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L’ATTAQUE CONTRE LES BOOMERS : UNE GUERRE DES AGES ?

Une image des « boomers » ayant « mal préparé l’avenir » et agi de manière « égoïste »

L’analyse de Monique Dagnaud sur les tensions entre générations en France souligne la perception des jeunes que les « boomers » ont mal préparé l’avenir et ont agi de manière égoïste.

Alors que les boomers sont souvent perçus comme ayant bénéficié des avancées économiques et d’un cadre de vie privilégié, les trentenaires d’aujourd’hui ressentent des inégalités croissantes, notamment en matière de logement et d’emploi.

Des sondages révèlent un sentiment d’injustice envers les retraités, accusés de privilégier leurs intérêts. Dagnaud souligne que, malgré des réussites matérielles, les jeunes se heurtent à des problématiques existentielles contemporaines, introduisant la nécessité d’un nouvel indicateur de stress psychologique pour évaluer leur réalité.

Feu sur les boomers: une psychanalyse collective?

  • Monique Dagnaud 6 octobre 2025 TELOS

L’envolée de François Bayrou sur les « boomers », fin août, a mis le phare sur les inégalités générationnelles. Sujet passionnel s’il en est : se focaliser sur les regards croisés entre jeunes et seniors, et les choix politiques qui ont prévalu au fil des années avec leurs retombées sur les uns et les autres, est une poudre efficace pour enflammer les esprits. De là, il y a même matière à organiser une psychanalyse collective – ce que l’ancien Premier ministre n’envisageait sans doute pas. Y a-t-il une guerre des âges en France ?

Une génération de légende?

La légende des boomers comme une génération bénie des dieux a d’abord été entretenue par des membres de cette classe d’âge. En 2016, l’historien Jean-François Sirinelli (né en 1949) l’immortalise dans son livre Génération sans pareille, les baby-boomers de 1945 à nos jours. Il s’émerveille de la chance historique de ces jeunes nés dans l’après-guerre et qui ont vécu sous les auspices de la paix, la prospérité, le plein-emploi et le progrès. « Quelle que soit l’idéologie à laquelle elle adhère, du communisme au libéralisme, cette génération croit en des lendemains meilleurs », assène-t-il. L’enthousiasme de ce spécialiste de l’histoire culturelle, bien sûr, mérite d’être tempéré – des guerres touchant les Français, en Indochine et en Algérie, ont émaillé les années 50-60, les crises politiques se sont répétées pendant la guerre froide, dès 1973 le chômage s’amorce, la vie matérielle n’était pas si facile pendant ces années, etc. Parallèlement, la littérature fourmille d’auteurs qui ont mis en scène leur génération dans ses faits d’armes (la révolution de 68 en premier lieu), mais ont aussi dépeint ses traits dérisoires, sa légèreté, ses délires sur la liberté sans entraves, son optimisme enfantin et ses désillusions – exemple : Le Club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia (2009). Malgré ces corrections, un narratif s’est imprimé dans les esprits : les boomers forment une génération inégalable, car ils auraient tout capté – progrès matériel, créativité culturelle, foi dans l’individu, confiance vers l’avenir. Et ce tableau euphorique comporte bien sûr une part de vérité.

Les trentenaires d’aujourd’hui ont le sentiment d’avoir une vie plus difficile que leurs parents, même chez les catégories privilégiées de la jeunesse – par exemple 51% des Français de 25-39 ans à bon niveau de diplôme pensent qu’à leur âge, leurs parents avaient une situation plus confortable qu’eux, 28% une situation identique et 21% une situation moins confortable[1] ; la perception des Allemands du même âge et de la même catégorie sociale est proche quoiqu’un peu plus nuancée : 42% pensent qu’à leur âge leurs parents avaient une situation plus confortable qu’eux, 25% une situation comparable et 33% une situation moins bonne. En France, une part des hauts diplômes est dévaluée, et leur détention n’achemine pas automatiquement vers des emplois gratifiants et bien rémunérés comme autrefois. Accéder à la propriété ou se loger dans le centre des métropoles est devenu difficile pour ceux qui ne bénéficient pas d’un solide coup de main financier de leur famille. De là à imputer aux boomers le fait d’avoir mal préparé l’avenir, d’avoir effectué des choix collectifs égoïstes ou empreints d’inconséquences, il y a un pas que pas mal de jeunes franchissent. Lorsqu’on considère les changements géopolitiques d’aujourd’hui, on pourrait aussi leur reprocher de s’être mis entre les mains de puissances étrangères pour assurer leur défense et leur modèle de consommation.

