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AGHION, CONSEILLER DU PRINCE, DÉÇU, MAIS … – DOSSIER

Philippe Aghion a inspiré le premier Macron puis s’est éloigné … et s’est rapproché

1. ARTICLE – Il a inspiré Macron, conseillé Hollande et défié Piketty : qui est vraiment Philippe Aghion, nouveau prix Nobel d’économie ?

2. ARTICLE – Aghion, l’inspirateur d’Emmanuel Macron sur la croissance

3. ARTICLE – Comment bien taxer les ultra-riches ? Le face-à-face intégral entre Zucman et Aghion

4. ARTICLE – Seule la régulation peut sauver le capitalisme schumpetérien

5. ARTICLE – Ecole : les trois leviers essentiels pour en finir avec les « Einstein perdus »

1. ARTICLE – Il a inspiré Macron, conseillé Hollande et défié Piketty : qui est vraiment Philippe Aghion, nouveau prix Nobel d’économie ?

Cet économiste s’est imposé dans le milieu académique pour ses travaux sur la croissance et l’innovation, notamment sur le mécanisme de « destruction créatrice ». Très impliqué dans le débat public, il appelle à un sursaut de l’Europe sur l’innovation, qui constitue, d’après lui, le facteur-clé de la puissance.

THIERRY FABRE 13 OCTOBRE 2025 CHALLENGES

Signe prémonitoire. En 2021, Philippe Aghion avait réuni plusieurs prix Nobel dans une conférence organisée par le Collège de France, où il enseigne, pour discuter de l’apport de ses recherches et de celles de l’économiste américain Peter Howitt sur la « destruction créatrice ». L’économiste français était assez irrité que les médias ne donnent pas plus d’ampleur à cette conférence académique de haut niveau. Quatre ans plus tard, il va avoir un traitement médiatique à la hauteur de ses recherches : Philippe Aghion a obtenu le prix Nobel d’Economie , le 13 octobre, avec le même Peter Howitt, chercheur canadien, ainsi que l’américano-israélien Joel Mokyr.

Quelle consécration pour cet économiste de 69 ans, qui a passé une partie de sa carrière aux Etats-Unis (Harvard) et au Royaume-Uni (Oxford) avant de revenir en France créer la chaire « Economie des institutions, de l’innovation et de la croissance » au Collège de France. Dans le milieu académique, Aghion était déjà reconnu, de longue date, pour ses travaux sur la théorie de la croissance et de l’innovation, notamment sur le concept schumpétérien de « destruction créatrice ». En clair, comment les innovations technologiques rendent les anciennes obsolètes, en provoquant créations et faillites d’entreprises.

Il dénonce le sous-investissement de l’Europe en R&D

Pour lui, le nerf de la guerre, le facteur-clé de la puissance des Etats, c’est l’innovation. C’est bien par leur avance technologique que les Etats-Unis ont assis leur puissance. Et il ne cesse d’exhorter les Européens à se réveiller et investir vraiment dans l’innovation. « L’Europe sous-investit en recherche et développement (2 % de son PIB contre 3,4 % aux Etats-Unis). Et elle investit mal » , lançait-il récemment dans Challengesoù il est éditorialiste, pointant notre sous-investissement dans l’IA, les semi-conducteurs et les biotechs. Depuis des années, il pousse les dirigeants français et européens à s’inspirer de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), l’agence de recherche pour l’Armée américaine à l’origine de nombreuses innovations. En vain.

Depuis longtemps, cet économiste passionné est sorti de ses centres de recherche pour tenter de convaincre les gouvernants. Fin août, il intervenait à Autun, à l’Université d’été du Laboratoire de la République, le think tank de Jean-Michel Blanquer, juste avant un grand débat antre Bernard Cazeneuve et Edouard Philippe. Avec un enthousiasme débordant, commentant moult graphiques, il a prôné ce sursaut européen technologique par une vraie politique industrielle, via une coalition franco-allemande afin de desserrer les règles de l’unanimité des 27.

Il a fortement inspiré le programme économique de Macron

En France, cet économiste de renommée mondiale a joué un rôle très important auprès des derniers présidents. D’abord François Hollande. En 2011, ce social-démocrate a animé un cercle d’experts, baptisé « La Rotonde » (la brasserie parisienne où ils se retrouvaient) avec Gilbert Cette, Elie Cohen et un certain Emmanuel Macron qu’il avait connu à la Commission Attali en 2007. S’il a sans doute influencé François Hollande sur ces mesures pro entreprises comme le CICE, il ne s’est pas impliqué dans le quinquennat jugeant la politique du socialiste « brouillonne, mal assumée et mal exécutée ».

