 réponses que nous avons été en mesure de récolter, puis d’analyser.

Ce dispositif d’enquête via un questionnaire administré en ligne est une méthode de plus en plus reconnue dans les sciences sociales pour caractériser le profil et les motivations de populations qui se mobilisent sur les réseaux sociaux et qui sont difficiles à atteindre par des sondages classiques5. Précisons néanmoins qu’une telle méthodologie d’enquête ne prétend pas à une représentativité parfaite de l’ensemble du mouvement « Bloquons tout », elle donne simplement une indication sur le profil et sur les motivations d’action de ses membres actifs sur ces réseaux en ligne.

Cette note propose ainsi d’analyser les résultats de cette enquête selon six axes. Nous montrerons d’abord que « Bloquons tout » semble être porté avant tout par un électorat plutôt marqué à la gauche radicale, assez éloigné des profils hétérogènes des « gilets jaunes ». Nous ferons à ce niveau un point sur le profil sociologique des membres de ces groupes. Nous insisterons ensuite sur les différences structurelles avec le mouvement des « gilets jaunes », qui puisait sa force dans la précarité vécue de ses membres, alors que « Bloquons tout » semble se nourrir davantage de politisation et d’idéologie. Nous examinerons par la suite les raisons profondes de cette mobilisation et les revendications qui l’animent, avant d’aborder la question des modalités d’action, encore incertaines, mais révélatrices d’une disponibilité accrue à la conflictualité.

Des activistes de gauche radicale

Graphique 1. Vote au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 des membres de « Bloquons tout », comparé à l’ensemble de la population française

Sur la base des répondants à notre questionnaire mené au sein des groupes, le mouvement semble donc présenter assez peu d’ambiguïté idéologique : ses forces vives apparaissent à première vue comme des sympathisants de la gauche radicale. Près de 69% des participants déclarent ainsi avoir voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle de 2022, soit plus de trois fois son score obtenu dans l’ensemble de la population (22%). Si l’on ajoute les électeurs de Philippe Poutou (10%) et de Nathalie Arthaud (2%), ce sont plus de 80% des soutiens de « Bloquons tout » qui semblent provenir de la gauche radicale. À cela s’ajoutent encore quelques pourcentages résiduels en faveur de Fabien Roussel (2%) et de Yannick Jadot (5%), confirmant que le socle idéologique de la base numérique du mouvement appartient à la gauche.

En miroir, les forces politiques qui structurent la tripartition nationale sont quasi absentes. Emmanuel Macron, arrivé en tête du scrutin présidentiel, ne rassemble assez logiquement que 2% dans ce mouvement. Marine Le Pen ne recueille que 3%, Éric Zemmour 1% et Valérie Pécresse 1%. Ces chiffres démontrent l’écart abyssal entre la composition sociopolitique des « Bloquons tout » et celle de l’électorat national. Autrement dit, loin d’être un mouvement transpartisan ou un espace de convergence des colères, « Bloquons tout » apparaît comme un mouvement d’abord et avant tout structuré par les sympathisants de la gauche radicale. L’extrême droite, pourtant souvent décrite comme capable d’investir ce type de mobilisations, semble ici marginalisée.

Cette orientation se retrouve dans les verbatims recueillis, où la rhétorique classique de la gauche radicale domine : « Les masses doivent s’insurger et prendre le contrôle, pas laisser Macron et ses complices diriger » ; « Je suis là parce que je ne veux pas que mes enfants vivent dans une société écrasée par le capitalisme » ; « Il faut déclencher la grève générale et bloquer partout, sinon ce système ne changera jamais » ; « Je suis politisé théoriquement, mais le marxisme m’a appris que sans pratique, la théorie n’est rien ».