En 2023, dans un livre devenu best-seller, Sois jeune et tais-toi, la journaliste écologiste Salomé Saqué enquête auprès des jeunes (les 18-29 ans) et s’insurge contre les adultes qui stigmatisent la jeunesse (images d’après elle fournie par des sondages et la presse de droite). Elle décrit les maux auxquels cette dernière doit faire face : pandémie, inégalités liées à l’héritage, cherté des logements, information anxiogène et crise climatique que les adultes dénieraient et ne feraient rien pour enrayer. Le succès du livre parle de lui-même.

Autre preuve de ce ressentiment : le Baromètre de la solidarité générationnelle (Elabe, décembre 2023), qui porte sur l’ensemble des Français, montre un climat intergénérationnel particulièrement pessimiste. Deux chiffres parmi une batterie d’indicateurs signalent un sentiment d’injustice des jeunes à l’égard des seniors : 61% des 18-26 ans pensent que « c’est la faute des générations précédentes si nous devons vivre dans un monde pollué » (contre 40% pour les plus de 60 ans) ; 42% des 18-26 ans estiment que « la génération des baby-boomers est égocentrée et ne pense qu’à elle » (contre 17% des plus de 60 ans) ; 46% des 18-26 ans pensent qu’« aujourd’hui, les retraités sont des privilégiés par rapport aux actifs (qualité de vie, revenus ,patrimoine) (contre 20% chez les plus de 60 ans). Ainsi les reproches pleuvent. Ces différences et ces différends générationnels sont flagrants : mais est-ce au point de déclarer la lutte des âges ? 

Les choix politiques opérés au fil des législatures se sont-ils opérés au détriment des générations montantes ?

Les données globales sur les inégalités économiques entre générations montrent une évolution égalitaire : toutes les générations depuis l’après-guerre ont profité de l’élévation continue du niveau de vie. Ainsi si la richesse nationale depuis l’après-guerre n’a cessé de croître (et le progrès technologique de s’étendre), « dans ce mouvement continu, aucune génération n’a eu une consommation inférieure à celle des générations qui l’ont précédée »[2] . Ce qui revient à dire, si l’on s’appuie sur la démonstration de l’économiste Hippolyte d’Albis, que les inégalités à regarder sont plutôt celles qui existent au sein de chaque génération[3]. Si l’on oriente la loupe vers d’autres paramètres, les conditions de vie, en moyenne et de manière criante, sont tout à fait à l’avantage du monde contemporain : appartements plus grands et plus confortables, accès à une multitudes de biens culturels et de moyens d’information, possibilités élargies d’éducation, de voyages et de loisirs, sphère de liberté accrue, consommation élargie, temps de travail réduit, etc.

D’autres indicateurs, souvent cités en exemple, peuvent donner aux jeunes générations le sentiment qu’elles sont lésées et font les frais de choix politiques en faveur des seniors car ils jouissent d’un poids électoral supérieur – non par leur nombre, mais parce que leur taux de participation est plus élevé. Ils concernent l’évolution du taux de pauvreté, le système de redistribution, le patrimoine.