C’est avec Emmanuel Macron qu’il verra ses idées, en partie, mises en pratique . En 2017, il a fortement inspiré le programme économique du candidat, notamment sa réforme fiscale, en prônant une baisse de la taxation des revenus du capital (la flat tax) pour encourager l’investissement productif. Aghion n’a de cesse de vanter les vertus du modèle social-démocrate suédois où l’Etat providence va de pair avec une fiscalité douce pour les entreprises, afin de favoriser l’innovation.

Mais l’économiste va prendre ses distances avec le président. En 2018, il adresse une note, avec Jean-Pisani-Ferry et Philippe Martin qui avaient aussi contribué au programme présidentiel, pour lui demander un rééquilibrage social de sa politique. « Le thème de la lutte contre les inégalités d’accès, qui était constitutif de l’identité politique du candidat, est occulté » , déplorent les auteurs qui expriment « la crainte d’un recentrage à droite ». Les liens vont se distendre peu à peu. Et Philippe Aghion ne va pas s’impliquer dans la campagne présidentielle de 2022.

En opposition frontale avec Piketty et Zucman

Eloigné de la politique, Philippe Aghion n’hésite pas pour autant à intervenir dans le débat public. On l’a vu sortir du bois récemment au sujet de la polémique autour de la taxe Zucman. De longue date, il s’oppose à l’approche défendue par les économistes Thomas Piketty et Gabriel Zucman sur les inégalités. Pour lui, l’augmentation de la part des revenus captés par les plus riches, notamment aux États-Unis, serait en partie due à l’innovation. Et le coup de bambou fiscal préconisé par le duo Piketty-Zucman risque de la tuer. « Tu vas transformer la France en prison fiscale » , a lâché Aghion à son collègue Zucman, lors d’un débat organisé par France Digitale , le 17 septembre. Tu tires une balle dans le pied de la France au moment où elle doit se réveiller » .

Ce chercheur volubile a déjà des disciples de haut niveau. Xavier Jaravel, le président du Conseil d’Analyse Economique, Alexandra Roulet, chercheure à l’Insead et ancienne conseillère économique d’Emmanuel Macron à l’Elysée, Cécile Antonin, économiste à l’OFCE et Stefanie Stancheva , professeure à Harvard, s’inspirent des travaux de Philippe Aghion notamment sur l’innovation et la croissance. Avec la consécration du Nobel, ce courant de pensée va sans doute sensiblement se renforcer.

2. ARTICLE – Aghion, l’inspirateur d’Emmanuel Macron sur la croissance

L’économiste Philippe Aghion connaît bien Emmanuel Macron: ses théories sur un modèle de croissance à la suédoise ont influencé le nouveau président. 

GAËLLE MACKE 11 DÉCEMBRE 2017 CHALLENGES

S’il a pu avoir le moindre regret d’avoir quitté son prestigieux poste à Harvard pour accepter une chaire au Collège de France en 2015, Philippe Aghion, 60 ans, est aujourd’hui ravi d’être revenu en France : il est aux premières loges pour conseiller Emmanuel Macron, dont le programme s’inspire largement du modèle de croissance par l’innovation, « à la suédoise », qu’il promeut inlassablement.

C’est à l’été 2007 que cet économiste recruté par Jacques Attali pour phosphorer au sein de la Commission de la libération de la croissance a fait la connaissance du président, alors jeune inspecteur des Finances, choisi comme rapporteur. « Il a tout de suite fait preuve d’une vraie volonté de comprendre l’économie et notamment les nouvelles théories sur la croissance, il est beaucoup venu à la maison pour étudier », raconte Aghion. En 2011, les deux se retrouvent au service de la campagne de François Hollande, Macron organisateur et Aghion pilote de réunions d’experts, à la brasserie La Rotonde, pour alimenter le programme. Le prof est bluffé par l’élève : « Emmanuel pige vite ! Il a du charisme et une rapidité d’esprit, ses idées font bouger les lignes. » Mais, une fois Hollande élu, les économistes de La Rotonde n’ont plus été reçus, et, face à une politique « brouillonne, mal assumée et mal exécutée », le social-libéral Aghion a juré qu’on ne l’y reprendrait plus.