Graphique 2. Comportement électoral lors du second tour de l’élection présidentielle de 2022 des membres de « Bloquons tout », comparé à l’ensemble de la population française

Au second tour de l’élection présidentielle de 2022, les soutiens de « Bloquons tout » ayant répondu à notre enquête se sont distingués par un comportement électoral très spécifique : 68% d’entre eux déclarent s’être abstenus ou avoir voté blanc ou nul, contre 35% dans l’ensemble de la population. Ce chiffre traduit une défiance radicale à l’égard du duel Macron-Le Pen et confirme a priorila cohérence politique du mouvement.

Ce choix massif de l’abstention souligne deux points essentiels. D’une part, il semble confirmer que « Bloquons tout » est un mouvement structuré d’abord par une bonne partie d’individus à première vue très éloignés de l’extrême droite. Alors que Marine Le Pen recueillait 27% des suffrages au second tour dans l’ensemble de la population, elle n’en rassemble que 8% parmi les répondants à notre enquête. D’autre part, le résultat montre également un rejet net d’Emmanuel Macron. Dans l’électorat général, le président sortant avait bénéficié d’un large report grâce au mécanisme du « front républicain », obtenant 38% des voix. Or, parmi les membres de « Bloquons tout » ayant répondu à notre enquête, ce report a très peu fonctionné : seuls 24% ont voté pour lui, tandis qu’une majorité a préféré s’abstenir.

Graphique 3. Auto-positionnement sur une échelle gauche-droite des membres de « Bloquons tout », comparé à l’ensemble de la population française6

Le positionnement sur l’échelle gauche-droite illustre encore une fois avec force l’homogénéité idéologique du mouvement. Plus de la moitié des soutiens de « Bloquons tout » (51%) ayant répondu à notre enquête se situent à l’extrême gauche, au point 0 de l’échelle gauche-droite, contre seulement 3% des Français en moyenne. Si l’on élargit à l’ensemble des positions de 0 à 2, ce sont 86% des répondants qui se définissent comme appartenant à la gauche radicale, alors que la population générale est beaucoup plus dispersée. À l’inverse, seuls 2% des répondants se placent dans la partie droite de l’échelle (7 à 10), contre près de 35% des Français en moyenne. Ce résultat confirme que le mouvement n’a rien, a priori, d’un rassemblement hétérogène : il est structuré presque exclusivement de sympathisants se revendiquant de la gauche radicale.

Graphique 4. Intérêt pour la politique des membres de « Bloquons tout », comparé à l’ensemble de la population française7

Au-delà de leur positionnement idéologique marqué à l’extrême gauche, les soutiens de « Bloquons tout » ayant répondu à notre enquête se distinguent également par un important niveau de politisation. Alors que seulement 19% de l’ensemble de la population française déclarent s’intéresser « beaucoup » à la politique, cette proportion atteint 71% parmi nos répondants. À l’inverse, seuls 8% d’entre eux affirment ne pas s’y intéresser (« pas vraiment » ou « pas du tout »), contre 44% dans la population générale. Cette distribution atteste que « Bloquons tout » ne recrute pas dans les segments éloignés de la sphère politique ou indifférents aux enjeux collectifs : il rassemble au contraire des individus fortement politisés, engagés intellectuellement et idéologiquement, pour qui l’action politique constitue un repère central, au moins parmi ses membres ayant pris le temps de répondre à notre enquête.

Graphique 5. Positionnement sur différents enjeux économiques et sociétaux de membres de « Bloquons tout » comparé à la population française8

Le positionnement des membres de « Bloquons tout » sur des enjeux économiques et sociétaux confirme une orientation politique principalement marquée à gauche. Sur le plan économique, 91% d’entre eux estiment que « pour établir la justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres », contre 63% dans la population générale. À l’inverse, seuls 11% considèrent que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment », alors que cette idée est partagée par 60% de l’ensemble des Français. De même, seuls 8% de nos répondants adhèrent à l’affirmation « plus il y a de riches, plus cela profite à l’ensemble de la société », contre 46% en population générale. Ces chiffres traduisent une vision nettement redistributive et critique du système économique, très éloignée des représentations libérales ou méritocratiques.

