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LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE, UN MONARQUE (MAL) ÉLU

ARTICLE – La Ve République, une monarchie élective gravée dans le marbre? 13 idées reçues décryptées par Benjamin Morel

La constitution née en 1958 dans le contexte extrêmement tendu de la guerre d’Algérie, est, de nos jours, l’objet de débats houleux entre tenants de sa conservation, de sa modification ou de son abolition. Pour tenter de faire la part entre les faits et les fantasmes qui l’entourent, Historia a soumis plusieurs grandes idées reçues à Benjamin Morel, maître de conférences en droit public, qui vient de publier Le Nouveau Régime ou L’impossible parlementarisme.

Par Pierre-Louis Lensel. 13 juin 2025 HISTORIA

La IVe République, entre 1946 et 1958, est un régime inefficace en soi, voué à disparaître rapidement

Plutôt faux. « Contrairement à ce que l’on entend souvent, la difficulté, sous la IVeRépublique, n’est pas vraiment la constitution en tant que telle. Assez classique, elle ressemble à ce que l’on retrouve dans bien des pays d’Europe occidentale après la Seconde guerre mondiale.

Ce qui fragilise le régime, c’est la conjugaison de trois facteurs principaux. Le premier : des guerres coloniales qui rendent le climat politique très lourd. Le second : un régime des partis dysfonctionnel, lié à des élections à une proportionnelle départementale, telles qu’elles sont mises en place en 1946. On pense alors que ce mode de scrutin va stabiliser le système : on estime que, grâce à ce lui, les partis pourront avoir de l’autorité sur leurs députés et que des accords entre partis permettront des coalitions stables. Mais comme les élections ont lieu par département, chaque élu se met à faire sa propre liste localement, souvent sans citer le parti, ce qui les pousse à agir de manière autonome. Ainsi, contrairement à une idée reçue, souvent répandue par le gaullisme, les partis ne sont pas réellement les maîtres du jeu sous la IVe République : cette dernière pâtit même surtout de leur faiblesse.

Troisième grand facteur d’affaiblissement du régime : à partir de 1947, en raison de la Guerre froide, les communistes s’excluent du jeu des alliances, tandis qu’à droite, gaullistes puis poujadistes se tiennent eux aussi à l’écart, pour des raisons différentes. Les possibilités de rapprochements, plus au centre, sont donc réduites à un nombre limité d’acteurs : la SFIO, qui, à l’époque, n’a pas renoncé à la collectivisation des moyens de production, la droite « modérée », en fait plus radicale que les gaullistes, et, entre les deux, des petits groupes qui servent d’arbitres. Alors, évidemment, les jeux d’alliance entre ces formations, qui concernent environ deux tiers des députés, représentent peu ou prou 50% de l’électorat et sans beaucoup d’atomes crochus idéologiques, sont très instables…

Le contexte politique change sous la VeRépublique, qui – ne l’oublions pas – a pour base la constitution qui l’a précédée : la question coloniale est réglée en quelques années, les gaullistes et les communistes sont réintégrés aux jeux des alliances et les poujadistes disparaissent.»

La Ve République est la fille de la guerre d’Algérie

Plutôt vrai. « Sous la IVe République, ce dont on aurait besoin pour stabiliser le régime d’un point de vue institutionnel est assez bien identifié : des réformes sont dans l’air et le régime possède les ressources nécessaires pour évoluer. Par exemple, ce qui sera un jour le fameux article 49 alinéa 3 n’est pas imaginé d’abord par le général de Gaulle ou par Michel Debré, mais par d’anciens présidents du Conseil du régime précédent, Pierre Pflimlin et Guy Mollet.

En revanche, la concrétisation rapide de ces réformes passe par une grave crise extraconstitutionnelle : la guerre d’Algérie. Sans ce contexte, il est assez probable que la VeRépublique ne serait pas née, mais que la précédente aurait été modifiée progressivement pour ressembler peu ou prou à ce qui est mis en place en 1958.»

Le général de Gaulle est l’unique inspirateur de la Ve République

Faux. « Il est bien sûr l’un des inspirateurs majeurs : dans son discours de Bayeux de 1946, bien des éléments de sa conception de 1958 sont déjà présents. Mais de Gaulle n’est pas seul. L’architecte de la nouvelle constitution, son « papa » pourrait-on dire, c’est Michel Debré.