Reste qu’il a été flatté de voir, le 1er octobre 2015, le ministre de l’Economie Emmanuel Macron assister à sa leçon inaugurale au Collège de France sur « les énigmes de la croissance » : « Assis au premier rang, il a pris des notes sans regarder son portable pendant une heure. » Pris dans l’effervescence de la campagne, l’économiste s’est vite remis à distribuer la bonne parole, notamment sur sa réforme fiscale prônant une taxation forfaitaire et moindre du capital pour encourager l’investissement productif. Consulté par Alain Juppé, il s’est « naturellement » engagé auprès du coordinateur du projet d’Emmanuel Macron, son ami Jean Pisani-Ferry, pour dérouler un programme qui met ses théories en pratique.

3. ARTICLE – Comment bien taxer les ultra-riches ? Le face-à-face intégral entre Zucman et Aghion

Justice fiscale ou frein à l’innovation ? Challenges publie l’intégralité du duel des économistes Gabriel Zucman et Philippe Aghion sur la taxe à 2 % des patrimoines de plus de 100 millions d’euros.

MAXIME HANSSEN 19 SEPTEMBRE 2025 CHALLENGES

Alors que la France débat de l’impôt sur les grandes fortunes, France Digitale a improvisé mercredi 17 septembre un face à face inédit : Gabriel Zucman, économiste et promoteur d’une taxe minimum de 2 % sur les ultra-riches, contre Philippe Aghion, figure de la pensée « pro-innovation ». Cette taxe enflamme l’écosystème de la tech française depuis plusieurs jours. L’association des startuppeurs et investisseurs a donc voulu hausser le niveau, sortir des slogans et confronter deux voix qui comptent.

Déjà raconté dans nos colonnes, ce débat mérite d’être publié dans son intégralité. D’abord parce qu’il oppose deux économistes français de premier plan, écoutés dans le monde entier, sur une question aussi politique que technique. Ensuite parce qu’il éclaire, au-delà des punchlines, leurs lignes de fracture : pour Gabriel Zucman, directeur de l’observatoire européen de la fiscalité, la justice fiscale est un impératif démocratique. Sa réforme est un moyen de parachever le système fiscal français et ainsi de répondre aux idées et aux valeurs d’égalité de 1789. Il met en garde contre le risque de sécession des plus riches, tentés d’échapper à la solidarité nationale. Pour Philippe Aghion, professeur au Collège de France, la question de la contribution des plus riches est très importante, mais elle ne doit pas entraver l’innovation. La priorité reste l’efficacité économique : taxer mal, c’est risquer de brider l’innovation et de faire fuir les talents alors que la concurrence mondiale fait rage. Enfin parce que cet échange a fait émerger des positions nouvelles : Gabriel Zucman ouvrant la porte à un traitement spécifique pour les patrons de start-up sans liquidités, Philippe Aghion avançant ses propres contre-mesures.

Le texte ci-dessous est issu de l’enregistrement du débat modéré par Frédéric Mazzella (co-président de France Digitale) et Maya Noël (directrice générale). Challenges l’a retranscrit, édité, légèrement coupé et restructuré, pour un meilleur confort de lecture.

Repères :

– La proposition : Un impôt plancher de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros. Environ 1 800 foyers fiscaux français seraient concernés, selon son architecte Gabriel Zucman. La mesure pourrait rapporter près de 20 milliards d’euros par an au budget de l’État.

– Le risque pour la tech : Les fondateurs de start-up disposent rarement de liquidités. Leur patrimoine repose sur des parts dont la valorisation, même de plusieurs milliards d’euros, reste théorique, jusqu’à la revente de ces actions. Gabriel Zucman leur propose de payer « en nature » l’impôt, en cédant des actions à l’État. Mais cela pourrait les contraindre à une vente forcée, entraînant dilution, perte de contrôle et ouverture du capital à des intérêts étrangers.

– Le contexte politique : La « taxe Zucman » a été votée une première fois à l’Assemblée nationale en février 2025, avant d’être retoquée au Sénat. Défendue par la gauche, et notamment le Parti socialiste, la mesure revient dans l’actualité alors que le nouveau gouvernement cherche des économies et doit donner des gages au PS pour éviter une motion de censure immédiate.

Frédéric Mazzella : Votre proposition de taxer les grandes fortunes en imposant leur patrimoine professionnel fait couler beaucoup d’encre. Quels pourraient être les effets macro-économiques d’une telle taxe sur l’investissement, l’innovation et la croissance ?

