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« SOCIÉTÉ CIVILE » : UN FAUX CONCEPT POLITIQUE SANS DÉBUT DE CONTENU ? – CHIMÈRE

ARTICLE – « La société civile, un concept fourre-tout capable de séduire les mécontents de droite et de gauche »

Chimère

Par  Martin Bot  13/10/2025 Arnaud Benedetti

Depuis quelques années, les Français plébiscitent un Premier ministre qui serait issu de la société civile. Nommé à nouveau à Matignon, Sébastien Lecornu a d’ailleurs nommé plusieurs ministres qui en étaient issus. Pour le politologue Arnaud Benedetti, c’est un symptôme de la vague de dégagisme actuelle, qui ne pourra se résoudre qu’en redonnant la parole au peuple, pour restaurer sa confiance dans le monde politique.

Selon un sondage Elabe pour BFM TV et La Tribune Dimanche du 30 août 2025 sur « Les Français et les élections législatives », 39 % des Français souhaitent un Premier ministre en dehors des partis politiques, ce qui renvoie à la société civile et aux profils jugés neutres. Ce désir est majoritaire chez les abstentionnistes, qui le réclament à 61 %. François Bayrou n’avait pas encore démissionné, mais ce refrain se fait de nouveau entendre depuis la démission de son successeur.

Récemment, l’entourage de Sébastien Lecornu s’est félicité que l’actuel Premier ministre ait « proposé un mélange de société civile avec des profils expérimentés et de jeunes parlementaires ». Chimère, ou voie pour sortir de la crise ? Pour le politologue Arnaud Benedetti, auteur de Le coup de com permanent (Cerf, 2018), ce désir de représentants neutres traduit une volonté de faire table rase de la classe politique actuelle. Pour restaurer la confiance, il faut retourner au peuple et sortir de l’impuissance des politiques publiques.

Marianne : Le désir d’un Premier ministre apolitique ou issu de la société civile émerge. Que recoupe ce concept de « société civile » ?

Arnaud Benedetti : Cela renvoie à des responsables, qui ne participent pas directement au monde politique. Des chefs d’entreprise, des syndicalistes, des personnalités du monde associatif… Quelqu’un qui n’est pas aux prises avec les jeux de conquête du pouvoir. Qui se trouve en-dessous ou au dehors des partis, et qu’on crédite d’une expertise sur un domaine donné. Dans le contexte actuel, c’est un profil dont on espère qu’il soit assez habile négociateur pour faire converger des intérêts opposés.

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C’est un concept fourre-tout capable de séduire les mécontents de droite et de gauche. Mais la réalité du jeu politique vous rattrape irrémédiablement : en devenant Premier ministre, vous devenez pris dans les logiques d’appareil et ne pouvez pas ignorer le jeu institutionnel. Vous devez composer avec les forces politiques constitutives du Parlement. En termes d’affichage, cette qualité confère une image de neutralité ou une forme d’impartialité, mais dans la situation actuelle cela ne change rien au fait que la future personne en charge devra composer avec une Assemblée nationale compliquée, qui ne permet pas de composer une majorité. Il faudra faire des arbitrages qui auront des conséquences politiques.

Depuis quand est-ce pris en considération pour préjuger de la qualité d’un représentant ?

Ce concept est utilisé dans le débat public depuis au moins 50 ans. Dans les années 70, c’est un thème dont s’empare par exemple Valéry Giscard d’Estaing [président de la République de 1974 à 1981]. Il nomme Françoise Giroud secrétaire d’État à la Condition féminine. Il s’agit d’aller chercher une personnalité détentrice d’une expertise pour lui demander de la mettre au service du gouvernement et de l’intérêt général. Cela peut être aussi des profils issus de la haute fonction publique. La IIIe République déjà était peuplée d’avocats et de professionnels qui avaient une activité à côté de leur fonction.

C’est à cette époque qu’arrive la professionnalisation des hommes politiques. Selon la définition du sociologue Max Weber, ce sont ceux qui « vivent de et pour la politique ». Leur existence est souvent contestée, notamment en période de crises. Se propagent alors l’idée selon laquelle les « politiciens » ne sont pas à la hauteur des attentes et n’ont pour seul objectif que de se maintenir au pouvoir plutôt que de répondre aux attentes des citoyens.

Société civile, ça ne veut pas dire la même chose pour la droite, qui pense au monde de l’entreprise, et pour la gauche, qui a en tête les associations ?

En fonction du camp qui vient vous solliciter, les profils sont différents. Cela dit, Nicolas Sarkozy avait fait nommer dans le gouvernement Fillon Fadela Amara, ancienne présidente de l’association féministe « Ni putes ni soumises ». Une figure plutôt de gauche, au nom de l’ouverture. C’est assez variable, en fonction des circonstances politiques. Ce qui est évident, c’est que cette incantation a quelque chose d’artificiel. La société civile est un artefact. Si quelqu’un est nommé à Matignon, la politisation de sa position se fait presque mécaniquement et le place sur l’échiquier politique.