Sur le plan sociétal, le contraste est tout aussi marqué. Seuls 15% des soutiens de « Bloquons tout » ayant répondu à notre enquête jugent qu’« il y a trop d’étrangers en France », contre 65% dans l’ensemble de la population. De même, 12% estiment que « les immigrés ne font pas d’effort pour s’intégrer », contre 55% en population générale. Ici encore, le mouvement se distingue par un positionnement largement différent de la moyenne des Français.

Ces résultats, conjugués aux analyses précédentes, montrent que « Bloquons tout » n’est pas un creuset transpartisan, mais bien un mouvement dont l’identité politique est à première vue cohérente : celle d’une gauche radicale, à la fois très redistributive sur le plan économique et ouverte sur le plan sociétal.

Quel profil sociologique ? La jeunesse des petites villes à la manœuvre

Le profil par âge des soutiens de « Bloquons tout » met en évidence un mouvement notamment composé de jeunes et plus précisément de jeunes actifs.

Graphique 6. Âge des membres de « Bloquons tout » par rapport à l’âge de la population française9

Les 25-34 ans sont fortement représentés parmi nos répondants (26% contre 15% dans l’ensemble de la population), tout comme les 35-44 ans (18% contre 16%) et les 45-59 ans (28%, légèrement au-dessus de la moyenne nationale). À l’inverse, les plus âgés sont nettement sous-représentés : seuls 4% des soutiens ont 70 ans et plus, contre 18% dans la population générale, et la tranche des 60-69 ans reste minoritaire (12% contre 16%). Ces données soulignent a priori que « Bloquons tout » est un mouvement structuré avant tout par des générations jeunes, souvent au cœur des mobilisations sociales de gauche, tandis que les retraités, qui avaient joué un rôle non négligeable chez les « gilets jaunes »10, apparaissent ici largement absents.

Graphique 7. Genre déclaré des membres de « Bloquons tout »

La répartition par genre de nos répondants issus des groupes de soutien de « Bloquons tout » met en évidence une nette surreprésentation des hommes : ils représentent 56% des répondants, contre 34% de femmes. On observe également une part non négligeable (10%) de personnes s’identifiant à une autre catégorie de genre.

Graphique 8. Lieu d’habitation des membres de « Bloquons tout » et de l’ensemble de la population française11

La répartition géographique des soutiens de « Bloquons tout » met en évidence un ancrage qui contraste avec celui d’autres mobilisations récentes. Le mouvement est particulièrement présent dans les petites et moyennes communes : 29% des répondants vivent dans des villes de 2000 à 20 000 habitants (contre 18% des Français) et 24% dans des communes de 20 000 à 99 999 habitants (contre 14% des Français). À l’inverse, il semble moins présent dans les grandes villes de plus de 100 000 habitants (19% contre 31%) ainsi que dans l’agglomération parisienne (9% contre 16%). Les habitants des très petites communes (moins de 2000 habitants) sont en proportion similaire à la moyenne nationale. Ce profil indique que « Bloquons tout » n’est pas avant tout un mouvement métropolitain ou parisien, mais qu’il puise sa force dans les petites et moyennes villes, espaces souvent marqués par un tissu social dense, une tradition de sociabilité locale et un rapport direct aux enjeux de redistribution et de services publics. Cela contribue à enraciner la mobilisation dans une géographie de la contestation distincte de celle des grandes capitales régionales ou de Paris. Ces résultats sont par ailleurs très cohérents avec la structuration du mouvement sur les boucles Telegram, qui ne s’organise pas avec un seul groupe national, mais avec des groupes régionaux, départementaux, voire locaux.