Gabriel Zucman : Je comprends les craintes exprimées concernant l’impact potentiel sur la croissance et l’innovation. Rappelons d’abord de quoi on parle : un impôt minimum à un taux de 2 % sur la fortune des foyers fiscaux possédant plus de 100 millions d’euros, soit environ 1 800 contribuables. Il ne s’agit pas de taxer les entreprises, mais les personnes. Le dispositif consiste simplement à dire que si vous payez déjà suffisamment d’impôt sur le revenu, vous n’avez rien de plus à payer. En revanche, si vous payez trop peu, vous devrez compléter pour atteindre 2 %. Il ne s’agit donc pas d’une taxe à 20 %, ni même à 90 %.

Pour évaluer l’impact économique, je m’appuie sur l’expérience historique et internationale. Les débats actuels ont eu lieu dans des termes identiques il y a plus de cent ans, lors de la création de l’impôt sur le revenu. Joseph Caillaux, son promoteur, s’est longuement battu avant de réussir à le faire adopter par la Chambre des députés en 1909, puis par le Sénat en 1914 – à un taux de 2 %. Pour ses adversaires, cette mesure aurait détruit l’esprit d’entreprise, l’innovation et la croissance.

Qu’est-il advenu depuis ? Précisément l’inverse. La productivité a été multipliée par dix depuis 1914, la croissance et l’innovation ont explosé. Pourquoi ? Parce que cet impôt progressif a permis de bâtir une fiscalité moderne, finançant l’éducation et la recherche – les véritables moteurs de la croissance. Soyons clairs : ma proposition vise à éviter que les milliardaires – voire les centimillionnaires – ne paient moins d’impôt que les classes moyennes ou populaires.

Je ne propose pas une grande révolution fiscale, mais une toute petite réforme. Il s’agit de parachever ce qui a été commencé il y a un siècle et d’être fidèle aux valeurs de 1789 d’égalité devant l’impôt.

L’État ne va pas gaspiller cet argent : il sera investi dans l’éducation, la recherche. C’est le cœur, au XXIe siècle, de notre attractivité, de notre productivité, de notre croissance.

La taxe Zucman transformera la France en prison fiscale. C’est une balle dans le pied au moment où nous devons nous réveiller.

Philippe Aghion : Nous partageons, Gabriel et moi, la volonté de concilier prospérité économique et justice sociale. Oui, il faut mettre tout le monde à contribution. Je suis un social-démocrate convaincu : il faut produire pour pouvoir redistribuer. Et la France est déjà l’un des pays les plus redistributifs au monde, ce qui est une bonne chose. Mon désaccord avec sa proposition concerne le fait d’inclure l’outil de travail dans l’assiette de l’impôt.

Est-il juste de taxer un patrimoine professionnel dont la valorisation est volatile, non réalisée ? Si l’objectif est de lutter contre l’optimisation fiscale via les holdings familiales, pourquoi viser des start-up à forte valorisation, mais pas encore rentables ?

Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle : la France a un vrai rôle à jouer, grâce à ses ingénieurs et mathématiciens. Je ne voudrais pas que des entrepreneurs comme Arthur Mensch (Mistral AI) soient contraints de faire entrer l’État à leur capital ou de vendre leurs parts pour payer l’impôt. Oui, les plus fortunés doivent contribuer davantage – mais pas au prix de faire fuir nos innovateurs.

Que répondez-vous aux entrepreneurs qui voient là une menace ?

Gabriel Zucman : Savez-vous quand Bill Gates a fondé Microsoft ? En 1975. Et quelle était la fiscalité américaine à cette époque ? L’impôt sur les sociétés était de 50 %, l’impôt sur les hauts revenus de 70 % et l’impôt sur les grandes successions de 77 %. Cela n’a pas découragé Bill Gates.

Durant les décennies d’après-guerre, avec une fiscalité très progressive, les taux d’investissement et la croissance macroéconomique étaient plus élevés qu’aujourd’hui. Entre 1946 et 1980, le revenu moyen par habitant augmentait de 2 % par an aux États-Unis, contre 1,4 % depuis 1980.

Philippe Aghion : C’est vrai qu’il y a eu des taux marginaux d’imposition très élevés aux États-Unis, jusqu’à 90 %. Mais c’étaient des impôts sur le revenu, pas sur le patrimoine. Et c’était dans un contexte très différent en 1975 : contrôle des capitaux, politique industrielle américaine forte, rôle central de la DARPA (une agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire).

