
ARTICLE – Guillaume Lelong : « L’Histoire accélère et semble donner tort à Edgar Morin »
Par Guillaume Lelong. 23/10/2025 MARIANNE
Le philosophe Edgar Morin, qui vient de fêter ses 104 ans, est célébré pour sa « pensée complexe ». Mais son universalisme souffre de faiblesses intellectuelles, estime le psychologue Guillaume Lelong.
Face aux 104 printemps d’une sommité intellectuelle du paysage français, suis-je bien penaud pour prétendre soutenir la controverse sans n’avoir jamais produit d’œuvre ni égalé l’atypisme d’un parcours de vie remarquable. Tandis que l’Histoire accélère et semble donner tort à Edgar Morin, je m’interroge néanmoins. Edgar Morin n’est-il pas un mirage universaliste qui nous berce d’une humanité fraternelle où les frontières s’évaporent comme par enchantement ? Ce bel idéal n’est-il pas qu’un déni savant des abysses tribaux qui nous constituent ?
Prenez la psychologie : notre cerveau, forgé par des millénaires d’évolution darwinienne, est câblé pour le « biais tribal ». Comme l’explique la recherche en psychologie sociale, nous nous identifions viscéralement à notre « tribu », qu’elle soit nationale, professionnelle ou idéologique. C’est l’affect qui prime, cette joie spinoziste de l’appartenance qui nous lie, et la tristesse du déracinement qui nous ronge quand on nous impose un cosmopolitisme abstrait. Edgar Morin, avec sa « patrie de l’humanité », balaie d’un revers cette réalité psychique : il nous vend une interdépendance planétaire qui ignore le besoin primal de souveraineté affective, ce sentiment d’être maître chez soi pour ne pas sombrer dans l’angoisse collective. Résultat ? Une élite intellectuelle qui flotte au-dessus des masses…
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Et l’anthropologie ? Là, c’est encore plus cru : l’humain n’est pas un atome rationnel dans un grand tout harmonieux, mais un être de clans et de rituels, comme l’ont disséqué Claude Lévi-Strauss ou les ethnologues contemporains sur les dynamiques de repli identitaire. Les sociétés primitives (et nos modernes ne valent guère mieux) se bâtissent sur des particularismes culturels, des loyautés groupales qui résistent à tout universalisme imposé d’en haut. Edgar Morin invoque son « unitas multiplex » pour concilier unité et diversité dans une « métamorphose » globale, une Europe fédérale qui dissoudrait les États-nations dans un melting-pot néolibéral.
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Mais c’est ignorer que l’universalisme cosmopolite, loin de libérer, alimente les fractures : il masque les dominations culturelles sous le voile d’une fraternité factice, poussant les « tribus » exclues à un repli défensif, ethnique ou populiste. Ce n’est pas en niant les racines tribales qu’on combat les défis mondiaux, mais en les politisant pour une souveraineté émancipatrice, ancrée dans le concret des peuples.
UN BON UNIVERSEL
In fine, je me demande si Edgar Morin n’est pas un évadé de la realpolitik, un décliniste masqué qui nous laisse nus face aux crises, plutôt qu’un penseur du réel ? Ses concepts d’ « unitas multiplex » et de « Terre-Patrie », aussi séduisants soient-ils, s’effondrent face aux réalités des loyautés humaines. L’actualité politique actuelle, les errances d’un bloc central européiste perdu faute de souveraineté, nous enseigne une leçon : celle d’un nécessaire dépassement des chimères maastrichtiennes. Loin de l’unité abstraite prônée par Edgar Morin, c’est un universalisme incarné, respectueux des souverainetés locales, qui pourrait répondre aux défis du présent.
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Peut-être faudrait-il alors se souvenir de ce mot de Régis Debray : « L’universel se fait toujours au nom d’un particulier. » Autrement dit, il n’est d’humanité qu’incarnée, et de fraternité qu’à partir d’un lieu. Réclamons les affects tribaux, refondons l’universalisme sur des bases souveraines et donc nationales !