Et, contrairement à ce que l’on croit parfois, l’alignement n’est pas parfait entre les deux hommes d’un point de vue institutionnel. Ce qui compte pour de Gaulle, c’est d’avoir un État fort, qui puisse être incarné par le président en cas de crise grave – cela correspond au traumatisme de 1940, quand il a constaté à quel point un dysfonctionnement institutionnel a favorisé la voie de l’armistice face à l’Allemagne. Il lui paraît essentiel que, quoi qu’il arrive, l’État puisse tenir, grâce à un exécutif fort. Debré, lui, a en tête un modèle assez classique dans l’histoire politique française : le Royaume-Uni. Pour lui, l’homme fort de la Ve République doit être le Premier ministre.

Quand on lit la constitution, c’est bien le chef du gouvernement qui tire son épingle du jeu. Le président, lui, est censé avoir des pouvoirs, certes importants, mais d’exception. La VeRépublique correspond bien à une conjugaison de deux visions, agrémentées d’autres réflexions – de Pflimlin ou Mollet, notamment, que j’évoquais plus tôt.»

La Ve République met en place une monarchie élective, faisant de l’Assemblée une «caisse enregistreuse»

À nuancer. « De facto, oui, mais à partir de 1962. Cette année-là est marquée par la mise en place de l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Sur le papier, cela n’accroît pas ses pouvoirs, mais il en tire une légitimité nouvelle. Cela change beaucoup les rapports de force au sein du régime. Or, l’impact réel de cette évolution met environ une décennie à être compris largement. En 1965, par exemple, le Parti communiste ou la SFIO tendent encore à penser que l’élection présidentielle n’a pas une si grande utilité. François Mitterrand fait exception dans son camp : il a conscience que l’enjeu a changé.

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Autre élément, également en 1962 : de Gaulle, en procédant à la dissolution de l’Assemblée, provoque une concomitance, à peu de choses près, entre les élections présidentielle et législatives. Désormais, un effet de ricochet très puissant existe entre les deux : les électeurs « vaincus » à la première élection tendent à se démobiliser pour la seconde. Cela favorise une situation nouvelle, non prévue dans le texte de la constitution : la mise en place d’une majorité absolue, qui donne au président une grande puissance. Celui qui tient l’Élysée tient le Palais Bourbon, face auquel le Premier ministre est responsable. Dès lors, oui, nous sommes dans un modèle présidentialiste qui tend à écraser le Parlement.

Toutefois, une situation comme celle que connaît le régime depuis 2024, avec une « tripolarisation » politique, enraye, voire casse ce mécanisme – nous en reparlerons.»

La Ve République donne tous les pouvoirs à la majorité parlementaire

Plutôt vrai. « La clef de la Ve République, c’est la majorité. La personne qu’elle soutient est toute-puissante : cela peut être le président ou, s’il n’est pas de la même couleur politique, le Premier ministre – ce que l’on appellera une cohabitation.

En 2008, une réforme institutionnelle cherche tout de même à donner un petit peu de pouvoir à l’opposition, pour contrebalancer a minima le poids écrasant de la majorité. Cela se traduit notamment par des niches parlementaires pour que des partis minoritaires puissent présenter des textes, des commissions d’enquête ou la désignation d’un membre de l’opposition à la tête de la commission des Finances.

Cette grande importance donnée à la majorité a une conséquence : lorsqu’il n’y en a pas, cela n’engendre pas un déplacement du pouvoir, mais une absence de pouvoir… »

La séparation des pouvoirs est respectée dans la France de la Ve République

Vrai en droit, plutôt faux en fait. « Si l’on se réfère aux textes, le principe est consacré. En France, on parle, pour schématiser, de séparation des pouvoirs souple et non absolue. Concrètement : le gouvernement est responsable devant le Parlement (d’où les motions de censure) et le président de la République a la possibilité de dissoudre l’Assemblée. C’est pour cela que l’on qualifie le régime de parlementaire.