Mais si la taxe Zucman n’est instaurée qu’en France, la tentation de l’exil sera forte. Elle doit être européenne ou mondiale, comme la taxe sur les multinationales. Sinon, la France risque de paraître isolée et de perdre l’attractivité qu’elle a patiemment reconstruite. Gabriel, si tu fais cela, tu transformes la France en prison fiscale. Ce serait une balle dans le pied au moment où nous devons nous réveiller.

La grande richesse est un grand pouvoir. Quand elle est trop extrême, elle affaiblit nos démocraties.

Est-ce réaliste de porter cette taxe au seul niveau français ?

Gabriel Zucman : Je pense que si la France l’adoptait, on augmenterait grandement nos chances qu’elle devienne assez vite européenne et à terme mondiale. La France a été le premier pays en 1954 à créer une TVA, et maintenant tous les pays en ont une sauf les États-Unis. La France a aussi été le premier pays à créer une taxe sur les services numériques, la taxe Gafam, et de nombreux pays ont suivi.

J’aimerais poser une question au public : est-ce qu’un jeune entrepreneur de 20 ou 30 ans hésite à créer son entreprise en France, ou pense à déménager à Singapour, à cause d’un impôt hypothétique à payer quand il sera milliardaire ?

Réponse du public : OUI !!

J’ai enseigné dix ans à Berkeley, j’ai rencontré des centaines de créateurs d’entreprise, et pas un seul ne m’a jamais dit être découragé par la perspective de payer des impôts une fois devenu milliardaire. Se mettre dans cette posture de sécession vis-à-vis de la solidarité nationale est encore plus extrême que le discours anti-État, anti-redistribution, anti-justice fiscale qu’on peut entendre dans la Silicon Valley [Zucman fait ici référence à Elon Musk, Peter Thiel, Mark Zuckerberg, NDLR].

Philippe Aghion : Gabriel, tu inclus dans les riches quelqu’un qui a une entreprise très valorisée mais qui n’a pas de cash !

Gabriel Zucman : Ces débats sur les liquidités, on les a eus aussi aux États-Unis en 2019 avec l’exemple d’Elon Musk. On disait que toute sa fortune était virtuelle, qu’il ne pouvait rien en faire. Et puis tout d’un coup, il s’est réveillé et a décidé d’acheter Twitter. La liquidité s’est matérialisée instantanément. Cette richesse « virtuelle » a des conséquences très réelles.

L’argument selon lequel la richesse n’existe pas et qu’il n’y a que le revenu qui existe est faux. La richesse existe, et la grande richesse est un grand pouvoir. Quand elle est trop extrême, elle affaiblit nos démocraties.

Philippe Aghion : Gabriel, pourquoi devrais-je payer cet impôt sur le patrimoine alors que je n’ai pas ce milliard théorique qui valorise mon entreprise ? Pourquoi revendre mes actions pour payer cet impôt ? Moi, je veux garder mon entreprise, la développer et ne rien vendre du tout !

Gabriel Zucman : Parce que si vous avez un milliard [en patrimoine], vous avez une capacité contributive. Il y a un moment où, quand vous êtes à ce niveau de richesse, vous devez être dans le champ de la solidarité nationale, vous ne pouvez pas vous en extraire ! Je sais que c’est pénible de payer des impôts, mais c’est aussi pénible pour la caissière de supermarché qui paie la CSG et la TVA.

Je propose simplement que le contribuable puisse, s’il le souhaite, payer l’impôt minimum de 2 % en nature, c’est-à-dire avec des actions de son entreprise.

D’accord, on ne va pas demander aux entrepreneurs des liquidités qui n’existent pas. Il y a différentes façons de faire, vous pouvez emprunter si vous voulez. (Rires jaune et applaudissement du public)

Sur les 1 800 contribuables concernés, il y a des cas où il faudra réfléchir à des modalités de paiement en cas de problème de liquidités. Ce sont des cas limites qu’il faut étudier. Mais il ne faut pas qu’ils servent d’alibi ou d’instrumentalisation pour ne pas taxer nos giga-milliardaires.

On a fait l’erreur de l’ISF une fois, ce serait inacceptable de la refaire.

Frédéric Mazzella : Quelles alternatives proposez-vous à la taxe Zucman ?

