
DÉJÀ PUBLIÉ PAR METAHODOS :
270 MILLIARDS POUR LES ENTREPRISES ET LES PLUS RICHES : UNE PHÉNOMÉNALE DÉRIVE CLIENTÉLISTE ?
ARTICLE – « Elles ont été multipliées par dix en 30 ans » : dans un livre, deux journalistes se penchent sur les 270 milliards d’euros d’aides aux entreprises, « trou noir » du budget de l’État
Thierry Lévêque / ALP NICE MATIN SEPTEMBRE 2025
Journalistes à l’Obs, Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre publient « Le Grand Détournement », fruit de deux ans d’enquête sur les aides aux entreprises.
Le dernier ouvrage de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre prolonge les travaux d’une commission d’enquête sénatoriale rendus en juillet dernier, et chiffre à 270 milliards d’euros par an en France les aides directes et indirectes aux entreprises. Les contreparties ne sont, selon ce travail, ni évidentes ni surtout vérifiées.
Quelle est l’histoire et l’évolution des aides aux entreprises ?
Caroline Michel-Aguirre : Elles ont été environ multipliées par dix en 30 ans, d’une trentaine de milliards d’euros dans les années 1990 à 270 milliards, selon notre estimation, aujourd’hui. Ce sont des décisions politiques qui ont commencé dans un contexte de mondialisation, pour aider les entreprises à s’adapter. Puis le mouvement s’est fortement accéléré depuis les années 2010. Ce qui nous a le plus surpris dans cette enquête, c’est que pour l’instant, c’est un trou noir : vous ne trouvez pas dans le budget une ligne « aide aux entreprises », ça n’existe pas. Ce sont des données éparpillées, qu’on peut trouver dans divers documents et qu’il faut reconstituer.
Comment se répartissent-elles ?
Matthieu Aron : Il y a trois grandes catégories., D’abord, les exonérations de cotisations sociales patronales sur les salaires, qui pèsent 90 milliards d’euros. Un second domaine est constitué des niches fiscales, des exemptions, pour 110 milliards d’euros. Là, on a une partie officielle, et de l’avis général on arrive à une cinquantaine de milliards. Mais il y a d’autres niches fiscales, qui portent un joli nom, « déclassées », tellement banalisées qu’on ne les fait plus figurer dans les documents budgétaires. Enfin, il y a un ensemble de subventions, de prêts, très divers, qui représentent selon nous 70 milliards, venant de l’État, des collectivités territoriales, quelques aides européennes.
Vous donnez des exemples, jugés choquant
CMA. : Nous citons les cinq millions d’euros versés à Michelin pour acheter des machines-outils sophistiquées destinées à une usine à la Roche-sur-Yon en Vendée, mais qui ont finalement abouti à des usines en Roumanie et en Espagne, alors que l’usine vendéenne fermait. Il y a le cas de LVMH qui, en 2023 a fait 15 milliards d’euros de bénéfices, versé six milliards d’euros de dividendes à ses actionnaires dont la moitié pour la famille Arnault, alors que le groupe touchait 275 millions d’euros d’aides. Il y a Carrefour qui touche des centaines de millions alors que ses effectifs passent de 112 000 employés à 75 000, par le biais du passage en franchise de magasins. Il y a aussi le cas de Sanofi, ultra-bénéficiaire, qui touche un milliard d’euros sur 10 ans de « crédit impôt-recherche » alors que 3 200 postes de chercheurs ont été supprimés dans le même temps. Etc.
Quelle est la contrepartie et l’efficacité de ces aides ?
M.A. : En fait, c’est inexistant alors qu’à l’étranger, en Espagne ou en Italie par exemple, c’est pratiqué, on peut même retirer les aides faute d’efficacité, ou si vous devenez ultra-bénéficiaire, si vous licenciez, si vous délocalisez…
C-M.A. : On ne sait, le plus souvent, rien sur l’efficacité des 2 200 dispositifs de subventions empilés au fil des ans. Et il y a la question de la prolongation, du chèque à l’aveugle. Exemple, le CICE (Crédit impôt compétitivité emploi) lancé sous François Hollande a donné des effets à court terme, 100 000 emplois créés, mais une étude indépendante très complète montre qu’à long terme, ça n’a plus d’effet. Malgré cela, on ne débranche pas le système.
Quelle est selon vous la conséquence sur la situation de l’État et de ses finances ?
M.A. : Il n’y a pas d’argent magique et ce qu’on donne d’un côté, on le prend dans une poche de l’autre. Pour financer la baisse de cotisations patronales, on a puisé dans un impôt très connu des Français, la TVA. Jusqu’en 2017, 92 % des recettes de la TVA allaient au service de l’État. Aujourd’hui, ce n’est plus que 47 %. Et donc derrière, c’est très simple, on s’est endetté. Mais alors qu’on peut discuter de tout, de la pertinence des dépenses d’éducation, de la façon dont l’hôpital est géré, du montant des retraites, des dépenses de médicaments… Sur les entreprises, on ne peut pas en parler, c’est vraiment un sujet tabou.
Ce dispositif a eu des conséquences sur les deux extrêmes de l’échelle sociale ?
C.M-A. : Il a provoqué une « smicardisation » de la population – 17 % de la population aujourd’hui – car exonérer de cotisations les plus bas salaires bloque mécaniquement les augmentations au-dessus.
Au plus haut de l’échelle sociale, le patrimoine des plus grandes fortunes a été multiplié par sept en 20 ans, environ 1 800 foyers possèdent plus de 1 100 milliards d’euros en capital. Un des soucis principaux dans ce milieu est de savoir “comment faire pour payer le moins d’impôts possible”, avec l’argument qu’ils contribueraient déjà assez. Ce qui me surprend, c’est que les très, très riches ne semblent jamais avoir conscience du bénéfice qu’ils tirent de la France, de son modèle social, son savoir-faire. Que seraient les sacs LVMH sans tout cela ?
On parle beaucoup de la taxe « Zucman », qui consisterait à prélever 2 % du capital détenu par les 1 800 foyers d’ultras-riches. Votre avis.
M.A. : Les grandes fortunes s’arrangent pour ne pas avoir de revenus personnels avec les dividendes, qu’elles envoient dans une holding, ce qui leur permet de payer moins en proportion que les « moyens »-riches et que les classes moyennes. Taxer donc cela, rééquilibrer, pourquoi pas, mais la taxe Zucman, devenue un objet politique, pose beaucoup de questions économiques et juridiques. D’autres chercheurs moins médiatiques ont proposé d’autres solutions, comme augmenter l’imposition au stade où vous envoyez vos dividendes dans une holding, imposer les plus-values « latentes » [pas encore encaissées, NDL], les successions… Ces réflexions occupent déjà des organismes comme la Cour des comptes. Reste à voir si ce sera possible politiquement.
« Le grand détournement, comment milliardaires et multinationales captent l’argent de l’État », Allary éditions, 19,9 euros.