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RELIRE « LE RETOUR DES ÉPIDÉMIES ». COMMENT VOYAIT-ON LES ENJEUX À VENIR DANS LES ANNÉES 90 ?


1995 : définir les enjeux scientifiques, sociaux et politiques des épidémies à venir

L’ouvrage de 1995 qui a été rappelé par Pierre André, « éclaireur » de Metahodos, avait pour objectif de revenir sur quelques-unes des épidémies qui affectaient la population mondiale en ce début de XXIe siècle et d’en analyser les enjeux scientifiques, sociaux, et politiques les plus saillants.

Le retour des épidémies, Puf/Vie des idées est signé par Philippe Sansonetti – médecin et micro-biologiste, professeur au Collège de France et à l’Institut Pasteur et  Auriane Guilbaud – politiste, maître de conférences en science politique à l’université Paris-8.

Ont collaboré à cet ouvrage Fanny Chabrol, Frédéric Keck, Claire Magone

Les virus, parasites, bactéries et autres micro-organismes à l’origine de maladies infectieuses transmissibles coexistent depuis toujours avec les êtres humains. En dépit des progrès scientifiques et du développement de la santé publique, des maladies connues depuis des siècles continuent de sévir (choléra, paludisme), tandis que de nouvelles maladies pouvant se disséminer à grande échelle apparaissent (sida, SRAS).

Depuis la fin du XXe siècle, la possibilité d’une épidémie véritablement mondiale fait naître un sentiment de vulnérabilité, réactivant la peur d’un retour vers un « âge noir » où l’humanité était incapable de contrôler les épidémies. Pourquoi ces maladies (ré)émergent-elles et se transforment-elles en épidémies ? Comment peut-on les combattre ? Cet ouvrage revient sur quelques-unes des épidémies qui affectent la population mondiale en ce début de XXIe siècle et en analyse les enjeux scientifiques, sociaux et politiques.

Table des matières

- Introduction, par Auriane Guilbaud
- « Les microbes s’adaptent toujours », entretien avec Philippe Sansonetti
- Anticiper les virus pandémiques, par Frédéric Keck
- Le dernier mile. Faut-il encore croire en l’éradication de la poliomyélite ?, par Claire Magone ARTICLE 1
- Sida : l’eldorado africain, par Fanny Chabrol ARTICLE 2
- Le système sanitaire international face à l’épidémie d’Ebola, par Auriane Guilbaud ARTICLE 3
- Bibliographie commentée

Trois extraits publiés par La Vie Des Idées vous sont proposés ci contre.

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ARTICLE 1

Le dernier mileFaut-il encore croire en l’éradication de la poliomyélite?

par Claire Magone , le 22 octobre 2013

L’éradication totale de la poliomyélite est-elle un but raisonnable ? À l’occasion du 24 octobre, journée mondiale de lutte contre la polio, Claire Magone décompte les effets pervers d’une campagne qui n’a plus d’autre fin qu’elle-même et risque de porter préjudice à d’autres enjeux de santé mondiale.

L’éradication de la poliomyélite, « un cadeau du XXe siècle au XXIe »

L’objectif d’éradication de la poliomyélite a pris la forme d’un engagement collectif international dans les années 1980, dans le sillage de l’éradication de la variole. De cette dernière expérience réussie — le virus a disparu de la planète en 1977 et son éradication a été certifiée en 1980 —, la communauté des acteurs de la santé mondiale a fait un modèle en matière de lutte contre les maladies infectieuses.

La poliomyélite était en quelque sorte le candidat naturel à l’éradication. Maladie invalidante sans traitement efficace, elle faisait encore, dans les années 1970-80, des ravages dans le monde entier — 300 à 500 000 cas notifiés par an —, mais le recours à la vaccination de masse l’avait déjà fait reculer largement dans de nombreux pays industrialisés grâce à l’introduction, en 1955, du vaccin antipoliomyélitique inactivé de Salk (VAI) et, en 1962, du vaccin antipoliomyélitique oral de Sabin (VAO). Ce dernier, parce qu’il est facile à administrer (quelques gouttes dans la bouche), d’un coût plus faible que le vaccin inactivé (environ 0,15 USD contre 3 $ pour le VAI en 2012), qu’il induit une forme d’immunité collective, est devenu le vaccin recommandé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans le cadre du programme élargi de vaccination dès 1974.

Le projet d’éradication de la poliomyélite s’est incarné en 1988 dans une résolution de l’Assemblée mondiale de la santé faisant de la perspective de la disparition de la maladie sur le globe « un cadeau approprié, à l’instar de l’éradication de la variole, du XXe siècle au XXIe siècle ».

Le XXe siècle n’a pas déposé, vaincu, le virus de la polio en cadeau au XXIe siècle. Néanmoins, l’extraordinaire mobilisation financière — des États, des organisations internationales et transnationales, du public et du privé — ; humaine — la création d’un commando mondial de plusieurs millions de travailleurs communautaires —, et la mise en place d’une ingénierie socio-sanitaire très efficace — notamment l’organisation de journées nationales de vaccination contre la poliomyélite, de « mop-up campaigns » (campagnes de ratissage) menées en porte-à-porte, a permis en à peine plus de 10 ans de diminuer l’incidence annuelle de la maladie de façon spectaculaire : le nombre de cas notifiés est passé de 350 000 en 1988 à moins de 1000 au début des années 2000.

Ces résultats furent pour les membres de la Global polio eradication initiative (GPEI) et leur partenaires un succès dont ils n’ont pas manqué de se réjouir, mais dont ils n’ont pu se contenter : car l’horizon de l’éradication a été l’unique argument pour mobiliser en continu le soutien financier des bailleurs. Dans sa lettre annuelle 2011, où il exhorte le monde à redoubler d’efforts pour « éradiquer le dernier pourcent », Bill Gates affirmait ainsi : « L’éradication pourrait faire économiser au monde 50 milliards de dollars ces 25 prochaines années. » Cette perspective d’un monde débarrassé du coût de la gestion des épidémies de poliomyélite, du fardeau économique que représentent potentiellement des milliers de personnes paralysées chaque année et, à terme, d’un monde débarrassé du coût de la vaccination elle-même, est essentielle pour la GPEI : elle fournit aux bailleurs une échéance, donc la promesse d’un retour sur investissement.

De ce point de vue, avoir ramené la maladie à des proportions anecdotiques à l’échelle mondiale ne suffit donc pas. Pour justifier la poursuite d’une politique d’éradication — c’est-à-dire la réduction définitive, à zéro, de l’incidence de la polio — l’argument avancé est que les coûts d’une stratégie de contrôle — qui consisterait à tenter de maintenir l’incidence de la polio à des niveaux bas — reconduite année après année seront toujours plus élevés, en fin de compte, que la somme totale qui aura permis d’atteindre l’éradication.

Mais au delà de cet argument a priori rationnel, le maintien de l’éradication comme objectif est surtout nécessaire au maintien de la mobilisation sur la poliomyélite tout court. Comme le résument les membres de la GPEI eux-mêmes :

« En fait, il serait difficile d’appliquer un schéma de contrôle de la maladie. Sans la motivation pour éradiquer la poliomyélite, les pays ne parviendraient pas à recruter massivement des vaccinateurs volontaires dont la contribution est cruciale. Ils pourraient difficilement maintenir le niveau d’engagement financier et politique actuels ».

En d’autres termes, ce ne sont pas les financements et la mobilisation politique qui sont nécessaires pour atteindre l’objectif d’éradication de la poliomyélite, c’est l’objectif d’éradication qui est nécessaire pour maintenir les financements et la mobilisation politique sur cette maladie.

L’éradication est donc un objectif de santé publique particulièrement motivant, mais il implique la construction d’un scénario dans lequel l’échec n’a pas sa place. Cette exigence radicale éclaire donc la façon dont les obstacles apparus sur la route de l’éradication depuis une quinzaine d’années ont été analysés et mis en récit par ses partisans.

Croire en l’éradication de la polio ?