Phillippe Aghion : L’idée que ce soit la taxe Zucman ou rien n’a pas de sens. On peut mettre davantage à contribution les hauts patrimoines sans casser l’innovation. Je propose plusieurs pistes : une contribution différenciée sur les très hauts patrimoines en excluant l’outil de travail ; la taxation des ressources non productives logées dans des holdings familiales [Ces deux mesures rapporteraient environ 5 milliards, explique-t-il auprès de Challenges]. Le rétablissement de l’ISF ; ou encore une taxe Zucman réduite à 0,5 %, avec exonération pour les entreprises de moins de dix ans.

Avec mes propositions (ISF, taxation des holdings…), on fait déjà un long chemin dans la direction que tu proposes !

Gabriel Zucman : Rétablir l’ISF ? On a créé un impôt sur les grandes fortunes et, dans le même geste, on en a exonéré toutes les plus grandes fortunes en intégrant une notion qui n’existe qu’en France : « les biens professionnels », exclus de l’assiette. On a fait cette erreur une fois, ce serait inacceptable de la refaire.

L’innovation est un moteur pour la compétitivité du pays, mais nous avons du mal à industrialiser nos innovations et à faire émerger de grands champions malgré nos grandes écoles. Comment l’expliquez-vous ?

Philippe Aghion : Aux États-Unis et maintenant en Chine, l’écosystème d’innovation est excellent. La recherche fondamentale y est très bien financée. En Europe, elle est moins bien financée, mais malgré cela, nos recherches sont très citées. J’ai vécu vingt ans à Boston et j’ai vu défiler des consuls de France qui me disaient que leur travail principal était d’accueillir des start-up françaises qui n’arrivaient pas à grandir en France. Nous faisons de la recherche fondamentale, mais nous n’arrivons pas à la transformer en innovations commerciales. C’est ce que dit Draghi (en référence au rapport de Mario Draghi) : il nous faut un vrai marché, un écosystème financier, de vraies politiques publiques d’innovation.

Je crois en une croissance inclusive qui repose sur un bon système éducatif, une bonne politique de concurrence, une bonne flexisécurité. C’est ce que font les pays scandinaves – des pays à la fois innovants et inclusifs.

Gabriel Zucman : Il ne s’agit pas de répliquer le modèle américain fondé sur d’énormes monopoles, la capture des marchés et du jeu politique par certaines fortunes et grandes entreprises. La tech française et européenne doit inventer son propre modèle, fondé sur la solidarité et la coopération. Le modèle scandinave, comme le souligne Philippe, est bien meilleur. Il repose sur quoi ? Ce sont les pays qui ont le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé au monde et ils sont à la fois les plus productifs du monde, comme la France d’ailleurs. Ce n’est pas une coïncidence : ces prélèvements financent les infrastructures, la santé, l’éducation, l’université, la recherche – ce qui fait la productivité et la richesse des pays.

Nous sommes d’accord pour inventer un modèle différent du modèle américain inégalitaire, avec sa dérive oligarchique et ploutocratique. Il faut un modèle européen fondé sur la solidarité et la coopération, et cela commence par participer à la solidarité nationale en payant comme tous les autres Français.

4. ARTICLE – Seule la régulation peut sauver le capitalisme schumpetérien

La croissance par destruction créatrice met en scène un conflit permanent entre l’ancien et le nouveau, entre les entreprises en place et les innovateurs.

8 JUILLET 2025 Philippe Aghion CHALLENGES

Philippe Aghion est un économiste, professeur au Collège de France, à l’INSEAD et professeur invité à la London School of Economics. Il donne également des cours à l’Econometric Society et à l’American Academy of Arts and Sciences.

Titulaire d’un doctorat, d’un PhD en économie de l’université Harvard, il a enseigné au Massachussetts Institute of Technology, à l’Université d’Oxford, à University College London et à l’Université de Harvard.

Ses recherches portent sur l’économie de la croissance.

Joseph Schumpeter (1883-1950) fut à la fois historien de la pensée économique, contributeur majeur à la science économique, (éphémère) ministre des Finances d’un empire austro-hongrois sur le point de s’effondrer et enfin professeur à Harvard. Pour la postérité, son nom est associé au concept de « destruction créatrice ». Il s’agit du processus par lequel des innovations se produisent continuellement et rendent les technologies existantes obsolètes, de nouvelles entreprises viennent constamment concurrencer celles en place et de nouveaux emplois et activités sont créés et viennent sans cesse remplacer les précédents.

