
ARTICLE – Narcotrafic, le poison de l’Europe
Publié le 04/12/2025 ACTU JURIDIQUES
Mathieu Verboud documentariste, auteur de « Narcotrafic, le poison de l’Europe » Propos recueillis par Anne-Laure Pineau journaliste
Dans une enquête passionnante publiée à la Découverte, et intitulée : Narcotrafic, le poison de l’Europe, Mathieu Verboud et Christophe Bouquet, documentaristes, dévoilent la vraie nature du narcotrafic, devenu la grande priorité de la Chancellerie. Entre circuits courts et trafics internationaux, l’ennemi est tentaculaire et protéiforme. Rencontre avec Mathieu Verboud pour dresser un état des lieux de cette criminalité.
Le 27 janvier dernier, à l’École nationale de la magistrature, le garde des Sceaux, Gérald Darmanin, présentait aux procureurs généraux et procureurs de la République sa nouvelle grande priorité : la lutte contre les organisations criminelles et le narcotrafic. En avançant la mise en place, en 2026, d’un Parquet national anti-criminalité organisée, permettant bientôt une réponse pénale d’une extrême fermeté, à la fois au niveau des circuits courts pour viser les auteurs de trafic de faible et moyenne intensité, mais également au niveau des réseaux internationaux, l’État entend déployer des armes d’un nouveau calibre, pour contrer un ennemi tentaculaire et si compliqué à cerner. Pour mener à bien leur documentaire pour Arte (qui sera diffusé le 6 janvier prochain) puis leur enquête « Narcotrafic, le poison de l’Europe« , les documentaristes Mathieu Verboud et Christophe Bouquet ont interviewé des chercheurs, des juges, des douaniers ou des policiers pour comprendre les secrets de fabrication du business de la cocaïne en Europe. Les deux documentaristes avaient déjà travaillé sur la criminalité organisée avec leur documentaire Mafias et Banques(Arte). Cette fois, en partant de l’exemple de l’essor de la « Mocro Maffia » (les organisations mafieuses marocaines, spécialisées dans le trafic de cocaïne), aux Pays-Bas, ils nous montrent combien cette criminalité change, s’horizontalise et – parce qu’elle utilise les outils du monde capitaliste global – le cannibalise de façon pérenne… malgré les coups de matraque, les procès historiques et les prisons en kit.
Actu-Juridique : Comment avez-vous pensé ce projet de livre ?
Mathieu Verboud : Nous venons à la base de la presse écrite et quand nous avons commencé à travailler sur le film pour Arte, notre éditeur, La Découverte, nous a proposé d’écrire une enquête pour prolonger nos recherches. Cela nous a permis d’aller un peu plus profond, de passer plus de temps sur ce sujet. Notre enquête a principalement consisté à multiplier les rencontres avec les experts qui nous ont permis de prendre de la hauteur sur ce que l’on entend dans l’expression “narcotrafic”. Un peu comme une personne qui va sur l’Everest : il faut y aller par paliers. Il y a les usagers des drogues, le trafic dans la rue, l’argent sale puis l’organisation mondiale. Il y a aujourd’hui et il y a hier : la question des drogues occupe l’esprit des humains depuis des millénaires et peu importe que l’on multiplie les répressions ou non. En Afghanistan ou en Iran, on peut couper les têtes des producteurs et consommateurs, cela n’empêche pas le business de l’opium de prospérer. Il y a 40 ans, le commerce de la cocaïne battait son plein avec Pablo Escobar… le phénomène n’est pas près de s’arrêter !
AJ : En vous concentrant sur le cas des Pays-Bas, vous remontez le fil de l’histoire coloniale du pays et son rapport avec le commerce de la botanique tout en illustrant les politiques futuristes mises en place par les douaniers de Rotterdam, est-ce votre postulat de base ?
Mathieu Verboud : Oui, dans le cas hollandais, on a remonté l’histoire. Mais même sans une telle antériorité, la simple vitalité du trafic en Europe et dans le monde nous oblige à ouvrir des cases et à penser le trafic comme une menace sur la sécurité intérieure de l’Europe, et une menace à la santé publique aussi. J’ai travaillé sur l’épidémiologie du sida et sur le port d’arme aux États-Unis, on est dans le même cas. La question du narcotrafic ne devrait pas être du seul ressort du crime organisé, de l’adrénaline des malfaiteurs qui font passer leurs cargaisons, c’est une corruption sociale et un problème de santé publique. C’est une telle demande et une telle offre… c’est un marché qui ne peut pas être régulé car personne ne contrôle le marché. Cela n’a rien à voir avec un pouvoir exercé par une oligarchie, il n’y a pas de monopole et les trafiquants peuvent prudemment rester dans les marges, avec des centaines de fabricants à disposition.