En effet, depuis le début des années 2000, le « last mile » sur la route de l’éradication de la poliomyélite n’en finit pas de finir. Des foyers de résistance sont apparus, d’abord au Nigéria dès 2003. À cette époque, alors que la victoire contre la poliomyélite était déjà présentée comme « à portée de main », l’OMS décida de redoubler d’efforts dans ce pays responsable à lui seul de la moitié des cas. Les Journées nationales de vaccination passèrent ainsi de 5 en 2001, à 8 en 2002 puis à 11 en 2003. Les équipes rencontrèrent alors une résistance grandissante au sein des populations nord nigérianes, passant parfois par des violences physiques et verbales. Celles-ci trouvaient l’acharnement des vaccinateurs à pénétrer jusque dans leurs maisons d’autant plus suspect que la poliomyélite n’y était pas perçue comme une priorité, comparée à la rougeole ou au paludisme, maladies auxquelles ni le gouvernement ni ses alliés occidentaux ne prêtaient alors attention. En juillet 2003, le conseil supérieur de la sharia du nord du Nigéria appela à une suspension de la vaccination, remettant en cause l’innocuité du vaccin. En mars 2004, après des mois de tractation, des tests menés par un comité composé de personnalités religieuses et scientifiques nationales et internationales déclarèrent les vaccins sans danger, et ces derniers furent finalement importés d’Indonésie, mettant fin au boycott. Cet épisode fut largement traité par les médias et la littérature scientifique comme la manifestation de l’obscurantisme d’autorités ayant abusé de l’ignorance et de la crédulité des Nigérians, mettant ainsi en péril « 15 années de travail, et 3 milliards de dollars ». Mais à y regarder de plus près, beaucoup des critiques des autorités nigérianes et de la population étaient rationnelles, et mettaient au jour le décalage entre les priorités sanitaires locales et celles imposées par les acteurs de la Global health, comme en témoigne cet extrait d’une conversation entre l’Emir de Kazaure, autorité politico-religieuse de l’État de Jigawa au nord du Nigéria, et une représentante de l’OMS au Nigéria en 2003.

Dr Gloria (de l’OMS) : Votre Altesse Royale, j’ai été envoyée au Nigéria pour couvrir les activités de l’OMS, et en particulier pour venir à bout de la poliomyélite. Dans mon pays, le Zimbabwe, la polio a été éliminée. L’OMS est déterminée à éradiquer la maladie dans son intégralité. Pour que l’Afrique soit exempte de poliomyélite, tous les pays africains doivent garantir l’éradication totale de la maladie par la vaccination. 

L’émir de Kazaure : Je vous remercie vivement de votre visite. Je dois dire que vous avez parfaitement récité le manuel de sensibilisation de l’OMS et que vous êtes convaincante quant à votre mission dans notre pays. J’ai consulté ce guide moi-même et j’ai constaté sa qualité et son agressivité. 

En 2000 et 2001, quand nous avons fait part de nos peurs et préoccupations [quant à la possibilité que le vaccin contienne des substances qui pourraient rendre les populations stériles], on nous a répondu que les médicaments étaient certifiés par l’OMS et fabriqués dans le meilleur environnement de fabrication, et que le vaccin ne contenait aucun autre ingrédient. Nous voulions des preuves concrètes, mais nous n’avons eu que des paroles (…). 

Quand vous venez vacciner la population, vous nous dites que vous avez atteint 60, 70 ou 100 000 personnes, que tous les enfants de l’État sont vaccinés. Puis vous revenez le lendemain et nous dites qu’il y a eu un nouveau cas, et qu’il faut revacciner tout l’État. Qu’est-ce que cela traduit de l’efficacité du vaccin ? Nous commençons à voir pourquoi certaines de ces questions n’ont pas de réponse. Aux États-Unis par exemple, il y a un système de surveillance des effets secondaires du vaccin, mais nous n’avons pas de tel système ici. Personne ne sait ce qui se passe, vous venez, vous vaccinez, vous collectez de l’argent et l’année suivante, vous revenez vacciner les mêmes enfants. Mais que cherchez-vous, que cherche l’OMS ? Que cherche l’UNICEF ? Pourquoi cet acharnement ? Combien d’argent dépensé au Nigeria pour enrayer 109 cas ? Combien d’enfants meurent de la rougeole, du paludisme, de diarrhées ? (…). »

Ces foyers de résistance sociale à la vaccination ont par ailleurs contribué à l’émergence d’épidémies associées à des souches de poliovirus dérivé du vaccin. En effet, le vaccin oral est un vaccin vivant atténué : les virus vaccinaux continuent donc d’être excrétées par les personnes vaccinées, ce qui, dans des contextes où la couverture n’est pas suffisamment élevée, favorise la circulation du virus entre personnes, ainsi que sa mutation génétique. Ce type d’épidémies de poliovirus dérivé d’une souche vaccinale par opposition aux épidémies de poliovirus sauvage s’est développé aux Philippines en 2001, Saint-Domingue et Haïti en 2001, Madagascar en 2002, la Chine en 2004, le Nigéria depuis 2005, la RDC et la Somalie depuis 2008. Près d’une vingtaine de flambées ont ainsi été notifiées depuis le début des années 2000.

Enfin, certains pays d’où le virus avait été éliminé se réinfectent avec des virus sauvages importés d’autres pays : citons par exemple le Congo Brazzaville, dont le dernier cas avait été recensé en 2000, frappé en 2010 par une épidémie de poliomyélite très meurtrière — 180 décès sur 431 cas de paralysie répertoriés, majoritairement chez les jeunes adultes ; le Kenya et la Somalie récemment.

Ces phénomènes invitent à réfléchir à la suite en les intégrant comme des données du problème, qui modifient le problème lui-même, et non comme de simples obstacles à contourner. Or face aux incertitudes de la science ou à la résistance d’une part incompressible de la population à un programme de santé publique, quels qu’en soient les bienfaits annoncés, la GPEI et ses partenaires opposent donc de plus en plus des « raisons d’y croire ». La lutte pour l’éradication acquiert ainsi une dimension mystique pour ceux qui en défendent la poursuite coûte que coûte. Cette dimension était déjà visible pendant l’éradication de la variole, comme l’illustrent certains témoignages d’expatriés de l’OMS ayant participé aux dernières campagnes, particulièrement agressives, en Inde en 1974-75 : « I was religiously fervid , I was a crusader » dit ainsi l’un d’entre eux quelques années après.

C’est contre cette foi aveugle qu’un rapport du Comité de suivi indépendant de la GPEI mettait en garde en 2011, en soulignant un « excès d’optimisme » :

« [la communication du] Programme d’éradication de la poliomyélite se base sur une mise en récit positive — donnant une impression envahissante de « on y est presque ». Le danger vient de la façon dont le programme gère les informations qui ne s’inscrivent pas bien dans cette mise en récit. (…). Il y a plusieurs zones géographiques dans lesquelles la situation progresse peu. Dans ces zones, le Programme doit trancher : la stratégie retenue fonctionne-t-elle globalement, et est-ce la lenteur de sa mise en œuvre qui pose question ? Ou est-ce le signe d’un échec de la stratégie retenue ? Dans le premier cas, il conviendra alors de renforcer la stratégie, de l’appliquer encore et encore, de lui accorder plus d’argent et de temps. Mais dans le second, si c’est la stratégie qui est en cause, ces actions seraient alors précisément celles à proscrire  ».

L’éradication, coûte que coûte

Dans son ensemble, la GPEI a cependant décidé de mettre en œuvre le plan et continue à « analyser [la question de la faisabilité opérationnelle de l’éradication], comme si les planificateurs vivaient dans un monde affranchi du politique et des agendas contradictoires : en général, si chacun suivait la bonne direction et faisait exactement ce qu’on attend de lui, au moment voulu, cette maladie serait-elle éradiquée ? ». Le but et la stratégie ne changent pas : il faut atteindre une couverture vaccinale le plus proche possible de 100%, avec une combinaison de mesures incitatives et coercitives. Certaines de ses mesures sont particulièrement agressives, par exemple au Nigéria : démarchage porte-à-porte avec inspection physique des maisons, et menace d’emprisonnement des récalcitrants.