Jusqu’aux années 1980, la croissance était modélisée comme reposant essentiellement sur l’accumulation du capital. La version la plus élégante du modèle de croissance « néoclassique » fut développée en 1956 par Robert Solow (1924-2023), lequel fut récompensé par le prix Nobel en 1987. De façon très résumée et informelle, il décrit une économie dans laquelle la production nécessite du capital, et où c’est la croissance du stock de capital qui fait croître le PIB. D’où provient la croissance du capital ? De l’épargne des ménages, sachant que l’épargne est supposée égale à une fraction constante de la production (du PIB).

Par conséquent, tout semble aller plutôt bien dans cette économie : davantage de capital financé par l’épargne produit davantage de PIB, ce qui se traduit par davantage d’épargne et donc davantage de capital pour produire davantage de PIB, et ainsi de suite. Autrement dit, cette économie semble générer une croissance durable même sans progrès technique, sous le simple effet de l’accumulation de capital.

Le dilemme de la destruction créatrice

Là où le bât blesse, c’est qu’il y a des rendements décroissants, à ne produire qu’avec du capital. Plus le nombre de machines est élevé, moins on augmente le PIB. En ajoutant une machine supplémentaire, on augmente moins l’épargne et donc l’accumulation de capital. A partir d’un certain moment, l’économie s’essouffle. Le modèle de croissance néoclassique ne permet donc pas d’expliquer les déterminants de la croissance de long terme. Il permet encore moins de comprendre toute une série d’énigmes liées au processus de croissance, en particulier pourquoi certains pays croissent plus vite que d’autres, pourquoi certains pays s’arrêtent à mi‑parcours.

Il fallait donc un nouveau paradigme : ce fut le modèle de croissance schumpetérien, que nous développâmes avec Peter Howitt en 1987-1988. Ce paradigme repose sur trois idées émises par Joseph Schumpeter, mais jamais modélisées ni testées auparavant.

Première idée : l’innovation et la diffusion du savoir sont au cœur du processus de croissance. La croissance de long terme résulte d’une innovation « cumulative » telle, que chaque nouvel innovateur bâtit sur les « épaules des géants » qui l’ont précédé. Cette idée fait écho à la conclusion de Solow selon laquelle il ne peut y avoir de croissance de long terme sans progrès technique.

Deuxième idée : les incitations et la protection des droits de propriété sont indispensables à l’innovation. Celle-ci résulte de décisions d’investissement, notamment en recherche et développement, de la part d’entrepreneurs qui cherchent à obtenir une rente avec des produits de rupture. Tout ce qui garantit ces rentes, en particulier la protection des droits de propriété, est de nature à inciter les entrepreneurs à investir davantage dans l’innovation.

Troisième idée : la destruction créatrice. Les nouvelles innovations rendent les inventions antérieures obsolètes ; autrement dit, la croissance par destruction créatrice met en scène un conflit permanent entre l’ancien et le nouveau ; elle raconte l’histoire de toutes ces entreprises en place, de tous ces conglomérats qui essaient en permanence d’empêcher ou de retarder l’entrée de concurrents dans leur secteur d’activité.

La destruction créatrice crée alors un dilemme : d’un côté, il faut des rentes pour récompenser l’innovation et donc inciter à la mettre en œuvre ; d’un autre côté, ces rentes ne doivent pas être utilisées par les innovateurs d’hier pour empêcher d’autres inventions. La réponse de Schumpeter à ce dilemme était que le capitalisme était condamné, précisément parce qu’il n’existait pas de moyen d’empêcher les entreprises établies de faire barrage aux innovations. Notre réponse est qu’il est possible de surmonter cette contradiction, autrement dit de réguler le capitalisme, ou, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Raghuram Rajan et Luigi Zingales (2003), de « protéger le capitalisme contre les capitalistes ».

Philippe Aghion professeur au Collège de France

5. ARTICLE – Ecole : les trois leviers essentiels pour en finir avec les « Einstein perdus »

– Taille des classes, qualité des professeurs, soutien individuel aux élèves en difficulté : voilà les trois leviers essentiels pour atteindre une éducation d’excellence et pour tous. Le second quinquennat d’Emmanuel Macron doit se concentrer sur cet objectif.