AJ : Vous évoquez Rotterdam, Anvers… En France nous avons le port du Havre. Pourquoi les grands ports du Nord sont-ils à ce point cannibalisés par les narcotrafiquants ?
Mathieu Verboud : Les ports, ce sont basiquement les points d’entrée et de redistribution : les volumes sont énormes, c’est l’espace où l’on dégaine les colis… et où l’on défouraille aussi. Cela pose une vraie question en termes de sécurité publique : à Anvers, par exemple, l’incinérateur a plusieurs fois été dans l’incapacité de détruire assez rapidement les énormes quantités découvertes lors des saisies et les trafiquants sont arrivés à l’arme de guerre pour récupérer leurs stocks. Les ports, c’est un point névralgique, un point qui cristallise toutes les tensions à la fois chez les réseaux criminels et chez les autorités et les forces de l’ordre.
AJ : Dans les ports du nord de l’Europe, les douaniers et les forces de l’ordre mettent en scène des saisies toujours plus importantes. Est-ce que cela démontre leur efficacité, ou au contraire leur impuissance ?
Mathieu Verboud : À mon sens, il ne s’agit pas d’une mise en scène, ils font leur travail. Les volumes exportés augmentent, les États doivent sévir, des moyens sont mis dans les ports, ils publicisent ce qu’ils font avec conscience. Le phénomène a pris de l’ampleur mais la réflexion générale reste assez pauvre. Le problème en général c’est que, dans le modèle économique du narcotrafic, tout est fondé sur le principe simple que le trafiquant doit faire en sorte que l’offre et la demande se rencontrent toujours. Ils prennent des risques et le renchérissement des produits ou les coûts d’acheminement renforce l’attractivité. Si l’adversaire donne plus de coups mais que vous pouvez assurer derrière, c’est lui qui s’épuise. Malheureusement, les États se retrouvent à ne pas avoir assez de moyens en général pour contrer les trafiquants. Dans votre maison, vous avez beau fermer les volets et mettre des produits, les fourmis rentrent quand même. Il faut accepter de vivre avec elles ou brûler la maison… Pour stopper l’offre, il faudrait bloquer le commerce mondial et non seulement ce n’est pas possible, mais ce n’est pas souhaitable.
AJ : La particularité aussi, c’est que les narcotrafiquants ne peuvent prospérer qu’avec la participation complice ou contrainte des personnels du port. Comment évaluer la zone grise dans laquelle évoluent ces personnes ?
Mathieu Verboud : La zone grise, c’est quelque chose de très moderne. Il fut une époque où les toxicomanes étaient considérés comme des déviants, aujourd’hui ce sont des victimes. Aujourd’hui, il n’existe pas une famille française où personne n’a pris des drogues dures. Brusquement, le regard de la société est passé de « c’est mal » à « ce n’est pas simple », les parents se battent, les gamins souffrent. Mais on est aussi dans une société où tout le monde se victimise, or on peut être tout à la fois victimes et bourreaux. Le marin qui est corrompu par les réseaux est fondamentalement victime du système, sauf quand il commence à toucher beaucoup d’argent pour désigner quelqu’un qui sera victime d’homicide. Le gamin de 16 ans à Marseille qui doit tirer sur des gars pour quelques milliers d’euros, il est les deux à la fois. Il y a le docker du Havre qui est assassiné pour avoir dit stop et le collègue qui se dit que c’est un bon moyen d’arrondir ses fins de mois. Beaucoup diront que ce sont des salopards, mais prendront de la cocaïne sans se responsabiliser et se dire qu’un gramme en France, ce sont des morts en Équateur. Mais, de même, on ne peut pas traiter le fardeau du narcotrafic en se disant qu’il faut arrêter d’en prendre : le problème de santé publique généré par le tabac a dégringolé parce qu’il y a eu un engagement des politiques publiques, un système de taxation, une communication offensive… Tout est une question d’infusion sur le long terme.
AJ : Pouvez-vous nous parler de la « Mocro Maffia » et pourquoi est-elle centrale dans votre réflexion ?
Mathieu Verboud : Nous sommes dans une période inédite d’ultraviolence et d’enrichissement ultrarapide. La Hollande et les Pays-Bas ont une longue histoire avec les commerces licites et illicites des drogues et, dans un monde dans lequel tout change, la matrice criminelle des réseaux reste la même qu’il y a cent ans. C’est bricolé, cela résiste peu à l’arrestation de ses dirigeants, la volonté n’est pas de régner en maître de façon éternelle. Là où les membres de la Cosa Nostra ont vécu pendant 20 ans dans les tunnels, les membres de la Mocro Maffia allaient en discothèque avec des pare-balles et ne s’envisageaient pas à six mois…
AJ : Vous consacrez tout un chapitre au procès Marengo, procès qui s’est tenu au Bunker, un tribunal ultra-sécurisé à Amsterdam, du 11 mars 2021 au 27 février 2024 et au cours duquel 17 accusés sont condamnés pour leur participation à la Mocro Maffia. En quoi ce procès était-il historique ?