La pauvreté augmente, certes, mais de manière relative et très modérée[4]. La part de personnes vivant avec des ressources situées en dessous de 50 % du revenu médian (1073 euros par mois pour une personne seule) passe de 8% de la population en 2010 à 8, 4 % en 2023, ce qui correspond à 5,4 millions de personnes considérées comme pauvres. Un chiffre est frappant pour accréditer le constat d’une disparité entre classes d’âge : le taux de pauvreté (à 50% du revenu médian) chez les 18-29 ans est de 10,2 %, soit plus que la moyenne nationale et bien plus que pour les seniors (4,5%)[5].

L’efficacité du système de redistribution en France ne souffre pas de doute, surtout si on prend en compte la redistribution élargie qui inclut l’ensemble des transferts monétaires et la « consommation » de services publics[6]. Ainsi avant transferts, les ménages aisés ont un revenu 18 fois plus élevé que celui des ménages pauvres, contre 1 à 3 après transferts. Par ailleurs 25% du revenu national est redistribué et 57% des personnes, soit plus de la moitié, en sont des bénéficiaires nets. Mais là encore, une donnée introduit l’idée d’une inégalité au détriment des plus jeunes : ce sont les plus de 60 ans qui bénéficient le plus de ce système en raison du poids des retraites[7] et des dépenses de santé, alors qu’ils sont les moins contributeurs au système[8] .

Enfin, si le patrimoine global des ménages[9] s’est fortement accru, cette accumulation s’est opérée de façon inégalitaire. En France, début 2021, la moitié des ménages déclarent un patrimoine de moins de 177 200 euros, et ces ménages les moins bien dotés possèdent seulement 8% de l’ensemble de la richesse totale. 10% des ménages français ont un patrimoine brut supérieur à 716 300 euros et sans surprise ce sont les plus âgés qui détiennent le plus de biens (immobilier, actifs financiers, et épargne monétaire). La mortalité des boomers s’accélérant, cet immobilier et ces actifs vont être progressivement transmis aux générations suivantes (à un âge où celles-ci sont déjà assez âgées), creusant encore davantage les inégalités entre les ménages. Les économistes annoncent l’avènement d’une société d’héritiers indexée sur la plus ou moins grande richesse accumulée par les ascendants de chacun.

Les jeunes, à l’aune de certains de ces indicateurs, peuvent globalement se sentir mal lotis voire discriminés, et les seniors, à juste titre, être interpellés. Pourtant, si l’on se penche sur la question du patrimoine, un chiffre retient l’attention : le nombre de personnes de moins de 30 ans propriétaire de leur résidence principale s’est accru entre 2010 (13%) et 2021 (17%)[10], alors que ce même pourcentage pour les 30-39 ans (47%) et les 40-49 ans (58%) est resté stable. Comment lire ce chiffre : est-ce un démenti aux analyses de Salomé Saqué et consorts : les jeunes sont de plus en plus nombreux à accéder à la propriété ? Ou au contraire le signe de stratégies d’adaptation de vingtenaires qui anticipent une dégradation du système de retraites à l’avenir, et qui choisissent de se « couvrir » contre ce risque, quand les générations précédentes n’y prêtaient pas la même attention ? En surplomb de ces questions, enfin, il y a la question des inégalités entre la partie de la jeunesse qui peut entrer dans ces stratégies et celle qui, pour de multiples raisons, ne le peut pas.

In fine, il est difficile de porter une analyse péremptoire et univoque sur la dimension socio-économique des clivages générationnels. De surcroît, l’actualité du monde invite à envisager la question des générations selon un autre angle que celui des richesses matérielles. La chance ou la malchance d’une génération réside dans le contexte historique dans lequel elle est amenée à vivre. Mûrir et se faire une place dans une société certes globalement plus prospère et plus redistributive que lors des années 60-70, mais plombée par mille menaces à caractère existentiel (climatique et géopolitique), et par conséquence profondément pessimiste, telle est la véritable injustice que subissent les adultes français et européens d’aujourd’hui. Les experts devraient introduire un nouvel indicateur pour réfléchir sur les générations : l’index moyen de stress psychologique.

Une version allemande de ce texte est parue sur le site de notre partenaire Dokdoc. 

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