PHILIPPE AGHION 2024 23 DÉCEMBRE CHALLENGES

Une priorité du second quinquennat Macron est d’investir dans nos établissements scolaires tout en en réformant la gouvernance en profondeur. Il était temps : bien que consacrant près de 7 % de son PIB à l’éducation, la France est 26edans le classement Pisa qui mesure le niveau général des élèves à 15 ans, et 20 % des jeunes entrant en sixième ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux. Surtout, l’Hexagone est le pays de l’OCDE où les résultats scolaires sont le plus fortement corrélés à l’origine socio-économique. Il y a chez nous beaucoup de « Einstein perdus », c’est-à-dire d’enfants talentueux, de milieux défavorisés, qui n’acquièrent pas le savoir ou la vocation nécessaires pour exercer une profession à haute qualification, pour devenir des ingénieurs, des entrepreneurs, des chercheurs, des innovateurs.

Comment remonter la pente et tenir la promesse républicaine d’un accès à une école d’excellence pour tous ? Les économistes de l’éducation mettent en évidence trois leviers essentiels. Tout d’abord, la taille des classes, chantier auquel Emmanuel Macron et l’ex‑ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer se sont attaqués dès 2017, avec le dédoublement des petites classes dans l’éducation prioritaire.

Une plus grande autonomie et des moyens matériels appropriés

Le deuxième facteur est la qualité des professeurs, découragés par les faibles niveaux de rémunération. Et, enfin, le soutien individuel aux élèves en difficulté, complexe à cause d’un système excessivement dirigiste qui laisse trop peu de marges de manœuvre aux chefs d’établissement. Dans ces domaines, les no excuses charter schoolsdans les zones urbaines américaines défavorisées sont particulièrement performantes, améliorant le niveau des élèves et stimulant la mobilité sociale. Elles mettent l’accent sur la discipline et, surtout, offrent un meilleur suivi des élèves et des enseignements renforcés en lecture-orthographe et en mathématiques.

Quelles leçons tirer de ces études pour la réorganisation de notre système éducatif ? D’abord, il faudrait augmenter sensiblement la rémunération des professeurs et améliorer leur statut afin d’assurer un meilleur recrutement en nombre et en qualité des nouveaux enseignants.

Ensuite, nos établissements doivent bénéficier d’une plus grande autonomie et de moyens matériels appropriés afin d’offrir l’encadrement requis pour que les devoirs soient faits à l’école et pour éviter le décrochage des élèves en difficulté. Dans son ouvrage Une école qui peut mieux faire(éd. Albin Michel, 2022), Monique Canto-Sperber, ancienne directrice de l’Ecole normale supérieure, recommande une « autonomie réaliste des établissements scolaires », basée sur un contrat de gestion entre l’établissement, l’Etat et les collectivités territoriales.

L’exemple de la Finlande

L’Etat définit les objectifs et les programmes ; avec le soutien des collectivités, il investit dans les locaux et équipements ; il prend en charge la formation des enseignants ; et a posteriori, il contrôle la performance des établissements et intervient en cas d’échec. De son côté, l’établissement et son chef jouissent d’une autonomie à la fois financière, de gestion des ressources humaines et pédagogiques pour mettre en œuvre le contrat passé avec l’Etat et les collectivités locales. En particulier, c’est à l’établissement qu’il revient d’adapter les rythmes scolaires et de recruter et coordonner les équipes de professeurs pour remplir au mieux sa mission.

De fait, ce modèle est déjà mis en œuvre dans d’autres pays développés, notamment en Finlande. Bien que consacrant une fraction équivalente de son PIB à l’éducation primaire et secondaire, ce pays obtient des résultats Pisa très supérieurs aux nôtres. Le succès finlandais repose sur quatre piliers. Tout d’abord, un système égalitaire et gratuit qui évite la sélection précoce des élèves. Ensuite, un investissement massif dans le soutien individualisé aux enfants en difficulté dès le primaire, qui s’organise au niveau des établissements.

Investir dans la croissance et la mobilité sociale

De plus, la Finlande valorise le métier d’enseignant, avec une formation pédagogique initiale conséquente, organisée nationalement : cinq années d’études supérieures suivies de dix-huit mois de formation pédagogique. Enfin, les cursus et programmes sont définis au niveau national, mais mis en œuvre de façon décentralisée dans le cadre d’un partenariat équilibré entre les instances pédagogiques du pays, les autorités locales et les établissements scolaires.

En France, après un premier quinquennat consacré à la « libéralisation » de l’économie avec notamment la réforme fiscale et les lois Travail, ce second mandat de Macron doit être celui de l’investissement dans la croissance et la mobilité sociale. Cela commence par l’éducation, où, pour être pleinement efficace, tout nouvel investissement doit être transformant.

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