
La pensée de Hannah Arendt est particulièrement pertinente dans notre démocratie fragilisée,
parce qu’elle analyse à la fois les dérives totalitaires, la crise du « monde commun » et les limites de nos démocraties représentatives.
Sa pensée sur l’autoritarisme éclaire – à quelques décennies de distance – les déviances de la MACRONIE, celles souvent qualifiées d’illiberales et affectant :
– les prérogatives du Parlement ou du gouvernement,
– les libertés,
– le rôle des parties prenantes, ou encore
– la transparence,
– la sincérité des comptes publics et
– l’éthique de la responsabilité, enfin
– le respect et la considération des citoyens
-,la prise en compte des résultats des élections
Quand la parole égotiste tient lieu d’action, la démocratie est effacée.
NOTRE PRÉSENTATION DE LA PENSÉE D’HANNAH ARENDT
Ses concepts de banalité du mal, de pluralité, d’espace public et de crise du monde commun offrent des outils très concrets pour diagnostiquer nos vulnérabilités actuelles et imaginer des contre‑pouvoirs plus vivants.
Autoritarisme, totalitarisme, isolement et « gens superflus »
Arendt montre que le totalitarisme est une forme de domination inédite : il ne se contente pas de réprimer les opposants, il cherche à pénétrer l’ensemble de la société, à isoler les individus et à les rendre « superflus ». Elle insiste sur le rôle de la solitude et de la désaffiliation sociale comme conditions de possibilité des mouvements totalitaires, ce qui résonne avec la montée actuelle de l’atomisation, de la défiance et des discours excluants dans nos démocraties.
Pour elle, la production de « gens superflus » – ceux dont la vie semble n’avoir aucune valeur politique ou sociale – est déjà un signe de pensée totalitaire, même au sein de régimes se disant démocratiques. Cela invite à lire la précarisation, l’abandon territorial, ou la stigmatisation de certaines populations comme des symptômes politiques graves, pas seulement socio‑économiques.
Banalité du mal et crise de la pensée
Avec la formule de « banalité du mal », Arendt souligne que des crimes extrêmes peuvent être commis par des individus ordinaires, qui ne sont ni des monstres ni des fanatiques, mais des fonctionnaires incapables de penser par eux‑mêmes ce qu’ils font. Cette thèse vise la « pensée paresseuse » ou l’absence de jugement, plus que la perversité intrinsèque, et peut s’appliquer aux bureaucraties modernes et aux chaînes de décision anonymes.
L’enseignement pour nos démocraties est double : d’une part, le mal peut surgir d’administrations formellement légales et rationnelles, si l’exigence de jugement moral est évacuée ; d’autre part, protéger la capacité de chacun à penser par soi‑même devient une tâche politique essentielle (école, médias, culture, délibération). La défense de « lieux » où l’on peut encore penser librement – et non simplement consommer des opinions – devient ainsi une condition de survie démocratique.
Espace public, action et citoyenneté
Arendt ne réduit pas la politique au vote ou à la gestion : pour elle, la politique est d’abord action et parole en commun dans un espace public où les citoyens apparaissent les uns aux autres comme égaux et différents. Elle valorise l’agir concerté, la capacité à initier quelque chose de nouveau (le « commencement ») et la pluralité comme cœur de la liberté politique.
Elle critique par conséquent les limites de la démocratie représentative de masse, marquée par la passivité, la manipulation et la domination de la logique marchande, et plaide pour des formes plus directes de participation, de conseils, de forums et d’institutions où les citoyens exercent réellement leur pouvoir.
L’enjeu, dans une démocratie chancelante, est donc de recréer des espaces publics substantiels – locaux, professionnels, associatifs, numériques – où la parole et l’action citoyennes ne soient pas réduites à un simple « feedback » consommateur.
Crise du monde commun et néolibéralisme
Arendt interprète les crises politiques comme des crises du « monde commun » : ce monde partagé de choses, d’institutions et de récits qui nous relient les uns aux autres et donnent réalité à nos expériences. Quand ce monde commun se fissure, chacun se replie sur sa bulle et la politique se réduit à des intérêts privés concurrents, préparant le terrain à des solutions autoritaires.