Un mouvement profondément différent des « gilets jaunes »

Les résultats ci-dessus montrent déjà que les membres du mouvement du 10 septembre 2025 n’ont, a priori, pas grand-chose à voir avec les « gilets jaunes » du premier quinquennat Macron. « Bloquons tout » se distingue en effet fondamentalement des « gilets jaunes » par son profil politique, son rapport à la politisation et ses valeurs. Là où les « gilets jaunes » étaient marqués par une forte hétérogénéité et une distance vis-à-vis des structures partisanes, rassemblant des électeurs venus aussi bien de la gauche radicale que de l’extrême droite12, « Bloquons tout » se révèle relativement homogène : ses soutiens se placent massivement à l’extrême gauche, votent pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle et s’abstiennent au second, rejetant à la fois Emmanuel Macron et Marine Le Pen. De même, le mouvement des « gilets jaunes » avait mobilisé de nombreux primo-manifestants et des citoyens souvent éloignés de la sphère politique, tandis que « Bloquons tout » semble au contraire regrouper d’abord et avant tout des individus très politisés, dont plus de 70% déclarent s’intéresser « beaucoup » à la politique. Enfin, si la cohésion des « gilets jaunes » reposait avant tout sur l’expérience partagée de la précarité et sur la revendication du pouvoir d’achat, « Bloquons tout » affiche une homogénéité idéologique marquée : quasi-unanimité en faveur d’une redistribution radicale et rejet des thématiques identitaires.

Graphique 9. Rapport des membres de « Bloquons tout » avec le mouvement des « gilets jaunes »13

Le graphique confirme explicitement que « Bloquons tout » se distingue du mouvement des « gilets jaunes ». Seule une minorité des participants déclare avoir été eux-mêmes « gilets jaunes » (27%). La grande majorité (61%) affirme ne pas avoir participé au mouvement, mais l’avoir soutenu de l’extérieur. Enfin, 12% se disent indifférents ou opposés aux « gilets jaunes ».

Ces chiffres illustrent la différence de nature entre les deux mobilisations. Les « gilets jaunes » étaient portés par une implication directe, très ancrée dans les territoires et dans la vie quotidienne des participants. « Bloquons tout », en revanche, rassemble surtout des militants ou sympathisants politiques qui ont pu voir dans les « gilets jaunes » une expression de la colère sociale, mais qui n’ont pas eux-mêmes pris part à cette expérience. Autrement dit, il ne s’agit pas de la continuation du mouvement des « gilets jaunes », mais d’une mobilisation distincte, construite par un autre type de base sociale et militante.

Graphique 10. Catégorie socio-professionnelle des membres de « Bloquons tout » comparée à l’ensemble de la population française14

La sociologie des répondants de « Bloquons tout » confirme leur différence avec le mouvement des « gilets jaunes ». Là où les « gilets jaunes »se caractérisaient par une forte représentation des catégories populaires (ouvriers, employés, artisans et commerçants), la base de « Bloquons tout » est plus diversifiée et reflète davantage des profils politisés et militants. On observe une nette sous-représentation des ouvriers (6% contre 13% dans l’ensemble de la population) et une présence limitée des retraités (10% contre 28%), deux groupes pourtant centraux dans le mouvement des « gilets jaunes ». À l’inverse, les catégories plus diplômées et socialement intégrées apparaissent surreprésentées : 16% de cadres contre 11% en population générale, 22% d’étudiants, lycéens ou inactifs contre 12%, et une part significative de professions intermédiaires et d’employés, proches de la moyenne nationale15.

Ce profil illustre une différence majeure entre les deux mouvements : « Bloquons tout » ne s’enracine pas dans les catégories les plus précarisées et fragilisées économiquement, mais dans des segments plus jeunes, plus diplômés et plus politisés. Là où les « gilets jaunes » exprimaient avant tout une colère sociale ancrée dans la vie quotidienne des classes populaires et précarisées, « Bloquons tout » se présente comme une mobilisation militante, portée par des groupes déjà sensibilisés aux enjeux politiques et idéologiques.