Le bilan peu flatteur des députés macronistes issus de la société civile élus en 2017 ne devrait pas nous faire déchanter quant à ce poncif ?

Historiquement, les profils novices en politique sont souvent apparus décevants aux yeux des citoyens. La vague de députés novices de 2017 n’est pas un phénomène nouveau. Cela se produit souvent à l’occasion de vagues de dégagisme, comme en 1958 et en 1981. Mais la qualité des candidats va dépendre du parcours de ces nouveaux entrants : en 1981, pour beaucoup ce sont des militants socialistes qui entrent à l’Assemblée nationale. Ils sont inconnus mais parfois très expérimentés, ils ont pu avoir des mandats locaux. Avec l’épisode macroniste, de nombreux candidats sont recrutés en dehors de ces écoles de formation politiques que sont les partis. Du fait de leur engagement sur le terrain, associatif par exemple. Certains n’avaient pas les codes et les bonnes pratiques, mais certains se sont professionnalisés au cours de leur mandat.

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De quoi ce désir de profils neutres est-il le symptôme ?

En période de crises, la volonté de dégager ceux qui sont en responsabilité est assez classique. « Sortir les sortants », selon l’expression de Pierre Poujade. Cela correspond à l’aspiration de faire du passé table rase et donc de changer les équipes. Ce qui peut passer par une demande d’alternance avec une force politique d’opposition. Mais dans le cas où elles apparaissent elles aussi compromises dans la crise traversée, l’idée s’impose que des profils apolitiques ou hors système seraient mieux à même d’offrir une politique en accord avec la demande populaire. La crise que nous traversons vient de très loin, le macronisme n’en est qu’un symptôme.

C’est une marque nouvelle, apparue dans le champ de la concurrence politique in finepour sauver les vieilles offres de gouvernement, qui apparaissent depuis longtemps comme assez indifférenciées dans leur pratique du pouvoir. Le macronisme a bénéficié de ce moment de dégagisme, sur la base d’une publicité un peu mensongère, puisque dans son contenu, il s’agit des politiques déjà menées depuis des années.

Il ne faut pas tout simplement que le Parlement et le gouvernement soient plus représentatifs du peuple, en intégrant davantage de profils issus des classes moyennes et populaires par exemple ?

La composition sociologique du Parlement est un sujet en soi, mais à l’heure actuelle ce n’est pas forcément le sujet principal. La crise politique vient surtout de l’inefficacité des politiques publiques. Il ne faut pas s’étonner du rejet des classes dirigeantes, et plus largement des élites, quand on constate chez les Français la hausse du sentiment de déclassement et de l’impression que les politiques régaliennes, en matière de migration et de sécurité, ne protègent plus. Il y a aussi la réalité de la désindustrialisation du pays. Cet affaiblissement de l’outil politique renforce la défiance envers le politique. Les citoyens ont l’impression que les décisions sont prises au-dessus, au niveau européen ou mondial. Cela fait croître la défiance et le vote pour les partis protestataires, voire l’abstention.

Une variante est de parler de Premier ministre en dehors des partis, ou ni de droite ni de gauche. D’où le fait que le nom de Jean-Louis Borloo circule ?

C’est quelqu’un qui est en retrait de la politique, mais qui reste un homme politique doté d’une longue expérience. Il renvoie à l’idée de la « réserve de la République », cette image du sage expérimenté tout en étant perçu comme une personnalité de consensus, pas allergisante et bon négociateur. Il pourrait capitaliser dessus pour faire cohabiter des positions opposées. Mais l’expérience qu’on vit est la preuve s’il le fallait que l’idée du dépassement « ni de droite ni de gauche », quelle que soit la personne qui la porte, ne donne pas des résultats très probants. Sans majorité à l’Assemblée nationale, on pourrait penser que s’imposerait la nécessité organique de se mettre d’accord. Et pourtant, ça ne fonctionne pas, c’est bloqué institutionnellement.

Comment restaurer le lien de confiance entre les citoyens et le monde politique ?

Il faut agir sur plusieurs plans. Première chose, il faut utiliser les institutions comme elles ont été pensées. C’est-à-dire à la fois pour assurer une certaine stabilité mais aussi pour représenter légitimement le peuple. À mon sens, pour dénouer les moments de crise, il faut revenir au peuple, plutôt que de se retourner contre lui. On a démonétisé le vote ces dernières années. Ne serait-ce qu’avec le traité de Lisbonne qui outrepasse le résultat du référendum de 2005. Cela fait de nombreuses années que les citoyens ne se sentent plus entendus. Il faut relancer le chantier des référendums locaux et nationaux.

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Une autre source de déception est la tournure donnée aux politiques publiques, qui donne le spectacle d’un État impuissant. La politique a deux missions : protéger et faire adhérer à une vision. Surtout dans l’imaginaire français, dans un pays où l’État a façonné la nation. L’attente envers l’État est structurellement forte. Tout le fond du problème, c’est qu’aujourd’hui, au niveau national, la politique ne paraît plus capable de maîtriser les événements et les grandes évolutions.

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