Or cette attitude jusqu’au-boutiste nourrit actuellement un cercle vicieux, notamment dans des contextes d’hostilité ouverte entre autorités gouvernementales et groupes d’opposition politico-religieux (Pakistan, nord du Nigéria, Somalie par exemple). Plus les efforts internationaux se multiplient de façon disproportionnée en comparaison des priorités de santé telles qu’elles sont perçues par la population locale, plus la suspicion de ces dernières augmente et alimente la résistance à la vaccination, et plus les groupes politiques utilisent cette situation pour renforcer leur poids, en mettant en scène leur capacité d’influence positive, ou de nuisance, vis-à-vis du succès de l’éradication. La poliomyélite devient l’instrument privilégié d’un chantage politique permanent. Les pouvoirs locaux tentent de faire valoir leurs propres intérêts en jouant avec la détermination des partisans de l’éradication. Le chantage consiste à accepter ou refuser de jouer le jeu en faisant valoir leurs propres intérêts. Ainsi en juin 2013, les autorités traditionnelles du Nord Waziristan au Pakistan ont décrété le boycott de la vaccination polio, exigeant l’électrification de leur région en échange de leur coopération.

En parallèle, les discours se radicalisent, y compris au sein de la communauté de la santé globale. C’est ainsi qu’en Somalie une porte-parole de l’OMS déclarait récemment « partout où les Shebabs [groupes islamistes somaliens] seront chassés, les agents de santé se précipiteront pour vacciner ».

Les vaccinateurs nationaux contre la poliomyélite, des martyrs de la cause ?

Les pratiques aussi se radicalisent : là où la campagne d’éradication cristallise les rapports de force, les vaccinateurs nationaux sont en danger. Vingt d’entre eux ont été assassinés au Pakistan de décembre à juin 2013 et au moins dix au Nigéria. 30 morts en six mois pour 55 cas de polio déclarés dans le monde entier pour la même période. À cette nouvelle réalité, les autorités répondent par la force : au Nigéria, des journalistes locaux ont été arrêtés pour « incitation au meurtre et au désordre » après avoir animé une émission radio critiquant la campagne d’éradication, et leur radio a été fermée ; au Pakistan, les escortes armées des vaccinateurs ne faisant plus recette — des policiers ayant été également assassinés —, les vaccinateurs sont désormais autorisés à porter des armes.

Quant aux architectes de la campagne, ils appliquent le plan : « dans le cadre stratégique retenu, un élément clef est le développement d’opérations de sécurité permettant l’accès, selon le principe général « stay and deliver » : […]. Le programme cherchera aussi à maximiser l’utilisation du staff local versus le staff international ». Tandis que le dernier mile vers l’éradication de la variole, dans les foyers de résistance en Asie du sud, avait été franchi par du personnel international de l’OMS, la GPEI décide de recourir exclusivement à des employés nationaux. Comment justifier ce choix, alors que les vaccinateurs locaux sont de fait particulièrement exposés à l’insécurité, dans la mesure où ils incarnent la détermination d’autorités contre lesquelles des mouvements d’opposition armée sont en guerre ? Il faut se retenir d’être cynique pour ne pas voir dans ce choix un pur plan de continuation des activités, dont le postulat est que la mort de 30 personnels internationaux sur 6 mois aurait certainement conduit à la remise en cause du programme, alors que la mort de 30 personnels nationaux autorise à le renforcer.

Conclusion : quelles leçons ?

C’est dans le dernier mile vers l’éradication que la question du coût réel de cette aventure devrait être rediscuté : le coût humain d’abord et de façon urgente, puisqu’on ne peut s’accommoder de l’assassinat des vaccinateurs, mais aussi le coût social. Le programme fait semblant d’ignorer qu’une mesure de santé publique ne peut emporter l’adhésion de 100% de la population, comme il sous-estime que le décalage entre les moyens consacrés à une menace planétaire et l’absence de moyens dédiés à des priorités de santé publique négligés est perçu comme une injustice par beaucoup de ceux qui refusent désormais de jouer le jeu. Sur le long terme, cette stratégie de carabine à un coup endommage la coopération avec les populations nécessaire pour faire avancer d’autres enjeux de santé publique, et risque d’éroder durablement l’enthousiasme de millions d’agents communautaires en les transformant en chair à canon.

Or on ne peut répondre aux effets pervers du dernier mile qu’en se débarrassant de l’objectif d’éradication lui-même. Car les problèmes rencontrés actuellement ne sont pas circonstanciels mais consubstantiels à l’éradication, à la radicalité de son ambition. Se fixer comme objectif la disparition définitive d’une maladie ou d’un virus de la surface de la planète, c’est programmer de garder le contrôle total sur le comportement des agents pathogènes et des êtres humains, ambition dont le caractère déraisonnable apparaît dans le dernier mile.

Comment abandonner l’éradication comme objectif de santé publique sans renoncer à la formidable mobilisation politique, scientifique et financière que son horizon permet ? Sans doute en tentant de convaincre les bailleurs de fonds que l’argent qu’ils dépensent dans la prise en charge des malades et le contrôle des maladies n’est jamais un investissement à fonds perdus pour ceux qui en bénéficient.

par Claire Magone, le 22 octobre 2013

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ARTICLE 2

Sida : l’eldorado africain?

par Fanny Chabrol , le 1er décembre 2014

Perçue dans les années 1990 comme un continent menacé d’écroulement par le sida, l’Afrique représente aujourd’hui un ensemble d’opportunités pour les chercheurs et les laboratoires. Fanny Chabrol analyse les logiques indissociablement humanitaires, sécuritaires et capitalistes qui sous-tendent ce renversement et composent aujourd’hui la « santé globale ».

Le continent africain a été très tôt le plus affecté par le VIH. Le virus s’y est développé dès les années 1950 bien avant les premiers cas identifiés comme tels sur le continent au début des années 1980, il s’est transmis silencieusement, mais très efficacement, au sein des systèmes de santé qui ont eu un rôle amplificateur permettant au virus de se transformer et de se diffuser parmi la population. La progression rapide du VIH est sensible dès le début des années 1980 dans les hôpitaux africains. Par exemple en Ouganda 12% des donneurs de sang sont séropositifs en 1982 et au Congo 7,8% des femmes enceintes sont séropositives en 1985. Chaque année un nombre croissant d’adultes sont infectés par le VIH : 9 millions en 1993 parmi lesquels 1,7 million de cas de sida, de personnes ayant développé des infections en lien avec l’affaiblissement de leur système immunitaire. En 1998, l’Afrique subsaharienne comptabilise 70% des infections à VIH dans le monde, une proportion demeurée stable, voire en augmentation jusqu’à aujourd’hui. Tandis que la trithérapie antirétrovirale développée en 1996 s’avère efficace pour ralentir la progression du virus, ces traitements demeurent hors de portée des malades africains, et ce pour deux raisons principales. En premier lieu, le prix exorbitant des molécules protégées par les brevets ne permettait pas aux États d’en financer directement l’achat : en 2001, un protocole de trithérapie coûtait 15.000 dollars par patient et par an. En second lieu, des raisons politiques et idéologiques liées à la réticence de la communauté internationale à y œuvrer en raison de l’insuffisance des systèmes de santé, en termes d’infrastructures de laboratoire et de ressources humaines.

La généralisation de l’accès aux antirétroviraux dans les années 2000

La fin des années 1990 et le début des années 2000 représentent un tournant pour l’accès aux traitements avec d’importantes mobilisations au Nord comme au Sud. Des manifestations de très grande ampleur sont organisées sous l’impulsion de grandes ONG comme Act Up, Médecins Sans Frontières et la Treatment Action Campaign (Afrique du Sud) ou des ONG indiennes dès la fin des années 1990. Les accusations formulées par ces organisations contre les laboratoires pharmaceutiques contribuent à ternir leur image et à infléchir leur stratégie. L’inégalité radicale devient insupportable au monde occidental, alors que la « raison humanitaire » dicte les politiques internationales : « les malades sont au Sud, les médicaments au Nord » déplore le ministre de la Santé Bernard Kouchner, relayant un discours engagé du président Jacques Chirac lors de la conférence sur le sida en Afrique à Abidjan en décembre 1997.