Graphique 11. Niveau de diplôme des répondants de « Bloquons tout » comparé à l’ensemble de la population française

Le profil éducatif des soutiens de « Bloquons tout » confirme leur spécificité. Alors que les « gilets jaunes » se caractérisaient par une forte représentation de personnes faiblement diplômées – une surreprésentation marquée des titulaires de CAP, BEP ou équivalents –, le mouvement « Bloquons tout » rassemble au contraire des individus beaucoup plus diplômés que la moyenne. Seuls 8% des répondants s’arrêtent au niveau CAP/BEP, contre 28% dans l’ensemble de la population. À l’autre extrémité de l’échelle, 25% des répondants à notre enquête disposent d’un diplôme bac+3/4 et 27% d’un bac+5 et plus, soit près de trois fois plus que dans l’ensemble de la population. « Bloquons tout » apparaît ainsi comme une mobilisation composée des segments plus diplômés que la moyenne, souvent insérés dans des parcours scolaires longs et socialisés politiquement au sein d’espaces militants. Loin d’incarner une colère sociale spontanée comme celle des « gilets jaunes », « Bloquons tout » exprime plutôt une mobilisation idéologique de gauche radicale, portée par des catégories au capital éducatif élevé.

Graphique 12. Revenu mensuel net du foyer des membres de « Bloquons tout », comparé à l’ensemble de la population française16

La distribution des revenus au sein de « Bloquons tout » confirme que ce mouvement ne se confond pas avec celui des « gilets jaunes ». Alors que les « gilets jaunes » étaient fortement marqués par la précarité économique et la présence massive de ménages en dessous du revenu médian, les soutiens de « Bloquons tout » présentent une structure plus équilibrée et globalement plus favorisée. Certes, 20% de nos répondants déclarent disposer de moins de 1250 euros par mois, ce qui traduit l’existence d’une frange modeste, mais la proportion est proche de la moyenne nationale (18%). En revanche, les catégories intermédiaires (1251 à 2000 euros) sont surreprésentées dans nos répondants (28% contre 22%), et la part des revenus les plus élevés reste significative : 28% au-dessus de 3000 euros, contre 33% en population générale.

Contrairement aux « gilets jaunes », dont la mobilisation était largement enracinée dans l’expérience vécue de la précarité économique, « Bloquons tout » repose avant tout sur une forte politisation et sur la volonté de s’engager au nom d’intérêts collectifs. Les participants expriment moins une détresse matérielle personnelle qu’un projet politique global, porté par l’idée de justice sociale et de transformation radicale. Plusieurs verbatims recueillis dans notre enquête en témoignent : « J’ai rejoint ce mouvement principalement pour donner le pouvoir au peuple » ; « J’ai choisi de rejoindre ce mouvement car je pense que seul le peuple/prolétariat organisé a le pouvoir de changer la société » ; ou encore « Il faut arrêter le pouvoir bourgeois et construire une démocratie par le peuple pour le peuple ». La mobilisation est également pensée comme un espace d’apprentissage et d’action idéologique : « C’est un laboratoire d’auto-organisation […] fondé sur l’entraide, la solidarité de classe et la gestion collective des besoins », ou encore « Par la mutualisation des savoirs […] pour armer intellectuellement notre résistance ». Enfin, certains soulignent l’engagement pour les générations futures : « Je voudrais contribuer à aider notre société à réaliser la bifurcation nécessaire à l’existence d’un avenir pour les nouvelles générations ». Ces déclarations confirment que l’ancrage du mouvement n’est pas dans la condition sociale précaire de ses membres, mais dans une politisation intense et dans la volonté de « se mobiliser pour les autres », au nom du peuple, de la démocratie et des générations à venir.

Entre défiance et colère : les raisons de la mobilisation

Le rejet d’Emmanuel Macron et du Premier ministre semble constituer l’un des ressorts centraux de l’engagement dans « Bloquons tout ». Nous l’avons dit, ce rejet se matérialisait dès l’élection présidentielle de 2022, mais trouve finalement dans le budget de François Bayrou une nouvelle opportunité d’expression. Seuls 2% des répondants à notre enquête déclarent avoir confiance dans le président de la République, contre 22% des Français, et à peine 2% dans le Premier ministre, contre 14% des Français. Cette absence quasi totale de confiance illustre la radicalité du rapport au pouvoir exécutif, perçu non seulement comme illégitime, mais comme l’incarnation même d’un système à abattre.

