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ENQUÊTE DU MONDE PARTIE 2 :
Alexis Kohler : entre MSC et l’Elysée, la confusion des ambitions
ARTICLE PRÉCÉDENT ; « Alexis Kohler, un secrétaire général de l’Elysée entre politique et affaires »)
Par Gérard Davet et Fabrice Lhomme Publié le 01 juin 2023
Enquête« Les Kohler sur la corde raide » (2/2). Le secrétaire général de l’Elysée, fidèle d’Emmanuel Macron, cède, fin 2016, aux sirènes du croisiériste italo-suisse MSC, dirigé par des membres de sa famille. Une valse-hésitation entre public et privé qui va se muer en boulet judiciaire pour le haut fonctionnaire, mis en examen en 2022 pour « prise illégale d’intérêts ».
Les cartons sont prêts. A Bercy, en ce printemps 2014, le ministre de l’économie, Pierre Moscovici, est sur le départ. Le directeur adjoint de son cabinet, Alexis Kohler, s’interroge sur son propre avenir. Que faire ? Prendre la tête de l’Agence des participations de l’Etat (APE), un organisme dont il a déjà été l’un des patrons ? Ou passer dans le privé, en l’occurrence chez l’armateur italo-suisse MSC, leader mondial du transport maritime ?
Ce puissant groupe, détenu par la famille de sa mère, souhaite le recruter et le poursuit de ses assiduités depuis longtemps. « Je pense que ce projet remonte à 2013 », précisera, bien plus tard, aux policiers Alexa Aponte, directrice financière de l’empire MSC et cousine du haut fonctionnaire. La milliardaire apprécie moyennement les questions des enquêteurs, qui tentent aujourd’hui de déterminer si Alexis Kohler, désormais secrétaire général de la présidence de la République, a pu, du temps où il travaillait à Bercy, favoriser les intérêts de MSC, ce qui relèverait du délit de « prise illégale d’intérêts ». Une affaire embarrassante pour cet énarque de 50 ans, principal collaborateur d’Emmanuel Macron.
Revenons en 2014. A l’époque, le sort des chantiers navals franco-coréens STX (ex-Chantiers de l’Atlantique) préoccupe le gouvernement socialiste. Des discussions commerciales décisives ont lieu entre leurs représentants, l’armateur MSC et les services de Bercy : STX compte sur MSC pour commander des navires. Alexis Kohler, au ministère, est aux premières loges pour être informé du dossier. Or, dans le même temps, il est en relation, à titre personnel cette fois, avec sa cousine Alexa Aponte.
Lire le premier volet de l’enquête : Alexis Kohler, un secrétaire général de l’Elysée entre politique et affaires
C’est elle qui lui a suggéré un dîner, le dimanche 26 janvier 2014. L’objet ? « Que l’on puisse reparler de Genève », précise-t-elle dans un courriel. Genève, siège social du groupe et ville où il pourrait emménager avec femme et enfants s’il était embauché par l’armateur. Concrètement, alors que MSC mène des négociations de haut vol, la famille Aponte propose un pont d’or à Alexis Kohler pour la rejoindre. De quoi susciter le malaise, sur fond de potentiels conflits d’intérêts.
L’idée de changer de vie séduit les Kohler. Le salaire d’Alexis (10 500 euros mensuels) ferait plus que doubler, un appartement serait mis à sa disposition. Son épouse, Sylvie, négocie directement avec Rafaela Aponte, mère d’Alexa et fondatrice de MSC. Les deux femmes se connaissent bien : Rafaela, propriétaire d’un splendide yacht, le Radial, a l’habitude d’inviter la famille française dans ses croisières estivales.
Mme Kohler négocie ferme : MSC devra prendre en charge les frais de scolarité des trois enfants. « Je ne veux pas qu’ils aient l’impression que je fais ma diva », s’inquiète son mari dans un courriel du 27 janvier 2014. « Ça multiplie ton salaire par presque trois », rétorque Sylvie Kohler. Chez MSC, on vit assez mal ces tractations peu usuelles. « J’étais furax, car cela ne se fait pas », s’agacera Alexa Aponte devant les policiers.
