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Les inédits, un temps nouveau dans la réception de Michel Foucault
Plusieurs spécialistes expliquent ce que changent les trésors issus des archives du philosophe déposées à la Bibliothèque nationale de France, dont fait partie « Le Discours philosophique ».
L’étonnement a été grand de découvrir le manuscrit du Discours philosophique dans l’une des cent dix boîtes et quelque 38 000 feuillets des archives Foucault, déposées en 2013 à la Bibliothèque nationale de France (BNF) par Daniel Defert. Ce dernier, ancien compagnon et légataire de Michel Foucault, organisateur de la publication des œuvres posthumes du philosophe mort en 1984, lui-même mort en février, avait toujours considéré que la fameuse boîte d’où a émergé ce texte exceptionnel ne contenait que des cours dispensés à l’université de Tunis entre 1966 et 1968 par le futur auteur de Surveiller et punir (Gallimard, 1975).
Or, c’est bien un essai qui a surgi des archives. « Un essai très écrit, comme la première version d’un texte destiné à la publication », explique Henri-Paul Fruchaud, neveu et ayant droit de Foucault, qui a découvert ce travail dont personne ne semblait avoir jamais entendu parler. Pas même celui qui, alors jeune étudiant, passa une partie de l’été 1966 dans la maison familiale de Vandeuvre-du-Poitou (Vienne), où son oncle rédigea cet essai. « Il ne nous parlait pas de ses travaux », se rappelle-t-il.
Singulier délai pour un texte qui vient, cinquante-sept ans plus tard, nous dire quel est le « maintenant » de la philosophie. Si, comme l’écrit Foucault, la philosophie ne peut plus « fonder le savoir » ni « énoncer l’être ou l’homme », alors le discours philosophique ne peut que « faire surgir l’interstice des œuvres » et « définir leur succession dans la simultanéité des possibles ». Dès lors, n’est-il pas significatif que cet essai, écrit entre Les Mots et les Choses et L’Archéologie du savoir (Gallimard, 1966 et 1969), vienne aujourd’hui, dans les interstices de l’œuvre de Foucault, rendre explicite ce qui fait de ses livres, si différents de ce qu’on a l’habitude de considérer comme tels, d’authentiques actes philosophiques ?
Une nouvelle figure de Michel Foucault ?
Au sein de l’équipe scientifique qui, autour de François Ewald, accompagne la publication des inédits de Foucault, les philosophes Orazio Irrera et Daniele Lorenzini ont travaillé sur le manuscrit du Discours philosophique à partir de 2015. Une nouvelle figure de Michel Foucault y apparaît-elle, celle d’un Foucault historien de la philosophie, saisissant un objet d’étude qu’il abandonnera vite pour s’occuper ensuite du fonctionnement d’autres discours, à propos par exemple des dispositifs carcéraux ou de l’histoire de la sexualité ? « Foucault a eu parfois tendance à laisser dans l’ombre son rapport à la philosophie, explique Orazio Irrera. Notamment dans la mesure où elle lui paraissait déconnectée des problèmes posés par sa propre actualité, et par son fonctionnement à l’intérieur d’une culture. Mais cet essai, où il prend position par rapport aux tendances dominantes de l’époque, fera comprendre qu’il est bien philosophe. Simplement, il affirme que la philosophie doit se transformer et montrer ce qui, en son sein, rend possible de penser, vivre et agir autrement. »
On saisirait dès lors pourquoi ce texte est resté dans l’ombre. « L’intérêt de Foucault s’est déplacé vers les questions de méthode de description des discours et de leur efficacité, vers ce qu’il appelle l’archive, au-delà de la philosophie, poursuit Orazio Irrera. Mais il ne faut pas négliger non plus le fait qu’une publication aurait risqué d’ouvrir un débat avec les grands historiens de la philosophie de l’époque, comme Jules Vuillemin, qui le soutenait et jouera un rôle dans sa nomination au Collège de France en 1970. »
Dans son constat d’épuisement d’une certaine histoire de la philosophie, Foucault exhibe un trait de filiation sur lequel insiste Daniele Lorenzini. « L’héritage de Nietzsche chez Foucault est plus profond qu’on ne le croyait. Il s’affirme ici à travers sa description d’un moment décisif de rupture dans le discours philosophique. » L’auteur d’Ecce homo (1888) ayant renversé la valeur de vérité éternelle sur laquelle la tradition philosophique était bâtie, Foucault en tire les conséquences, même quand il ne parle pas de philosophie. Voilà pourquoi Le Discours philosophique aide à voir, « rétrospectivement », l’importance du nietzschéisme « dans l’ensemble de son œuvre, y compris dans sa pratique de l’archéologie des discours, et dans ce qu’elle comporte comme dimension de diagnostic philosophique de l’actualité », ajoute Lorenzini.
Foucault « déplace la définition de la philosophie »
Pour la philosophe Judith Revel, qui confie sa « sidération totale » à la lecture de ce texte, « on voit ici comment Foucault répond aux difficultés et aux critiques vives qui ont porté sur le rapport à l’histoire dans son Histoire de la folie à l’âge classique [Plon, 1961], ou sur sa critique de l’humanisme dans Les Mots et les Choses : il déplace la définition de la philosophie en historicisant la notion de discours philosophique et en faisant naître un questionnement portant sur le “maintenant” ».
Editrice d’un volume d’inédits de Foucault (Folie, langage, littérature, Vrin, 2019), Judith Revel estime que Le Discours philosophique « marquera un temps dans la réception de son œuvre. Nos lectures de celle-ci changent selon nos points d’entrée, d’une génération de lecteurs à l’autre. La première s’est fondée sur les livres, la seconde, dont je fais partie, sur les cours au Collège de France et les Dits et écrits [Gallimard, 1994]. La troisième, aujourd’hui, peut aborder l’œuvre à partir des inédits de la BNF ».
Après, entre autres, Les Aveux de la chair, paru en 2018 (Gallimard), et ce Discours philosophique, la série des inédits de Foucault se poursuivra avec, en particulier, un volume consacré à Nietzsche, justement, et les cours de Tunis sur la place de l’homme dans la pensée occidentale. A côté des nombreux usages extra-philosophiques de l’œuvre de Foucault (histoire et sociologie des sciences, politique des sexualités, pensée décoloniale, notamment), cette nouvelle phase de réception de l’œuvre pourrait, selon Daniele Lorenzini, être marquée par « la réactivation de l’enjeu proprement philosophique de cette autre manière de faire de la philosophie ».
David Zerbib(Philosophe et collaborateur du « Monde des livres »)