Certains États comme la France commencent à s’impliquer plus activement en faveur de l’accès aux médicaments en Afrique en proposant un Fonds de Solidarité thérapeutique. Aux États-Unis, le prisme sécuritaire gagne du terrain et bénéficie à la mobilisation pour le sida, perçu par l’administration Clinton comme une menace pour la sécurité du pays. En 2000, lors d’une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU, le sida est présenté comme le « problème n°1 pour la sécurité en Afrique », position réaffirmée lors d’une Session spéciale de l’Assemblée générale de l’ONU en 2001. Cet élan international a été le prélude à la mise à disposition de ressources financières et humaines sans précédent via le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose en 2002. Peu de temps après, le plan du président George W. Bush pour le sida (President Emergency Plan for AIDS Relief ou PEPFAR) est mis en place. PEPFAR est destiné à aider 15 pays à lutter contre le sida par des programmes de traitement mais aussi par la promotion d’une approche de prévention fondée sur l’abstinence et la fidélité plutôt que l’utilisation du préservatif.

Cette mobilisation parvient à catalyser de nouveaux mécanismes de financements, acteurs et dispositifs de soin qui vont permettre les premiers programmes nationaux d’accès aux antirétroviraux (ARV) selon des modalités diverses. À titre d’exemple, au Sénégal, l’initiative sénégalaise d’accès aux ARV (ISAARV) fonctionne grâce à des négociations de prix auprès des laboratoires, de même que l’initiative Onusida en Côte d’Ivoire. Au Botswana, l’implication du gouvernement est soutenue par un partenariat public-privé avec la fondation Bill & Melinda Gates et la compagnie pharmaceutique Merck. En quelques années, la plupart des États d’Afrique subsaharienne ont pu mettre en place l’accès aux ARV pour les malades de façon gratuite ou à moindre coût. Tandis que seulement 100 000 personnes ont accès aux thérapies fin 2003, l’on en dénombre 810 000 fin 2005 et 2,92 millions fin 2008 ; 3,9 millions en 2010 (10 millions en auraient besoin). En quelques années le traitement médical des patients souffrant du sida est devenue une priorité mondiale.

Pour les acteurs biomédicaux (laboratoires, scientifiques, agences de financement), favoriser l’accès aux médicaments est devenue une priorité éthique puis un objet d’étude multiforme. En particulier, l’accès aux ARV devient le sujet de nombreux essais cliniques destinés à prouver l’efficacité des traitements, à mesurer l’observance des patients, à évaluer les toxicités et à surveiller l’apparition éventuelle de résistances aux molécules. Ce basculement correspond à un certain tarissement de l’innovation scientifique sur le VIH au Nord. Comme le notait le journaliste Jon Cohen en marge de la Conférence internationale sur les rétrovirus (CROI) de San Francisco en février 2000 : « les chercheurs spécialistes du sida se tournent vers l’Afrique en quête nouvelles idées » et « l’Afrique offre aux conférenciers les résultats les plus intéressants ». Anthony Fauci, directeur du National Institute for Allergy and Infectious Disease (NIAID) confirmait quant à lui à la même période : « Quand cela bouge si vite, il y a tant de choses que l’on peut faire ». Autrement dit, l’explosion épidémique justifie l’intervention biomédicale sur le sida en Afrique, une intervention entreprise selon les modalités de l’essai clinique. Jusqu’alors envisagées comme des obstacles, les conditions singulières des systèmes de santé en Afrique ont légitimé une demande de connaissances nouvelles, révélant un nouvel enjeu de santé publique autour de la généralisation des ARV.

La ruée scientifique vers l’Afrique

En quelques années, le traitement médical des malades africains est devenu une priorité mondiale et un objet scientifique toujours plus compétitif, voire fascinant, pour une myriade d’acteurs biomédicaux cherchant à bâtir des partenariats avec des cliniques et des hôpitaux du continent. L’enrôlement dans des programmes de traitement s’est superposé au recrutement des patients pour des essais cliniques, et le comptage des patients sous traitement et des vies sauvées a rejoint des discours triomphalistes au sujet des avancées thérapeutiques et des succès des patients africains. Les partenariats combinant recherche virologique et biomédicale sur le virus ont ciblé des milliers de patients et ont mobilisé des gouvernements africains, de grandes universités américaines, des scientifiques africains, européens et états-uniens autour d’objectifs de soin et de recherche. Au Sénégal, les scientifiques sénégalais (Hôpital le Dantec à Dakar), français (CHU Tours et de Limoges) et américains (Harvard School of Public Health) ont ainsi collaboré sur l’identification du VIH-2 parmi les prostituées dakaroises, enregistrées dans un programme de suivi médical et transformées en cohorte d’observation. Soutenu par l’ANRS, le Sénégal met en place un programme gouvernemental d’accès aux traitements (ISAARV). A la suite de la collaboration à Dakar, la même équipe de chercheurs de Boston s’est ensuite tournée vers le Botswana où ils ont proposé à un gouvernement fortement engagé pour la santé publique de construire un laboratoire d’excellence. Il s’agissait de faire des recherches virologiques sur le VIH 1-C, de convaincre les laboratoires pharmaceutiques de s’impliquer en donnant des médicaments, puis de former les médecins à la prescription des antirétroviraux.

Le soin des malades africains est directement connecté à la compétitivité scientifique du sida sur le plan international, un nouvel humanitarisme médical orienté vers les maladies infectieuses. Le sida apparaît ainsi comme la maladie paradigmatique d’un nouveau régime de gouvernement de la santé au niveau mondial, en particulier dans les pays pauvres qui revendique le label de santé globale (global health). Celui-ci désigne généralement la diversification des acteurs (en particulier des acteurs privés), la concurrence de l’OMS par la Banque mondiale et les fondations philanthropiques, ainsi que la technicisation des interventions et des politiques de santé orientées vers l’accès aux médicaments. Le double régime de la santé globale – humanitaire et sécuritaire – est lié à ce nexus (King 2002) entre sécurité nationale et intérêts commerciaux formalisé dès 1997 dans un rapport de l’Institute of Medicine intitulé « America’s Vital Interest in Global Health : Protecting Our People, Enhancing Our Economy, and Advancing Our International Interests ». Les auteurs du rapport notent alors que « les États-Unis sont un leader mondial dans le champ de la recherche biomédicale (…). L’incapacité à s’engager dans la résolution des problèmes de santé globaux diminuerait la stature de l’Amérique dans le champ de la santé et mettrait en péril sa propre santé, son économie et sa sécurité nationale ».

Ces nouvelles géographies de la recherche et du soin s’expliquent par des transformations historiques et globales. En premier lieu, l’essor de l’essai clinique sur l’homme qui s’impose dans la seconde moitié du XXe siècle comme méthode de validation de l’efficacité des médicaments, en raison de la nécessité de contrôler le développement de l’industrie pharmaceutique. L’essai randomisé (dans lequel un groupe placebo assure un contrôle accru de l’efficacité) est le standard absolu de ces recherches. L’augmentation considérable du nombre des essais cliniques s’accompagne d’un besoin toujours plus grand de sujets de recherche. L’apparition du VIH a accéléré cette tendance à mesure que de nouvelles molécules et protocoles devaient être évalués avant d’être mis sur le marché et qu’il fallait tester sur une très large échelle, parmi des centaines ou des milliers de patients séropositifs, naïfs de traitement (pour une meilleure efficacité). La « migration au Sud » des essais cliniques est motivée par la quête d’une « valeur de surplus », un terme désignant la rentabilité croissante du vivant (biologique) dans les stratégies d’accumulation capitaliste. Ces reconfigurations globales du capitalisme autour de la bio-économie ou du bio-capital expliquent l’essor d’une nouvelle philanthropie de la santé globale dominée par la fondation Bill & Melinda Gates. En découle une multitude de partenariats biomédicaux avec des pays africains devenus autant d’entreprises très rentables sur le plan moral, scientifique, économique et financier, d’où l’expression de philanthrocapitalime revendiqué par les acteurs philanthropiques eux-mêmes. Les objectifs d’innovation technologique et biomédicale et de rentabilité financière influencent directement les politiques publiques en Afrique et aboutissent à une « pharmaceuticalisation » de la santé publique, c’est-à-dire des politiques orientées vers le médicament.