Le vote de trop
Malgré tout, les discussions progressent. Confronté à un choix de carrière, Alexis Kohler ne souhaite louper aucune opportunité. « Mon mari est quelqu’un qui ne se ferme jamais de portes », confirme sa femme. Il envisage donc de procéder en deux étapes : d’abord prendre la tête de l’APE, de façon temporaire ; puis rejoindre MSC en Suisse. Il compte en informer directement le président de la République, François Hollande, puisque de tels postes dépendent d’une nomination officielle, au plus haut niveau. D’autant, indique-t-il à son supérieur à Bercy, Rémy Rioux, dans un mail du 21 février 2014, qu’il ne voit « aucun conflit d’intérêts qui ne puisse être géré, ni risque de polémique ». M. Rioux va dans son sens, tout en lui conseillant de « ne pas toucher à STX ».
Le 31 mars 2014, Pierre Moscovici quitte son ministère pour devenir commissaire européen. Le bouillonnant Arnaud Montebourg le remplace. Sylvie Kohler s’en plaint à ses amis, via ses SMS : « C’est son pire cauchemar qui est en train de se réaliser, lâche-t-elle à propos de son époux. Je vais le récupérer ce soir au fond du trou. » C’est que, entre le rigide Kohler, ex-rocardien à son époque Sciences Po, et l’imprévisible ministre tendance gauche caviar, point de compatibilité possible. « Mon mari est mis à la porte, et Montebourg lui bloque tous les postes possibles : il n’a alors pas d’avenir dans l’administration française », rapportera Mme Kohler aux policiers.
C’est le bon moment pour céder aux sirènes de MSC. « Je veux juste que mon mari soit heureux », explique Sylvie Kohler, qui s’emploie à convaincre son époux récalcitrant, car, à l’entendre, « le monde du privé ne l’intéresse pas ». Alors, elle lui écrit, volontariste : « Je te bouge à mort pour démarcher… » Il lui répond dans un style peu technocratique : « Tu es la femme de la mort qui tue. » Ces deux-là, mariés depuis 2003, fonctionnent en duo fusionnel, pour ce qu’on en devine à la lecture de leurs SMS ou courriels figurant dans le dossier d’instruction.
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« Je sens bien la Suisse », écrit-elle à un ami. « Arrêtons d’être sympas ! », lance-t-elle un autre jour à son mari, déterminée à obtenir les meilleures conditions possibles de la part de MSC. Mais un obstacle s’annonce : la Commission de déontologie de la fonction publique. C’est à celle-ci de décider si le fonctionnaire Kohler peut rejoindre le privé sans se retrouver en situation de conflit d’intérêts. « Nous sommes prêts à t’attendre, lui indique par courriel Alexa Aponte. Où trouveras-tu un fan-club si loyal :)). »
M. Kohler pense alors que cette procédure sera une formalité. D’autant que la directrice adjointe de l’APE, Astrid Milsan, se porte garante de sa bonne conduite, le 20 juin 2014, en « excluant » qu’il ait pu, du temps où il était administrateur de STX, prendre « tout acte de surveillance ou de contrôle de [sa] part sur MSC au titre de la conclusion de contrats ». Elle oublie, ce faisant, le vote d’avril 2012, exercé par ce même Alexis Kohler, concernant la commande de deux paquebots par MSC. Or la jurisprudence sur la prise illégale d’intérêts est constante, comme le rappelle Jacques Arrighi, président de la Commission de déontologie de 2012 à 2015 : « Peu importe qu’il [Alexis Kohler] ait eu des instructions de sa hiérarchie pour voter ce contrat. » Le simple fait de voter, même sur ordre, peut donc constituer un délit.
« Je suis effondré »
Le 4 juillet suivant, le rapporteur devant la Commission, le juge administratif Frédéric Davous, interroge M. Kohler par courriel : est-il lié à MSC ? « Je n’ai pas de lien avec MSC », répond l’intéressé avant de poursuivre : « Je connais bien et de longue date sur un plan personnel la famille qui en est l’actionnaire et en avais informé ma hiérarchie. » Mais il omet de préciser qu’il est lié sur le plan familial au groupe italo-suisse. Trois jours plus tard, le rapporteur lui demande s’il a été amené à se prononcer sur la branche « cargos » de MSC, lorsqu’il représentait l’Etat au conseil de surveillance du Grand Port maritime du Havre. Réponse négative. M. Davous l’avoue aujourd’hui aux enquêteurs : « Je pense que j’ai été convaincu par l’argumentation de M. Kohler, qui se bornait à me dire qu’il avait simplement exécuté un ordre du ministre. » Autrement dit, il aurait cru que ce dernier avait su garder ses distances avec ce dossier, et qu’il avait agi en simple relais des décisions ministérielles.