Dans les faits, les rapports sont différents. En période de non-cohabitation, un député de la majorité, par exemple, obéit généralement au chef de l’État. La raison en est simple : c’est le président qui contrôle le parti, donc les investitures, ce qui rend les dissidences très risquées ; par ailleurs, de la réussite ou de l’échec de l’exécutif dépend une bonne part des résultats des législatives suivantes…»

Le régime a très peu évolué depuis 1958

À nuancer. « Si l’on se focalise sur les fondements du régime, ils restent assez stables depuis sa mise en place. En revanche, le texte de la constitution connaît, au fil des décennies, de nombreuses évolutions – en moyenne, une révision tous les trois ans. De ce fait, dire que la Ve République repose sur un texte gravé dans le marbre qu’on ne toucherait que « d’une main tremblante », pour paraphraser Montesquieu, est faux. Pour reprendre l’exemple que j’évoquais de la réforme institutionnelle de 2008, elle se traduit tout de même par la modification de la moitié de l’ensemble des articles !

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Par ailleurs, des organes sont marqués par une grande évolution, ce qui montre que la constitution est un objet vivant. Si l’on s’intéresse au Conseil constitutionnel, le changement est particulièrement frappant. De Gaulle et Debré le regardent initialement comme une réunion d’anciens hommes politiques qui doivent s’assurer que les parlementaires ne marchent pas sur les platebandes de l’exécutif. Mais, à partir des années 1970, il se mue en gardien des droits et libertés fondamentaux – ce qui indigne Debré, d’ailleurs.»

Les cohabitations sont nées d’une interprétation non prévue au départ de la constitution

À expliquer. « Cette idée part d’un regard erroné sur les intentions de 1958. À l’époque, un fait est dans les esprits : il n’y a jamais eu, jusque-là, de majorité absolue en France – la première fois, c’est en 1962. De Gaulle et Debré n’imaginent pas que ça puisse arriver. De ce fait, pour eux, le président doit trouver comme il peut un Premier ministre qui ne sera pas renversé par l’Assemblée nationale, grâce à des jeux d’alliance. L’enjeu est donc que le chef du gouvernement puisse gouverner et non qu’il y ait un alignement parfait entre l’Élysée et Matignon, grâce à une majorité absolue. La notion même de « cohabitation » n’est donc, au départ, pas théorisée.

Le premier à dire qu’en cas de non-majorité à l’Assemblée – ce qui implique un Premier ministre d’une autre couleur politique –, il ne démissionnera pas et enclenchera ce qui s’appellera un jour une « cohabitation », c’est Valéry Giscard d’Estaing, en 1979. Mais le premier à vivre la situation est François Mitterrand, après la défaite de la gauche aux législatives de 1986.»

Le passage du septennat au quinquennat n’a rien modifié en profondeur

Vrai et faux. « Quand on reprend les débats sur le sujet sous Jacques Chirac, de nombreuses vertus sont prêtées au quinquennat, regardé comme une nécessaire modernisation, permettant d’avoir une respiration démocratique plus rapide. Aujourd’hui, beaucoup de personnes sont bien moins enthousiastes.

Mais alors, qu’est-ce qui change réellement avec le quinquennat ? La principale conséquence est la concomitance répétée de deux élections, correspondant chacune à des mandats de cinq ans : la présidentielle et les législatives, ce qui est d’ailleurs précisé, à l’époque, par une loi organique. Notons que le Sénat – tout en acceptant le principe du quinquennat – essaye alors de s’opposer à l’institution de ce télescopage des calendriers électoraux. L’argument avancé : toujours traitées comme une réplique de la présidentielle, les législatives n’auront plus guère d’importance et le Parlement s’en trouvera, dans sa globalité, très affaibli. Cette position me semble visionnaire : faute de respiration électorale à l’Assemblée en cours de mandat présidentiel, celle-ci devient effectivement encore plus suiviste face au pouvoir exécutif – du moins jusqu’en 2022, année où ne se dégage pas une majorité absolue aux législatives, après la présidentielle.»