Graphique 13. Niveau de confiance institutionnelle des membres de « Bloquons tout », comparé à l’ensemble de la population française17

Les verbatims recueillis dans notre enquête traduisent cette hostilité. Plusieurs dénoncent directement le président : « Ras-le-bol de ce président et ses différents gouvernements, je serai mobilisé du mieux possible », ou encore « Parce que ce gouvernement est illégitime et je ne suis pas du tout en accord avec sa vision ». Certains vont plus loin et appellent à sa destitution – « Remobiliser pour signer la pétition sur le site de l’Assemblée nationale pour la destitution de Macron » – ou même à un changement complet de régime : « C’est pas la motion de censure qu’on veut, c’est une destitution […]. On veut pas faire tomber que le gouvernement, on veut faire tomber toute la Ve République et que la suivante soit la nôtre ». Cette défiance ne se limite pas à la critique d’une politique particulière : elle s’attaque à la légitimité même des institutions de la Ve République et du pouvoir centralisé, accusés de trahir le peuple et de gouverner pour les plus riches. Le mouvement se nourrit donc d’une rupture profonde avec l’exécutif, vécue comme une condition préalable à toute transformation politique.

Le graphique ci-dessus montre également que la confiance dans les institutions politiques est extrêmement faible parmi les soutiens de « Bloquons tout » : seuls 20% déclarent avoir confiance dans les députés et 15% dans les partis politiques, des niveaux équivalents à la population générale, mais qui restent donc extrêmement faibles. Dans ces conditions et même s’ils ont massivement voté Jean-Luc Mélenchon à la dernière présidentielle, l’idée d’obtenir des changements par le vote apparaît peu crédible pour ces militants. Le système électoral est perçu comme verrouillé, incapable de représenter réellement le peuple et de répondre à ses aspirations.

Les verbatims confirment cette rupture avec le registre électoral. L’un d’eux affirme : « Faire tomber ce gouvernement. Ouvrir la possibilité d’une constituante tirée au sort », exprimant l’idée que le système actuel doit être remplacé par d’autres formes de représentation. On retrouve également des formulations insistant sur l’incapacité du système à représenter le peuple : « Faire entendre que le système gouvernemental n’est plus là pour une partie du peuple », ou encore « Un système injuste gouverne nos vies, dès notre naissance et nous laissons une infime partie de la population décider pour nous ». Ces extraits montrent que, pour les participants, la mobilisation ne peut pas se limiter à l’arène électorale. Elle doit passer par d’autres formes d’action : la rue, la grève, la contestation directe, mais aussi l’invention de nouvelles institutions démocratiques. Le vote, perçu comme inefficace ou capturé par une minorité, cède la place à une logique de rupture et d’action collective directe.

Autre point marquant, la confiance dans les médias, déjà assez faible au sein de la population française (32%), atteint un niveau abyssal chez nos répondants (6%).

Le seul contre-pouvoir institutionnel qui conserve une crédibilité notable auprès des répondants de « Bloquons tout » est celui des syndicats. Dans notre enquête, 45% des participants déclarent leur faire confiance, soit un score supérieur à celui observé dans la population générale (39%). Cet écart est significatif : alors que la défiance s’étend à la quasi-totalité des institutions politiques et médiatiques, les syndicats apparaissent comme un espace encore légitime de représentation et de mobilisation collective.