Le 10 juillet 2014, la Commission se réunit. Tous les participants à cette réunion s’en souviennent fort bien, pour deux raisons. La première : le cas d’Emmanuel Macron, en rupture de ban à l’Elysée (il en était le secrétaire général adjoint) et désireux de créer sa propre société, est évoqué ce jour-là. La seconde : l’avis initialement positif du rapporteur Davous concernant le dossier Kohler est retoqué. Pareil rejet est rare. M. Kohler, bien sûr, tombe de haut. « Il m’avait appelé la veille pour me dire qu’il formulerait un avis favorable », dit-il aux policiers à propos de M. Davous.
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Neuf ans plus tard, celui-ci a le sentiment d’avoir été berné. « Quand j’ai appris par la presse qu’il avait un lien familial avec les propriétaires de MSC, cela a été une vraie nouveauté, dit-il aux policiers. C’est fâcheux que, en termes d’apparence, un membre de la famille MSC prenne une décision qui concerne MSC. Sur le plan juridique, il est sous le coup de l’infraction de prise illégale d’intérêts lorsqu’il est en fonctions. Je ne comprends pas que l’administration ait fait ce qu’elle a fait. » Roland Peylet, président de la Commission depuis juillet 2015, ira plus loin devant les enquêteurs : « Il [Alexis Kohler] n’aurait jamais dû siéger au conseil d’administration de STX. L’intéressé – et l’administration – a sous-estimé le conflit d’intérêts. »
Ce 10 juillet 2014, M. Kohler déchante : en raison de son vote d’avril 2012 (administrateur pour l’Etat de STX, il s’était alors prononcé sur une décision liée à MSC), il ne peut rejoindre MSC avant… le printemps 2015. La réglementation exige en effet de laisser s’écouler trois ans dans de tels cas. Voici Alexis Kohler condamné à errer dans les couloirs de Bercy, sans affectation réelle à la direction du Trésor. Oubliée, la promesse d’embauche signée par les Aponte, à compter du 8 septembre 2014. Ce même jour de l’été 2014, il envoie à sa femme un projet de courriel destiné à sa cousine Alexa : « Je suis effondré, entend-il lui écrire. Je suis manifestement victime d’un durcissement de la jurisprudence. (…) Tout cela ne remet évidemment pas en cause mon souhait de venir. » Suivent des semaines au cours desquelles il s’ennuie ferme et connaît quelques soucis financiers. « J’ai un gros problème sur mon compte, écrit-il à son épouse. Pas de virement reçu de Bercy… C’est la panique. »
Stratégie en deux temps
Petite consolation : le ministre Arnaud Montebourg est congédié à la fin de l’été 2014. Le 30 août, il est remplacé à l’économie par le piaffant Emmanuel Macron. Sitôt promu, ce dernier s’empresse de rattraper par la manche Alexis Kohler, ce fonctionnaire qu’il avait apprécié lorsqu’il était à l’Elysée. Alexis Kohler écrit à Alexa Aponte pour lui rapporter sa conversation avec M. Macron, après avoir accepté de diriger son cabinet à Bercy : « Cela me permet d’occuper les mois qui viennent de manière utile en étant rémunéré correctement. (…) Je lui ai dit que je partirai l’été prochain quoi qu’il arrive. » De nouveau, il mise donc sur une stratégie en deux temps : d’abord Bercy, puis MSC.