Mathieu Verboud : Tout d’abord, si l’on doit parler de procès historique, on peut rappeler qu’avant Marengo, il y a eu Palermo, dans les années 1980. Ce procès où le juge Falcone a fait tomber Cosa Nostra, un événement historique pour le monde entier ! Pour Marengo, ce n’est pas le même lustre : on est sur des dingos. Des businessmen, mais des dingos. Entre les années 2000 et 2010 une véritable vague de violence a touché le pays. L’État a réussi à choper les bonshommes et organiser le procès, qui a duré trois ans. Mais la salle d’audience était remplie de types tellement dangereux qu’un véritable climat de peur a régné tout le long du procès, comme l’ont relaté les journalistes qui l’ont couvert. Les magistrats ont dû être anonymisés et protégés… Oui, c’était un procès hors-norme pourtant, à mon sens, on pourrait avoir exactement la même situation si on parvenait à juger la DZ Mafia. On n’a pas forcément besoin d’un tel dispositif pour qu’une situation soit considérée comme gravissime. Par exemple, selon moi, le procès emblématique de ces dernières années, c’est plus le procès Pélicotque celui de Marengo…
AJ : Le terme mafia ou cartel est-il galvaudé pour évoquer les réseaux de narcotrafiquants ?
Mathieu Verboud : L’usage de l’exagération traverse toutes les époques et tous les contextes… Les propos outranciers font partie des usages. Mais en effet ce ne sont pas des expressions qui correspondent à la réalité. J’avais écouté un gradé de la PJ, dans une interview, qui parlait de « narco-banditisme », je trouve que cette expression permet de rendre l’individu justiciable, saisissable. Certains utilisent les termes de « syndicats du crime », pour moi cela fait plus penser à Al Capone, des gugusses astucieux, des artisans bricoleurs qui flinguent des gens et dont l’alliance mourra de sa belle mort. De même, le terme de cartel, très utilisé dans les médias, ne correspond pas à la réalité en Europe. En économie, un cartel c’est une entente de producteurs en situation de monopole pour fixer des prix. Cela ne fonctionne pas, car il y a un trop grand nombre de producteurs, partout dans le monde. Là nous avons des dégâts causés de façon transversale, des gens qui avancent avec un calendrier de quelques années tout au plus. Ils ne sont pas là pour durer. Pour le terme « mafia » qui existe depuis des siècles, comme nous l’ont expliqué les spécialistes, ce sont des structures très organisées avec des rituels, des rites, des règles intangibles qui perdurent au-delà des personnes, où la structure dépasse les vies de ceux qui la composent. La cupidité des hommes ne mourra jamais : ce sont des structures qui défient le temps et s’appuient sur un projet politique de contrôle sur des territoires, des sociétés, des économies, des êtres humains. Dans le cas hollandais, rien de tout ça : on est dans une logique de la bricole horizontale qui fonctionne sur le partage des connaissances et le partage des ressources. L’idée peut être résumée ainsi : « Demain on bosse ensemble, on met au pot une somme, on achète une cargaison, on se partage les tâches, on se tape dessus, on se serre la main, on se tape dessus ». C’est une logique d’opportunisme absolue. Ces types peuvent s’allier avec des groupes étrangers, avec des mafias, ce sont des alliances de circonstance.
AJ : Quelle différence y a-t-il avec le contexte français, avec la DZ Mafia, par exemple ?
Mathieu Verboud : Du champ de cannabis marocain au champ de pavot afghan, vous trouverez toujours un Hollandais quelque part ! En France aussi, l’époque coloniale a permis un véritable commerce des drogues mais on ne se situe pas dans les mêmes échelles : quand les Français font du rock’n’roll, les Hollandais font du hard-rock. En France, on est aussi face à un tsunami de trafic, de corruption, de violence et de déstabilisation sociale. On voit que la DZ Mafia démarre dans une logique a priorià la hollandaise, mais elle commence à mixer cette vision court-termiste avec des gestes politiques assez inouïs comme la mise en place d’une piscine dans un conteneur ou des distributions de fournitures scolaires. Ils ont également organisé une conférence de presse clandestine à la façon des militants indépendantistes corses et ils parlent d’embryon de projet politique. Les périodes changent…