Cette confiance relative s’explique par la proximité idéologique entre le mouvement et les traditions militantes de la gauche radicale, mais aussi par le rôle attribué aux syndicats dans l’organisation des luttes sociales. Pour de nombreux répondants, les syndicats constituent un appui possible, non pas parce qu’ils incarneraient une solution institutionnelle, mais parce qu’ils participent d’une logique d’action collective en dehors du cadre parlementaire et électoral. De fait, si « Bloquons tout » se nourrit d’une défiance généralisée à l’égard du pouvoir et des institutions, il ne rejette pas toutes les formes d’organisation : les syndicats demeurent perçus comme des alliés potentiels dans la lutte, en tant que vecteurs de mobilisation et de rapport de force. Cette distinction éclaire l’une des raisons d’être du mouvement : chercher à construire une dynamique de transformation en s’appuyant non pas sur les institutions politiques classiques, mais sur des structures de lutte et de contestation issues de la société civile organisée.

Graphique 14. Rapport au personnel politique des répondants de « Bloquons tout » comparé à l’ensemble de la population française18

Le sentiment de corruption et de trahison des responsables politiques apparaît également comme l’un des moteurs centraux des répondants de « Bloquons tout ». Alors que 78% des Français estiment que leurs idées ne sont pas bien représentées par le système politique, ce constat est partagé par 96% des soutiens du mouvement ayant répondu à notre enquête. De même, 76% considèrent que « la plupart des hommes et des femmes politiques sont corrompus » et 86% qu’ils agissent principalement dans leur intérêt personnel. Ces jugements traduisent une rupture radicale avec les institutions existantes et alimentent la conviction que la mobilisation est le seul levier de transformation. Les verbatims le confirment avec force : « Lutter contre le système actuel qui tend à l’oligarchie, faire contre-pouvoir et défendre mes idéaux » ; « Je veux faire ma part pour que le système politique change en France et que les capitalistes ultra riches arrêtent de dicter notre avenir », ou encore « En France et depuis de très nombreuses années, le pouvoir politique pense d’abord à l’intérêt de l’économie pour la grandeur de la France […] plutôt que de l’économie pour le bonheur de la population ». Ces propos montrent que la mobilisation ne naît pas seulement d’un désaccord ponctuel avec une politique gouvernementale, mais d’une conviction plus profonde : le système politique est perçu comme illégitime, corrompu et incapable de représenter le peuple.

Graphique 15. Émotion principalement ressentie par les membres de « Bloquons tout »

Le registre émotionnel des répondants de « Bloquons tout » éclaire enfin les ressorts du mouvement : plus d’un répondant sur deux exprime avant tout de la colère (52%), ce qui confirme que la mobilisation se nourrit d’un sentiment d’exaspération face aux inégalités et au système politique, et non d’une simple inquiétude diffuse. L’inquiétude (24%) et l’espoir (19%) constituent des émotions secondaires, mais significatives, traduisant à la fois l’angoisse pour l’avenir et la conviction qu’un changement reste possible. À l’inverse, la peur (3%) et la sérénité (2%) sont quasi absentes, ce qui souligne que le mouvement n’est ni marqué par le repli ni par l’acceptation de l’ordre existant, mais bien par une logique d’opposition active.

Entre justice sociale et démocratie directe : des revendications extrêmement marquées

Le graphique ci-dessous met en évidence que les revendications de « Bloquons tout » se structurent autour d’un triptyque très marqué à gauche : la montée des inégalités sociales constitue de loin la première préoccupation (54% contre 13% dans la population générale), suivie par la protection de l’environnement (43% contre 23%) et l’avenir du système de santé (30% contre 19%). À ces thèmes s’ajoutent les difficultés liées au pouvoir d’achat (38%, taux proche de la moyenne nationale), mais la hiérarchie des priorités se distingue nettement du reste de la population : les enjeux sécuritaires et identitaires, qui dominent souvent dans l’opinion publique (immigration, délinquance, terrorisme), sont ici quasi absents, ne rassemblant que 3 à 4% des répondants. Ces résultats confirment que « Bloquons tout » est animé par des revendications profondément ancrées dans la gauche radicale, centrées sur la justice sociale, la redistribution, l’écologie et la défense des services publics, plutôt que sur les thématiques de sécurité ou d’identité.