Tout en transformant radicalement le paysage du traitement du sida, cette nouvelle économie de la promesse semble rejouer un scenario historique bien connu. Des interventions mêlant humanitarisme, philanthropie et recherche biomédicale font écho à des épisodes de l’histoire pendant lesquels la médecine fut le véhicule d’intenses expérimentations biomédicales et biopolitiques de la part des pouvoir coloniaux. Les métaphores du laboratoire et de l’expérimentation méritent certes d’être réservées à certains épisodes spécifiques de la médecine en Afrique mais l’on peut reconnaître avec l’historienne Helen Tilley que « l’Afrique n’a pas été qu’un laboratoire métaphorique ». La concordance entre les travaux récents en histoire et en anthropologie autour des pratiques de convoitise sur les échantillons sanguins et des « données de bonne qualité » au sujet du sida est particulièrement frappante et plaide en sa faveur. La concentration de l’intervention autour des capitales africaines comme Gaborone, Kampala et Dar-Es-Salaam offrant des infrastructures médicales et de laboratoire « up-to-the-standard » et un réservoir toujours plus grand de patients sous traitement permettant l’observation de l’exposition du virus aux molécules antirétrovirales à une très large échelle rappellent le découpage du continent en zones d’intervention notamment en territoires médicaux et plateformes de recherche.

La compétition autour de la recherche sur les antirétroviraux, notamment entre universités aux États-Unis, justifient sans doute l’emploi de l’expression de « ruée vers l’Afrique » ou Scramble for Africa qui se réfère à la période de conquête et de partage de l’Afrique entre les puissances coloniales entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Le langage des opportunités de recherche, de la facilité et de l’aisance (convenience) utilisé par les acteurs concernés, tout comme les objectifs de développement des populations, le registre des vies sauvées grâce à la médecine, les promesses de traitement voire d’éradication rappellent que l’Afrique a toujours été un terrain privilégié d’expérience et d’application de théories développées au Nord.

L’Afrique au monde : un continent toujours plus attractif

Pour l’anthropologue Jean-Pierre Dozon, l’Afrique – et la biomédecine en Afrique – oscille historiquement entre des phases d’attraction et de répulsion. Tandis que la conquête coloniale s’était faite dans un mouvement de rejet du « tombeau de l’homme blanc » synonyme de maladies et de mort, l’installation coloniale et la domination exercée notamment grâce aux révolutions scientifiques et à une biomédecine toute puissante dans les colonies avaient fait basculer la double contrainte dans le sens de l’attraction ou de la domestication. La décolonisation poursuivait cette phase d’espérance, de croyance en la modernité du développement et au progrès scientifique et, malgré les premières crises de la post indépendance, « l’Afrique demeurait attractive pour les Occidentaux ». Mais l’ampleur prise par le sida en Afrique, considéré comme son berceau et sa terre d’élection, avec son lot de peurs démographiques et d’images de mort, le sida redéfinissait pour J.-P. Dozon, le double mouvement d’attraction/répulsion en la faisant pencher à nouveau du côté de la répulsion.

La « massification » des antirétroviraux et le renouveau de la recherche biomédicale ont assurément marqué le basculement dans une nouvelle phase attractive. Plus encore, le sida a contribué à redéfinir la présence au monde du continent africain. Expression proposée par l’anthropologue James Ferguson l’Afrique en tant que « lieu dans le monde » (« Africa as place-in-the-world  ») ne désigne pas uniquement un territoire géographique mais bel et bien une catégorie sur laquelle le monde s’est construit. Le continent africain est connecté au reste du monde sur le plan de l’économie politique et de l’imaginaire par une réciprocité sans cesse alimentée. La persistance dans l’imaginaire d’un continent synonyme d’échec, de pauvreté, à la dérive et incapable de s’insérer dans la globalisation côtoie le portrait de l’Afrique eldorado, vue comme un vaste marché en plein développement, dépeint par les cabinets de consultants comme regorgeant d’opportunités économiques et commerciales. La santé, en tant que secteur économique, occupe une place dans cet imaginaire de potentiel économique, de transformations socio-économiques en train de s’adapter et de se mettre à disposition des investisseurs étrangers. Toutefois, comme le rappelle James Ferguson : « any attempt to understand the position in the world that is Africa must take into account both this bleak political predicament and its broader implications with respect to Africa’s ‘rank’ in an imagined (and real) ‘world’ » (2006 : 14) (« tout effort pour analyser la place de l’Afrique dans le monde doit considérer à la fois la situation politique détériorée et ses implications plus larges par rapport à son ‘rang’ à dans un ‘monde’ imaginé – et bien réel »).

Le sida a révisé entièrement la place au monde du continent africain dans le sens de la répulsion puis de l’attraction et cela engendre de nombreuses tensions et inquiétudes. Les États – les systèmes de santé, les acteurs du soin, les patients – sont amenés à se conformer aux exigences de ce type d’intervention : construire des infrastructures de laboratoire d’excellence, disposer des ressources humaines, des politiques de santé et mettre à disposition leurs patients pour se conformer à ces flux de capitaux convergeant sur l’innovation biotechnologique. La capacité des États à octroyer des droits et des devoirs s’en trouve soit fragilisée soit renforcée, par le contrôle voire la coercition exercée dans le cadre de ces programmes de santé globale. Des travaux de type ethnographiques continuent de montrer les non-dits, l’ignorance – voire les secrets – et les oublis qui sont constitutifs des programmes verticaux répondant aux priorités scientifiques et stratégiques des donateurs bilatéraux, des compagnies pharmaceutiques ou des nouveaux philanthropes. Ces oublis, ces promesses non tenues ou encore ces « restes du passé » continuent de hanter le présent et de produire des maladies, des épidémies iatrogènes et des inégalités. Autant de resurgissements du passé qui ne manqueront pas de repositionner à nouveau l’Afrique au monde. L’épidémie à virus Ebola – virus enfanté par ces nombreux oublis, catastrophe bien préparée – le montre actuellement en Afrique de l’Ouest par sa virulence et sa capacité à repositionner aux yeux du monde le continent de la pauvreté, de l’ignorance et du désespoir en attente de l’intervention des soldats américains.

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ARTICLE 3

Le système sanitaire international face à l’épidémie d’Ebola

par Auriane Guilbaud , le 9 décembre 2014

La gestion de l’épidémie d’Ebola par la communauté internationale révèle les insuffisances de l’aide au développement sanitaire et des problèmes structurels longtemps ignorés. Mais ce peut être une opportunité pour instaurer des mécanismes de solidarité internationale de long terme et développer les capacités sanitaires de base dans les pays affectés.

Les perceptions contradictoires de la contagion

Alors que le décompte officiel de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) fait état au 19 novembre 2014 de 15145 cas, dont 5420 décès, l’épidémie de la maladie à virus Ebola qui sévit actuellement en Afrique de l’Ouest fait resurgir les peurs ancestrales de contagion qui ponctuent l’histoire de l’humanité. L’absence de traitement, la létalité importante (environ 50% en moyenne sur toutes les épidémies depuis 1976), les symptômes effrayants de la fièvre hémorragique, la contagion élevée par contact avec les malades présentant des symptômes, l’extension de la maladie au-delà du Liberia, de la Sierra Leone et de la Guinée, les trois pays touchés depuis l’hiver 2014 (un cas au Mali, un au Sénégal, 19 au Nigeria), ont déclenché nombre de réactions angoissées face à la menace d’une épidémie mondiale. Le rapatriement de personnes atteintes de la maladie dans les pays occidentaux, combiné à l’apparition de cas de contagion autochtone (deux cas aux États-Unis et un cas en Espagne chez des professionnels de santé s’étant occupés d’un malade rapatrié), a assuré un traitement médiatique anxiogène.

La particularité de cette épidémie d’Ebola est en effet son ampleur. Elle a déjà causé presque quatre fois plus de morts que toutes les épidémies précédentes, car elle s’est développée, à partir de décembre 2013, dans une région de Guinée (limitrophe du Liberia et de la Sierra Leone) où la mobilité humaine est forte, ce qui a permis sa diffusion jusque dans les zones urbaines et les capitales des pays. Auparavant, depuis l’identification du virus en 1976 dans ce qui était alors le Zaïre, les épidémies avaient toujours eu lieu en Afrique centrale, dans des zones forestières enclavées, ce qui limitait la diffusion du virus et facilitait le contrôle sanitaire. Les épidémies les plus récentes en RDC (2007, 2008, 2012) et en Ouganda (2000, 2007, 2011-2012) ont ainsi été rapidement circonscrites.