Des lectures contemporaines d’Arendt y voient une grille de compréhension du néolibéralisme, qui dissout les liens politiques au profit d’une vision de l’individu comme entrepreneur de lui‑même, et fragilise ainsi la capacité à faire face ensemble aux crises (écologiques, sociales, démocratiques).
L’enseignement arendtien est alors de reconstruire un monde commun – institutions crédibles, services publics, espaces de débat, culture partagée – plutôt que de se contenter d’ajustements technocratiques.
Résister à la dérive : quelques pistes arendtiennes
Les enseignements d’Arendt pour une démocratie vacillante peuvent se condenser en quelques exigences structurantes :
• Défendre la pluralité et refuser la logique des « superflus » : redonner existence politique aux groupes relégués, combattre les discours de déshumanisation.[wikipedia +2]
• Protéger la capacité de juger et de penser : éducation émancipatrice, institutions qui encouragent la responsabilité individuelle dans les organisations, culture de la désobéissance civile raisonnable face à l’inacceptable.
• Revitaliser l’action politique : multiplier les lieux où les citoyens délibèrent et décident, ne pas fétichiser les seules procédures représentatives et juridiques.
• Sauvegarder et recréer un monde commun : lutter contre l’isolement et la fragmentation sociale, réinvestir les biens communs matériels et symboliques (ville, école, médias, langue).
Une ressource pour imaginer des formes plus exigeantes de démocratie dans des « temps obscurs ».
Ces éléments font d’Arendt moins une penseuse de la nostalgie qu’une ressource pour imaginer des formes plus exigeantes de démocratie dans des « temps obscurs ».
Mesurer l’ampleur des écarts que creuse la macronie
La seule lecture de ces éléments nous font mesurer à la fois l’ampleur des écarts que creuse la macronie par rapport à l’idéal démocratique, et le chemin à parcourir pour redonner à notre démocratie sa dynamique et ses équilibres.
ARTICLE – Le totalitarisme, le mal, la démocratie : 50 ans après sa mort, ce qu’Hannah Arendt a encore à nous apprendre
Héritage
Par Nidal Taibi. Publié le 03/12/2025 MARIANNE
Cinquante ans après sa mort, le 4 décembre 1975, Hannah Arendt reste l’une des rares penseuses capables d’éclairer à la fois les totalitarismes d’hier et les désordres démocratiques d’aujourd’hui. De la « banalité du mal » à la fragilité du monde commun, retour sur une philosophe qui continue de nous prendre à témoin.
1975, New York. Une femme de soixante-neuf ans s’effondre en plein salon, cigarette au bec, au milieu d’une conversation entre amis. Le lendemain, on trouve dans sa machine à écrire une feuille restée coincée dans le rouleau : un seul mot y est tapé, « judging », « juger ». Cinquante ans plus tard, à l’heure des « faits alternatifs », des guerres menées à distance et des réseaux sociaux où chacun distribue des verdicts à la chaîne, Hannah Arendt s’est imposée comme l’une des grandes voix consultées de notre temps : philosophe sans système, exilée sans patrie, et, malgré elle, boussole dans le brouillard politique contemporain.
Née en 1906 dans une famille juive allemande, formée auprès de Martin Heidegger puis de Karl Jaspers, Hannah Arendt connaît très tôt la brutalité de l’histoire : fuite d’Allemagne après l’arrivée des nazis, internement en France, passage clandestin par Lisbonne avant de gagner New York en 1941, quatorze années de vie « apatride » avant la naturalisation américaine en 1950.
PENSER UN CRIMINEL DE MASSE
De cette trajectoire d’exilée naît une œuvre qui refuse les consolations idéologiques : Les Origines du totalitarisme (1951), enquête monumentale sur l’antisémitisme, l’impérialisme et l’émergence d’un type de domination inédit ; Condition de l’homme moderne (1958), méditation sur notre « vie active » et la fragilité du monde commun ; Eichmann à Jérusalem (1963), où surgit la formule qui la poursuivra toujours, la « banalité du mal ».