Auprès d’Emmanuel Macron, M. Kohler dispose d’une vraie latitude pour prendre des décisions. Revers de la médaille : cela l’expose encore davantage au risque de conflit d’intérêts. Le juge administratif Frédéric Davous l’alerte d’ailleurs dès le 3 septembre 2014, en lui recommandant de « faire publier une note », à l’attention du cabinet, portant sur ses liens avec MSC. M. Kohler ne suit pas son conseil, mais assure tout de même avoir écrit dans la foulée à son ministre, M. Macron, pour organiser son déport de toute réunion ayant trait au dossier STX-MSC. Problème : les enquêteurs n’ont pas retrouvé trace de ce courrier. Comme en 2010, quand il avait fallu exhumer un premier document officiel attestant de son lien avec les Aponte, les archives de Bercy restent muettes à ce sujet.
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« J’ai recherché cette lettre, mais je ne l’ai pas retrouvée », déplore M. Kohler devant les enquêteurs. Au passage, il relativise le problème, en expliquant que ses liens avec MSC sont de toute façon « de notoriété publique ». Et puis, surtout, il entendait bien s’occuper du destin de STX France, encore en difficulté. En tant que numéro deux de Bercy, c’était sa priorité.
A l’automne 2014, c’est en effet un dossier majeur. Le principal concurrent des chantiers navals français, l’italien Fincantieri, envisage d’entrer au capital de STX France. De nombreux courriels sont échangés à ce sujet entre M. Kohler et son cabinet. « Cet échange de messages n’est en rien relatif à MSC », dit-il pour s’exonérer de toute responsabilité. Les choses se compliquent en février 2015 quand MSC, saisissant l’opportunité commerciale, prétend aussi faire partie du tour de table, contre Fincantieri, pour assurer la survie de STX. Pas question de laisser Fincantieri se constituer un quasi-monopole européen. Cette fois, M. Kohler doit se montrer prudent : MSC, c’est un tison brûlant pour lui.
Le 2 septembre 2015, un rendez-vous est prévu entre Emmanuel Macron et Gianluigi Aponte, le fondateur de MSC. C’est M. Kohler qui gère l’agenda du ministre. Dès le 31 juillet, il écrit à sa cousine Alexa : « C’est intéressant et utile pour Emmanuel de faire votre connaissance, surtout au titre des croisières mais pas uniquement. Vous vous entendrez très bien, vous me direz si d’autres sujets vous intéressent :). » L’entretien se déroule si bien que MSC envisage de commander deux nouveaux navires à STX France, tout en proposant d’entrer au capital des chantiers navals. M. Kohler est averti de cette volonté par courriel le 2 septembre 2015, le jour même du fameux rendez-vous. Il est donc dans la boucle, comme toujours. Mais, certifiera Gianluigi Aponte devant les enquêteurs, « M. Kohler n’a jamais participé aux discussions relatives aux achats de MSC ».
Réserves de pure forme
Le haut fonctionnaire a beau s’entendre à merveille avec Emmanuel Macron, jeune ministre dont il admire la flamboyance et la vision néolibérale, il caresse toujours le projet de rejoindre MSC. Le 4 janvier 2016, les Aponte lui signent une promesse d’embauche, pour compléter sa demande de mise en disponibilité. Pour lui, la situation semble enfin s’éclaircir.
En attendant, Alexis Kohler joue les chefs de gare, en triant les notes à destination de son ministre. Ainsi voit-il passer, en juillet 2016, la nouvelle commande de deux paquebots par MSC, à hauteur de 1,4 milliard d’euros. « Je ne suis pas le destinataire principal » de cette note, minimisera-t-il.
Le 14 juillet 2016, il se rend à Genève afin de discuter des conditions de son futur contrat. Parallèlement, à Bercy, on s’active pour assurer l’avenir de STX. Les croisiéristes MSC et Royal Caribbean Cruise Line (RCCL) s’allient pour entrer au capital. Le duo est déterminé à empêcher Fincantieri de faire main basse sur le trésor naval tricolore. Une discussion au sommet est organisée avec MSC et RCCL, le 30 août 2016, en présence du ministre Macron et d’armateurs. Mais, ce jour-là, choc des calendriers, Emmanuel Macron, en situation précaire au sein du gouvernement Valls, démissionne avec fracas. Sa garde rapprochée, Alexis Kohler en tête, a carte blanche pour dénicher un nouveau travail… Tant qu’elle œuvre, dans l’ombre, à sa future candidature à l’Elysée.