Pourtant, l’intérêt des médias occidentaux n’a véritablement été suscité qu’en août 2014, lorsque l’OMS a déclaré le virus Ebola une « urgence de santé publique de portée mondiale » (après plus de 900 décès), et lorsque deux médecins américains malades ont été rapatriés aux États-Unis. Les représentations de la maladie dans les médias occidentaux oscillent depuis entre deux pôles. Les médias présentent d’un côté la diffusion du virus en Afrique comme liée principalement à des pratiques « traditionnelles » qui n’auraient pas cours dans les pays développés, minimisant ainsi les risques de contagion. Par exemple, l’accent est mis sur le contact avec les morts lors des enterrements, et avec des malades que l’on soigne soi-même, les malades présentant des symptômes et les corps des défunts ayant des charges virales extrêmement élevées. Ces pratiques sont supposées proprement africaines – comme si en Occident, les proches n’avaient jamais accès aux corps des morts à l’hôpital ou dans les chambres mortuaires, ceux-ci n’étaient pas préparés pour l’enterrement/la crémation, ou encore, si un enfant ou un parent est malade, il n’était pas question de le toucher ou de le prendre dans ses bras…

Mais d’un autre côté, comme pour contrebalancer cet hybris sécuritaire (sentiment de sécurité ancré dans une croyance en sa supériorité qui permet une mise à distance), les représentations médiatiques jouent sur la peur de la contagion, ignorant ou feignant d’ignorer que toute épidémie serait vraisemblablement contrôlée dans les pays du Nord grâce à des systèmes de soins solides. Cette présentation médiatique, qui alterne entre hybris sécuritaire et némésis catastrophiste (peur d’une épidémie vengeresse que rien ne pourrait arrêter), révèle les ambiguïtés de la gestion internationale de l’épidémie. Elle reflète le cadrage dominant en termes sécuritaires, au sein duquel l’épidémie constitue une menace, face à laquelle on se sent soit vulnérable, soit protégé.

Une réponse internationale traditionnelle en termes de sécurité

Le 18 septembre 2014, le Conseil de Sécurité des Nations Unies adopte à l’unanimité une résolution déclarant l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest une menace pour la sécurité et la paix internationale et appelant à des efforts internationaux urgents pour la contenir. Cette résolution a été co-sponsorisée par 134 pays, un soutien d’une ampleur unique. Il est rare que le Conseil de Sécurité se saisisse d’une question sanitaire – le seul précédent date de 2000, et concerne la pandémie du Vih/Sida. Cette résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies, et le cadrage sécuritaire, permettent de faire de l’épidémie Ebola une priorité internationale, d’attirer l’attention, et d’espérer ainsi mobiliser des moyens importants.

Néanmoins, la conception des épidémies comme des menaces pour la sécurité des États n’a rien de nouveau, elle est même un moteur puissant de coopération intergouvernementale. Les premiers systèmes de mise en quarantaine des navires afin d’éviter la propagation des maladies infectieuses comme la peste sont adoptés dès le XIVe siècle. Dans les années 1830-1840, la création des Conseils Sanitaires de Constantinople, d’Alexandrie et de Tanger transforme la Méditerranée en zone de contrôle des épidémies de choléra en provenance des Indes. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’expansion du commerce international rend nécessaire un approfondissement des mesures de protection, donnant naissance aux premières conventions sanitaires internationales. Celles-ci seront consolidées en 1951, dans un règlement sanitaire international (RSI) adopté sous l’égide de l’OMS. Révisé en 1969 puis en 2005 (à la suite de l’épidémie de SRAS de 2003) il vise à « prévenir la propagation internationale des maladies, à s’en protéger, à la maîtriser et à y réagir par une action de santé publique proportionnée et limitée aux risques qu’elle présente pour la santé publique, en évitant de créer des entraves inutiles au trafic et au commerce internationaux ». Pour cela, les États doivent mettre en place des mécanismes de surveillance, des points de contact avec l’OMS, s’engagent à rapporter les événements de santé publique, etc.

Afin de répondre à la menace sécuritaire représentée par la diffusion du virus Ebola, les États prennent différentes mesures. Le recours à des moyens militaires tout d’abord, demandés notamment par les ONG en première ligne sur le terrain comme MSF : les États-Unis envoient 3000 soldats au Libéria, la Chine vient d’annoncer qu’elle y envoie une unité d’élite de son armée. Les moyens sanitaires exceptionnels sont également de mise, que ce soit avec la création de « centres de traitements » au Libéria, en Guinée et en Sierra Leone, où l’accent est avant tout mis sur la mise en quarantaine et non sur le soin (comme dans un hôpital), avec l’organisation d’un confinement de la population pendant trois jours en septembre dans la Sierra Leone afin de repérer les malades, ou avec l’organisation de contrôles sanitaires dans l’espace public et à la sortie ou l’entrée des territoires (prise de température, questionnaire, etc.).

Lors de l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) en 2003, la Chine avait déjà pris des mesures exceptionnelles tenues plus ou moins secrètes et rendues possibles par son régime autoritaire : très nombreux centres de quarantaine construits en quelques jours, confinement forcé des personnes suspectées d’être malades, etc.. Enfin, pour de nombreux États, la réponse est encore plus simple : la fermeture des frontières et le contrôle de la circulation des populations. Le Canada et l’Australie ont ainsi pris la décision de ne plus délivrer de visa aux ressortissants des pays les plus touchés par le virus Ebola. Les débats font rage aux États-Unis pour savoir si les volontaires se rendant dans les pays affectés doivent être confinés à leur retour, ou même si les vols en destination de l’Afrique de l’Ouest doivent être maintenus. Certains pays africains refusent que de l’aide ou du matériel à destination des pays touchés par l’épidémie transite sur leur sol, ou que les volontaires des ONG viennent s’y reposer. Seul le Ghana permet un pont aérien depuis son territoire.

Ces mesures de fermeture des frontières et de limitation des flux sont des réponses traditionnelles, que certains États adoptent en ordre dispersé, mais qui restent contrebalancées par des préoccupations concernant le maintien de l’ordre (ne pas encourager les réflexes de panique) et les intérêts commerciaux (ne pas bloquer les échanges). Ce sont ces mêmes préoccupations qui avaient permis l’adoption des premières conventions sanitaires internationales. Le gouvernement américain s’attache ainsi à réaffirmer auprès de l’opinion publique et du Congrès (où certains parlementaires appellent à une interdiction de circulation depuis/vers la zone affectée) que la fermeture des frontières, en plus d’être illusoire, serait néfaste pour lutter contre l’épidémie puisqu’elle compliquerait l’acheminement de l’aide en Afrique de l’Ouest. Toutes les études menées après des interdictions de vols prolongées (après le 11 septembre 2001, lors des épidémies de SRAS et de H1N1), ont en effet montré qu’au mieux les épidémies (de grippe, en l’occurrence) étaient simplement retardées de quelques semaines.

Les carences de la mobilisation internationale et de l’aide au développement sanitaire

Si les réactions des États face à la menace représentée par le virus Ebola peuvent sembler au premier abord très classiques et peu différentes de ce que l’on observe à chaque épidémie depuis la fin du Moyen-Âge, plusieurs éléments étonnent. Pourquoi n’a-t-on pas entendu parler du règlement sanitaire international, censé réguler ce genre d’épidémie et harmoniser les réponses ? Ensuite, pourquoi la réaction a-t-elle été si tardive et d’ampleur insuffisante pour endiguer rapidement la progression de l’épidémie ? L’OMS a déclaré l’état d’urgence en août seulement, la résolution du Conseil de sécurité date de septembre, et les moyens peinaient encore à être rassemblés fin octobre, alors que les premiers cas en Guinée datent de décembre 2013, et que l’épidémie a été déclarée en Sierra Leone et au Liberia dès mars 2014. La communauté internationale est-elle si peu capable d’innovation qu’elle doive s’en remettre à un « partage colonial des tâches » — l’idée que la Grande-Bretagne intervient en priorité en Sierra Leone et la France en Guinée, leurs anciennes colonies, tandis que les États-Unis concentrent leur attention sur le Liberia, pays fondé pour y installer des esclaves affranchis en provenance des États-Unis ? En outre, depuis l’épidémie de SRAS en 2003, puis les inquiétudes liées à la grippe aviaire (H1N1, H5N1) et au bioterrorisme, le monde n’est-il pas obnubilé par la possibilité d’une pandémie de grande ampleur ?