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On réduit souvent Hannah Arendt à ces trois mots, comme si elle n’avait écrit que cela. Pourtant, la « banalité du mal » n’est ni un slogan ni une théorie de comptoir : c’est l’effort pour penser un criminel de masse, Adolf Eichmann en l’occurrence, qui, au procès de Jérusalem, n’apparaît ni comme un démon ni comme un fanatique, mais comme un fonctionnaire gris, parlant clichés administratifs et langage de formulaires.
Hannah Arendt ne prétend pas qu’il serait innocent parce qu’il est un « homme ordinaire ». Elle souligne au contraire qu’il a renoncé à « penser », au sens fort, c’est‑à‑dire à juger ses propres actes, à se mettre à la place de ceux qu’il envoyait à la mort. Le mal, ici, n’est pas spectaculaire, il est routinier, procédural, administratif, protégé par l’anonymat des bureaux : cette intuition continue de nous parler à l’heure où des décisions politiques lourdes (bombardements, guerre, livraison d’armes, coupes budgétaires) se prennent à coups de tableurs ou d’algorithmes, loin des regards mais pas sans responsables.
DES AVERTISSEMENTS
Cette exigence de lucidité traverse déjà Les Origines du totalitarisme. Hannah Arendt y montre que les régimes totalitaires n’ont pas seulement confisqué le pouvoir ; ils ont attaqué le tissu même de la réalité en brouillant en permanence la frontière entre le vrai et le faux, en substituant au monde commun un univers de fiction idéologique qu’il était dangereux de contredire.
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Ce qui l’interpelle, c’est non seulement la propagande, mais la solitude des individus, leur déracinement social, leur désaffiliation, qui les rendent disponibles pour ces univers délirants. Il n’est pas besoin de forcer les parallèles pour entendre aujourd’hui cet avertissement : montée des régimes « illibéraux », puissances et multinationales privées capables de produire leurs propres récits, fragmentation numérique où chacun habite sa bulle d’informations, jusqu’à ce que la possibilité même d’une vérité partagée semble vaciller.
Hannah Arendt n’est pourtant pas une prophétesse de l’apocalypse démocratique. Dans Condition de l’homme moderne, elle essaye au contraire de comprendre « ce que nous sommes en train de faire » à la condition humaine : comment la vie moderne a peu à peu sacrifié l’action politique, l’initiative publique, à un cycle sans fin de travail et de consommation. Elle distingue trois activités de la vita activa – le travail, l’œuvre, l’action – et s’inquiète de voir l’horizon de l’existence réduit aux deux premières : produire et consommer, fabriquer et user, au détriment de cette capacité proprement politique qu’est l’action, le fait d’apparaître en parole et en actes devant les autres pour inaugurer quelque chose de nouveau.
TOUJOURS D’ACTUALITÉ
Là encore, la résonance est troublante : dans des sociétés saturées de performances individuelles, de « projets » et de mises en scène de soi, la politique risque de se dissoudre en gestion et en communication, pendant que la possibilité d’agir ensemble se délite.
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Ce qui frappe, en la relisant, c’est sa manière d’entrer dans la modernité sans nostalgie ni enthousiasme. Hannah Arendt n’idéalise ni les traditions ni les révolutions. Elle cherche des lieux où la liberté a réellement pris corps : l’espace public de la cité grecque, les conseils révolutionnaires de 1917 ou de 1956, certaines expériences municipales, autant de tentatives fragiles pour arracher la politique à l’alternative entre bureaucratie et chef charismatique. Loin des schémas partisans, elle s’interroge sur les formes : comment créer des institutions qui permettent à chacun de prendre part au monde commun, au lieu de se contenter de déléguer, d’applaudir ou de huer.
Aujourd’hui, cinquante ans après sa mort, les commémorations, conférences et rééditions à l’appui, risquent d’ajouter des couches de discours à une pensée qui n’aimait guère les panthéons. Mais elles auront au moins ce mérite : rappeler qu’une philosophe, morte un soir de décembre 1975 en laissant le mot « juger » dans sa machine, continue de nous demander des comptes sur la manière dont nous pensons, dont nous parlons, et sur ce que nous acceptons, ou non, de laisser faire en notre nom. En somme, sur la manière dont nous jugeons.