La dissolution de Jacques Chirac en 1997 n’avait aucun sens

Faux. « En réalité, cette dissolution d’une Assemblée où le président de la République bénéficie d’une majorité n’est pas si folle. Les sondages sont alors bons pour Chirac et il entend ainsi se constituer un glacis de députés plus sincèrement acquis à sa cause : en effet, les députés de la majorité de droite élue en 1993 comprennent nombre de partisans de Balladur [rival de droite de Jacques Chirac à la présidentielle de 1995, NDLR] et de personnes pas si contrôlables par le président et son Premier ministre, Alain Juppé, puisqu’elles ne leur doivent pas leur place. L’idée de recréer un vrai alignement entre pouvoirs exécutif et législatif pour les cinq dernières années du mandat présidentiel n’a rien d’absurde.

Le pari, cependant, échoue de manière inattendue, puisque la gauche remporte les élections, ce qui ouvre une période de cohabitation.»

La constitution provoque une situation de blocage si l’on sort du modèle d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale

Faux. « Encore une fois, la Ve République est conçue, au départ, pour gérer des majorités relatives. La période 2022-2024 correspond en réalité assez bien à la situation habituelle envisagée par le général de Gaulle et Michel Debré.

Toutefois, la configuration créée après la dissolution de l’Assemblée par Emmanuel Macron, en 2024, est différente : il n’y a plus de majorité, même relative, parmi les députés, avec un espace soutenant le gouvernement devenu très résiduel. Est-ce un problème constitutionnel ? J’aurais tendance à dire que c’est plutôt un problème politique, lié à une tripolarisation très étanche.»

La Ve République a fait perdre aux partis le sens du compromis

À nuancer. « Ce qui me paraît en cause n’est pas tant la Ve République en soi, que le mode de scrutin choisi pour les législatives. Prenons un exemple : le cas des socialistes, depuis 2024. Pourquoi ne tendent-ils pas la main au gouvernement de François Bayrou ? Parce qu’avec un scrutin majoritaire à deux tours, leurs députés ont été élus après une alliance avec LFI et les écologistes qui a précédé le vote. Il est très délicat pour eux d’en sortir s’ils espèrent être réélus la prochaine fois… Ainsi, même si leurs relations sont très mauvaises, le PS et LFI sont contraints par leur ancien accord. De ce fait, les blocs deviennent étanches – situation que l’on retrouve moins chez nos voisins où la proportionnelle est appliquée, ce qui favorise plus aisément des alliances post-électorales.

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Ce n’est donc pas autant qu’on le croit une question de sectarisme ou d’égoïsme au détriment de l’intérêt général, mais de risque politique – et, en cela, de pragmatisme. Aucun parti ne veut briser ses chances d’accéder un jour au pouvoir, pour, justement, y défendre sa propre conception de l’intérêt général.»

Les changements de constitution se traduisent par de graves périodes de crises

Plutôt vrai. « En France, on n’est jamais passé d’une constitution à une autre sans période de crise – guerre, trouble très grave ou révolution. Mais sans doute ne faut-il pas inverser cause et conséquence ! C’est plutôt la crise qui provoque le changement de régime que l’inverse.

Dans notre pays, aucune nouvelle constitution n’a été instaurée à froid : cela ne s’est jamais passé dans une ambiance d’amour fraternel, de réflexion tranquille et de brainstorming général ! Cela ne veut pas dire que cela ne puisse pas être tenté. Est-ce que la période de transition provoquerait un effondrement du pays ? Probablement pas. En revanche, peut-on vraiment savoir ce que l’on mettrait en place, à plus long terme ? Il suffit de penser aux débuts de la IIIe ou de la Ve République : l’histoire montre à quel point il y a un écart entre les intentions de ceux qui rédigent les constitutions et la mécanique qui s’instaure réellement. En effet, il leur est impossible de tout maîtriser, d’avoir conscience de tout – c’est déjà très difficile avec de simples ajustements d’articles, qui peuvent avoir d’immenses conséquences, alors à l’échelle d’un texte entier !

Pour cette raison, l’idée d’une tabula rasaconstitutionnelle est envisageable, mais elle doit être prise avec énormément de prudence. On peut espérer écrire le règlement du Paradis et se retrouver avec la constitution de l’Enfer dix ans plus tard…»

A NOTER :

Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas et docteur en sciences politiques de l’École normale supérieure Paris-Saclay, vient de publier Le Nouveau Régime ou l’impossible parlementarisme, chez Passés Composés.

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