L’épidémie d’Ebola agit en fait comme un révélateur de deux grandes insuffisances des politiques de santé mondiale : dans le domaine de la recherche de traitements pour des maladies « non rentables » (malgré une certaine attention dans la lutte contre le bioterrorisme) et, surtout, dans le domaine du renforcement des systèmes de santé.

Le renforcement des systèmes de santé, domaine ignoré et problème occulté

Une réponse en termes de sécurité (mobilisation de moyens militaires, prise de mesures d’exception, confinement, fermeture – partielle – des frontières) ne peut pas pallier le manque de moyens structurels. L’aide internationale n’est pas « en retard » de quelques mois seulement, elle l’est de plusieurs années, voire de plusieurs décennies. Une réponse adéquate nécessite en effet la construction de systèmes de santé nationaux fonctionnels. Or les pays touchés en premier manquent d’infrastructures et de personnel médical. D’après l’OMS, au Liberia par exemple, on ne compte que 0,1 médecin pour 10 000 habitants, soit moins de 50 médecins pour l’ensemble de la population (soit bien en dessous de la moyenne régionale de 2,6 médecins pour 10 000 habitants). Or le renforcement des systèmes de santé reste un domaine négligé des politiques de santé internationales, qui concentrent leurs efforts sur l’apport de solutions rapides et visibles, dans un souci d’efficacité immédiatement mesurable. Cela conduit à une approche centrée sur des maladies spécifiques, ou sur la fourniture de traitements, comme par exemple dans le cas des « trois grandes maladies » (le sida, la tuberculose, le paludisme), qui ont attiré l’attention depuis les années 2000.

Ces efforts ciblés sont nécessaires, mais ne peuvent remplacer la mise en place de systèmes de santé organisés autour d’hôpitaux, de centres de soins, de systèmes d’approvisionnement de médicaments et de matériel médical, de personnel médical formé… Des efforts ont été faits en ce sens, comme le montre la création de volets « renforcement des systèmes de santé » dans les financements du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Mais ils restent insuffisants, car leur mise en place nécessite un travail multisectoriel, prenant en compte par exemple la mise en place de systèmes de protection sociale, l’éducation, les efforts pour limiter la « fuite des cerveaux » médicaux (etc.), et qui s’effectue sur un temps très long. Au Liberia et en Sierra Leone, l’expansion de l’épidémie d’Ebola marque également l’échec des stratégies de reconstruction post-conflit menées par la communauté internationale.

Ce débat sur la faillite de l’aide internationale au développement, qui n’a pas permis de construire des systèmes de santé adéquats dans les pays bénéficiaires, est largement mis de côté au profit du problème de l’absence de traitement. Cette focalisation sur la recherche d’un traitement, et en particulier d’un vaccin, est liée à une vision techniciste des politiques de santé internationales, qui trouve notamment ses origines dans la période coloniale. Cette approche est centrée sur la recherche d’une « magic bullet », un médicament-miracle qui permet des interventions sanitaires verticales, ciblées, ne prenant pas en compte le contexte social. Elle s’inscrit également dans un mouvement de « pharmaceuticalisation » de la santé mondiale qui préconise des politiques tournées vers le médicament.

En outre, le continent africain est devenu depuis la pandémie du Vih/Sida un territoire de recherche compétitif pour une variété d’acteurs biomédicaux (laboratoires pharmaceutiques, agences scientifiques etc.) qui y mènent de nombreux essais cliniques. La recherche d’un traitement spécifique, en plus d’être profitable en cas de succès, bénéficie donc de procédures et de capacités techniques prêtes à l’emploi. Sa mise au point serait bénéfique pour la lutte contre le virus, mais le débat sur les traitements expérimentaux et l’accélération du développement d’un vaccin contribuent à masquer deux autres problèmes cruciaux : l’accessibilité à des soins de base reste indispensable dans le traitement du virus, et la préparation à une épidémie d’Ebola dans le cadre d’une attaque bio-terroriste s’est avérée largement inopérante.

En l’absence de traitement spécifique contre le virus Ebola, les meilleures chances de guérison reposent en effet sur l’accès à des soins médicaux de base et à des infrastructures fonctionnelles, dispositifs qui sont accessibles dans les pays occidentaux. Par exemple, les malades sont souvent extrêmement déshydratés et il faut disposer du matériel pour administrer des liquides par voie intraveineuse ou de solutions pour réhydratation par voie orale. Si le taux de mortalité est de plus de 50% en moyenne dans les pays touchés par les différentes épidémies d’Ebola, on ne sait rien de la mortalité dans un contexte de système de santé performant. Paul Farmer, médecin et anthropologue américain, émet ainsi l’hypothèse, dans un article de la London Review of Books, que dans les conditions hospitalières des pays développés la mortalité pourrait n’être que de 10%. La recherche d’un traitement spécifique ne doit évidemment pas être négligée, mais beaucoup peut être fait même en l’état actuel des connaissances en améliorant les protocoles de soins et en renforçant les capacités de base. Rappelons-nous par exemple que dans le cas du choléra, l’existence d’un vaccin ne remplace pas des mesures classiques de réhydratation (80% des cas peuvent être guéris en administrant rapidement les sels de réhydratation orale).

Malgré l’accélération du développement d’un traitement spécifique (vaccins, sérums, antiviraux), rien n’est sûr quant à sa disponibilité dans un futur proche : les deux candidats vaccins les plus prometteurs n’entrent actuellement que dans la phase 1 de développement, et le groupe pharmaceutique GSK a annoncé que dans le meilleur des cas son vaccin ne serait pas disponible avant 2016. L’absence de marché pour la maladie à virus Ebola explique en partie que depuis 1976 aucun traitement spécifique n’ait été développé : seuls de petits groupes de population non solvables (entre une dizaine et quatre cents cas environ lors des épidémies précédentes) étaient affectés par la maladie. Le manque d’incitation à la recherche de traitement pour les maladies dites négligées (cécité des rivières, trachome, etc.) par la recherche pharmaceutique a donné lieu depuis les années 2000 à la création de partenariats public-privé censés pallier ce problème pour les maladies touchant un nombre important de personnes, mais ce n’est pas le cas de la maladie à virus Ebola.

Néanmoins, la maladie à virus Ebola n’est pas une maladie négligée comme une autre, notamment parce qu’elle a fait l’objet d’une certaine attention dans le cadre de programmes de lutte contre le terrorisme. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 et les attaques à l’anthrax la semaine suivante (des enveloppes contaminées au bacille de charbon envoyées à des médias et des sénateurs américains), la lutte contre le bioterrorisme s’est accrue. Les virus causant des fièvres hémorragiques (Ebola, mais aussi le virus de Marburg) sont sur la liste des agents infectieux contre lesquels le monde doit se protéger. Des programmes de recherche et des plans de préparation sont élaborés. Mais ceux-ci se concentrent sur une approche en terme de réponse à une attaque ciblée et ponctuelle sur les pays occidentaux. La communauté internationale n’aurait pas dû être prise au dépourvu par le déclenchement de l’épidémie d’Ebola, mais les scénarios envisagés dans le cadre de la lutte antiterroriste n’étaient pas les bons. La conception de l’épidémie d’Ebola dans des termes sécuritaires conduit à mettre en place des actions qui ignorent la nécessité de se préoccuper des infrastructures sanitaires de base, de la construction de systèmes de santé performants à l’échelle mondiale. Comme s’il y avait une déconnexion entre les nécessités de la « sécurité » et celle des « capacités de base ».

L’OMS, coupable idéal ?