Graphique 16. Principaux enjeux de préoccupation des membres de « Bloquons tout », comparés à l’ensemble de la population française (deux réponses possibles)19

Le graphique 17 montre également que l’une des revendications centrales de « Bloquons tout » porte sur la transformation radicale du système démocratique. Alors que 44% de la population française privilégient la démocratie représentative – un système fondé sur des représentants élus votant la loi –, seuls 13% des soutiens du mouvement adhèrent à cette conception représentative classique. À l’inverse, une immense majorité (82%, contre 37% en population générale) se prononce pour la démocratie directe – un système où le peuple décide directement des lois à travers des référendums, des assemblées citoyennes ou des instances tirées au sort. Les autres options – gouvernement des experts, pouvoir militaire ou autorité d’un dirigeant fort – sont quasi inexistantes, contrairement à une partie de l’opinion publique. Ce résultat met en évidence une revendication essentielle : « Bloquons tout » ne demande pas seulement des réformes sociales ou économiques, mais aspire à un changement institutionnel profond, rompant avec la démocratie représentative pour instaurer une démocratie directe et participative. C’est sur ce point précis que « Bloquons tout » se rapproche le plus des « gilets jaunes », dont l’une des principales revendications portait déjà sur le référendum d’initiative citoyenne (RIC) et sur la volonté de donner au peuple un pouvoir direct dans les décisions politiques.

Graphique 17. Système de gouvernement préféré par les membres de « Bloquons tout », comparé à l’ensemble de la population française20

Les modalités d’action : jusqu’à la violence ?

Si la volonté de se mobiliser concrètement le 10 septembre prochain est affirmée par une immense majorité des répondants, les modalités concrètes de la mobilisation apparaissent encore extrêmement floues. Plusieurs verbatims traduisent une incertitude persistante : « Je ne sais pas », « Je ne sais pas comment agir », ou encore « Je ne sais pas encore comment je vais me mobiliser le 10 septembre […] j’attends plus sérieusement un appel national ». D’autres expriment une envie d’être présents sans savoir précisément comment : « Comment agir, je ne sais pas encore », « Je ne sais pas vraiment comment me mobiliser pour le 10 septembre », ou encore « Je ne sais pas encore comment mais je serai mobilisé et je lâcherai rien !!! ». Ces hésitations témoignent d’un décalage entre une détermination collective forte et une absence de structuration claire de l’action, qui laisse les individus dans l’attente de consignes ou d’initiatives locales ou nationales. Autrement dit, si l’intention de « bloquer » est partagée, sa mise en œuvre reste encore largement indéterminée, ce qui contribue à entretenir un climat d’incertitude autour de la mobilisation.

Graphique 18. Pourcentage des membres de « Bloquons tout » et de l’ensemble de la population française considérant qu’il est normal que certaines personnes utilisent la violence pour défendre leurs intérêts21

Alors que les manifestations des « gilets jaunes » avaient pu être extrêmement violentes, en sera-t-il de même pour ce mouvement ? Les données de l’enquête montrent que, si la violence n’est pas une perspective unanime, elle est jugée légitime par une part significative des répondants de « Bloquons tout ». En effet, 44% d’entre eux estiment qu’il est « normal que certaines personnes usent de la violence pour défendre leurs intérêts », soit deux fois plus que dans l’ensemble de la population (22%). Ce résultat souligne que le mouvement n’exclut pas la radicalité : une partie non négligeable de ses membres considère la violence comme un mode d’action possible dans certaines circonstances, en cohérence avec une vision de confrontation directe avec le pouvoir. Cela ne signifie pas pour autant que « Bloquons tout » basculera nécessairement dans des formes d’action violentes, mais cela met en lumière une disponibilité accrue à la conflictualité totale, qui distingue le mouvement d’autres mobilisations plus strictement pacifiques et qui alimente l’incertitude sur ses formes d’action futures.

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