Les critiques sur les insuffisances de la réponse à l’épidémie d’Ebola se concentrent actuellement sur l’Organisation Mondiale de la Santé. Celle-ci est en effet « l’autorité directrice et coordinatrice » dans le domaine de la santé mondiale. Alors que l’organisation est déjà sous le feu des projecteurs, un rapport interne a en effet fuité mi-octobre, dans lequel l’organisation relevait un certain nombre de manquements, se transformant ainsi elle-même en coupable idéal. Et il est vrai que les carences dans la gestion de l’épidémie ne manquent pas.

Principale défaillance : la déclaration trop tardive de l’épidémie et de la situation d’urgence. Le premier cas apparaît en décembre 2013 en Guinée, mais n’est pas identifié comme tel à ce moment-là. L’OMS ne reçoit un premier rapport sur un cas d’Ebola en Guinée que le 22 mars 2014. Fin mars la flambée épidémique est officiellement déclarée en Guinée et au Liberia, et MSF commence ses interventions dans le pays. Début avril 2014 MSF décrit cette épidémie comme « sans précédent » et avertit l’OMS qu’elle est différente des précédentes, avec un potentiel d’extension, sans effets – un porte-parole de l’OMS décrit alors l’épidémie comme « toujours relativement restreinte ». Les premiers cas en Sierra Leone sont rapportés fin mai par l’OMS. MSF lance une alerte sur l’épidémie « hors de contrôle » le 21 juin 2014, mais l’OMS ne déclare l’épidémie en Sierra Leone et au Liberia « sérieuse » (77 cas et 19 morts confirmés à l’époque) qu’un mois plus tard, le 18 juillet, avant de la déclarer « urgence de santé publique de portée mondiale » le 8 août. Une semaine plus tard, elle explique que le nombre de cas a largement été sous-estimé depuis le début de l’épidémie. Plusieurs facteurs expliquent cette réaction tardive.

Tout d’abord, les mécanismes prévus par le règlement sanitaire international (RSI) n’ont pas fonctionné. Adopté en 2005, entré en vigueur en 2007, le RSI prévoit notamment la marche à suivre pour prévenir et agir contre les épidémies. Mais en 2013, sur les 194 Etats membres de l’OMS, plus de la moitié (109) avaient demandé une prolongation pour mettre en place leurs capacités de base. Or la mise en place d’un système de surveillance des épidémies est inséparable de la construction d’un système de santé performant. Ensuite, des manquements sont relevés dans la gestion par les bureaux locaux de l’OMS et son bureau régional en Afrique (blocage des visas pour des experts, non transmission des cas au siège à Genève, pas d’organisation de réunion régionale immédiatement, etc.). D’après le rapport interne, ce n’est qu’en juin que Margaret Chan, la Directrice Générale de l’OMS, reçoit des informations sur les défaillances de l’organisation. Les experts cités critiquent le fonctionnement du bureau pour l’Afrique de l’OMS, où les nominations se font davantage sur une base « politique » qu’en fonction des besoins et des compétences requises. La structure régionale de l’OMS, qui répond à une logique politique héritée de l’histoire (préserver l’organisation sanitaire pan-américaine, devenue bureau régional de l’OMS pour les Amériques), est régulièrement pointée comme l’une des faiblesses de l’organisation.

Le précédent désastreux de l’épidémie de H1N1 a également pu jouer : en 2009, la gestion de cette crise sanitaire par l’OMS a été fortement contestée. La qualification de « pandémie » décidée – trop – rapidement par l’OMS a provoqué l’achat par les États de millions de doses de vaccins finalement inutiles, et les rapports d’enquête ultérieurs ont mis en évidence le manque de transparence et la mauvaise gestion des conflits d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique, jetant la suspicion sur l’organisation.

Enfin, l’OMS est confronté à des restrictions budgétaires et à de nouvelles priorités fixées par les États membres, à savoir la lutte contre les maladies non-transmissibles, comme les maladies cardiovasculaires. Ainsi, le budget-programme 2014-2015 (établi et voté en mai 2013 par les Etats membres) prévoit une augmentation du budget de 20% pour les maladies non-transmissibles. En revanche, les besoins pour les « interventions en cas d’épidémies ou de crises » ont connu une diminution de leur financement de plus de 50% par rapport au précédent budget 2012-2013, passant de 469 à 228 millions de dollars. L’idée étant que, face à la difficulté de prévoir les besoins financiers liés à une épidémie, l’OMS se tournerait vers ses États membres pour des financements extraordinaires si besoin.

Par ailleurs, l’OMS se centrerait davantage sur la formation des capacités nationales de lutte contre les épidémies, au sein des pays. L’enveloppe consacrée à cette activité augmente effectivement de 32%, soit de 62 millions de dollars, ce qui est finalement peu… D’autant qu’au total, si l’on compare la baisse des financements consacrés aux interventions d’urgence en cas d’épidémies ou de crises (-241 millions) à la hausse des budgets consacrés aux systèmes de santé et à la « préparation, surveillance et intervention » (+69 et +62 = +131 millions), on a bien une diminution globale de 110 millions de dollars auparavant alloués à la lutte contre les crises sanitaires et les épidémies. Les contributions budgétaires et les priorités de l’organisation sont fixées par les États membres de l’OMS, qui dispose ensuite d’une marge de manœuvre limitée (et d’autant plus limitée que près de 80% du budget de l’organisation provient de contributions « volontaires » de la part des États membres, c’est-à-dire alloué à un programme spécifique ; le Secrétariat ne contrôle donc l’allocation que de 20% du budget de l’organisation, dit budget « ordinaire »). En cas de crise sanitaire, l’OMS doit donc aller quémander auprès de ses membres.

Cette diminution des moyens explique également l’ampleur restreinte de la réponse apportée par l’OMS, qui n’a ni les ressources ni la flexibilité nécessaire pour répondre à une telle crise. Nul doute qu’un rapport sera publié dans plusieurs mois mettant en lumière certaines défaillances de l’organisation. Mais en sera-t-il de même avec les manquements des États membres ? Il y a fort à en douter, alors que fin octobre, seulement 40% environ des fonds promis à l’ONU pour lutter contre l’épidémie auraient été reçus.

Conclusion

Depuis le 10 novembre, MSF rapporte une baisse du nombre de patients atteints du virus Ebola dans ses centres au Liberia, où l’état d’urgence a été levé, sans que l’on sache pour le moment s’il s’agit d’une baisse temporaire ou permanente, et si l’épidémie est sur le point d’être contenue – mais pas terminée : des cas et des morts continueront à se produire en Afrique de l’Ouest, au moins dans les prochains mois (si le Sénégal a rouvert ses frontières avec les pays touchés, le Mali vient lui de connaître ses premiers cas mortels). L’épidémie d’Ebola a révélé l’état des systèmes sanitaires nationaux, et les lacunes de l’aide sanitaire internationale, symbolisées par les efforts du Secrétaire Général des Nations Unies, Ban Ki-Moon, pour rappeler aux États-membres leurs engagements financiers. La communauté internationale a notamment été incapable de mettre en place des actions de long terme, et à apprendre des précédentes épidémies. Les actions menées actuellement sont souvent présentées comme inévitables : gérer avant tout la contagion en établissant des centres de traitements centrés davantage sur le confinement que sur le soin, ou en fermant au moins partiellement des frontières ; traiter en priorité les soignants internationaux afin d’assurer la pérennité de l’aide envers les populations touchées ; avoir recours aux pays « du Nord » ayant les liens les plus forts avec les pays « du Sud », et donc susceptibles d’être les plus efficaces rapidement ; se focaliser sur la recherche d’un vaccin.

Mais de telles actions ne sont que les conséquences d’un manque de solidarité internationale de long terme, pour pallier au manque d’infrastructures sanitaires fondamentales dans des pays très pauvres. Maladies et épidémies ont toujours été de puissants révélateurs des tensions et fractures sociales. On peut toutefois émettre l’espoir que, tout comme lorsque que dans l’Europe du XIXe siècle, leur combinaison avec des bouleversements sociaux et politiques a permis l’accélération de processus de réformes sanitaires et sociales, l’épidémie de maladie à virus Ebola actuelle constitue une opportunité pour faire de même à l’échelle mondiale.

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