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Alexis Kohler va donc pouvoir savourer sa liberté. Un poste à 22 300 euros mensuels net l’attend en Suisse. A condition, bien sûr, d’obtenir l’aval de la Commission de déontologie. Cette fois, l’énarque a préparé son affaire en prenant langue en toute discrétion, dès février, avec le directeur des affaires juridiques de Bercy, Jean Maïa. Celui-ci l’a mis en garde, s’agissant de son éventuel recrutement par MSC : « C’est franchement difficile. »
Le 6 octobre 2016, la Commission débat du cas Kohler. Pour rendre sa décision, elle ne dispose que de deux documents, dont une lettre d’Emmanuel Macron, datée du 15 septembre 2016, qui dit ceci : « Alexis Kohler n’a, d’une manière générale, pas eu à connaître de dossiers relatifs au groupe MSC. » Comme on l’a vu, cette affirmation est factuellement inexacte. « A ce niveau-là, peste Roland Peylet devant les policiers, les signataires des attestations ont toute conscience de la portée de ce qu’ils signent… »
M. Peylet regrette aujourd’hui de ne pas avoir disposé, à l’époque, de tous les éléments, et notamment de ne pas avoir eu connaissance de la connexion familiale Kohler-Aponte. « Je n’avais pas été informé de ces liens, poursuit-il. Evidemment, cela nous aurait influencés défavorablement. » Il déplore aussi le maigre temps accordé à l’enquête, et le peu de documents fournis. « On n’a prise sur rien. » Et de conclure, attristé : « Nous étions convaincus que les éléments indiqués par les uns et les autres étaient crédibles. »
Faute de réelles investigations, la Commission donne donc son feu vert au passage de M. Kohler chez MSC. Une décision assortie de réserves de pure forme, dont celle-ci : « Ne pas entrer en contact avec les membres du cabinet du ministre de l’économie qui appartenaient à ce cabinet » lorsque M. Kohler y était également, « et qui seraient encore en fonctions ».
Déprime directoriale à Genève
Le 24 octobre 2016, ce dernier signe son contrat de directeur financier de la branche « croisières » de MSC. Il s’installe seul à Genève, dans un appartement sans âme. « Je me demande ce que je fais là », écrit-il à sa femme, restée à Paris. « Tu vas apprendre plein de nouvelles choses, lui répond-elle. Sur toi aussi et la vie hors les murs… » Lui, dubitatif : « Mouais… Il faut que j’essaie de positiver. » Alors, il fait ce qu’il sait faire de mieux : travailler dur. Le soir venu, il raconte à sa compagne sa « journée dans la maison des fous ». Et déprime : « C’est sûr que je perds mon temps dans cette boîte », écrit-il. Sa famille lui manque. « Je n’allais pas déménager tout le monde pour six mois », justifie son épouse.
« Six mois » seulement ? C’est qu’entre-temps le projet présidentiel d’Emmanuel Macron a pris forme. L’ex-ministre n’envisage pas de se lancer dans l’aventure sans l’irremplaçable Kohler. Ce dernier a donc pris soin de négocier avec MSC une journée de disponibilité par semaine pour veiller à l’orchestration de la campagne. « J’étais convaincue que le candidat Macron allait gagner et que mon mari allait revenir aussitôt », affirmera son épouse aux enquêteurs.
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Diego Aponte, président de MSC, n’a pas le même souvenir : « Nous avons été très clairs avec lui sur le fait que la politique était derrière lui à présent », assure-t-il. Sa sœur Alexa n’est pas en reste. « On lui avait posé la question, relate-t-elle. Il nous avait répondu que, un, M. Macron ne gagnerait jamais, et deux, que, s’il gagnait, M. Kohler ne voulait pas devenir ministre. Nous ne l’aurions jamais fait si nous avions su… » Alexis Kohler se justifie aujourd’hui : « Le moins qu’on puisse dire, c’est que peu de gens croyaient en [la] victoire » du candidat Macron.
Début 2017, il multiplie les allers-retours Genève-Paris. Parallèlement, les négociations se poursuivent pour la reprise de STX France, mis en vente en octobre 2016. Un juge sud-coréen désigne, en janvier 2017, l’italien Fincantieri pour récupérer 66 % des actions des chantiers navals. Ce qui n’empêche pas MSC de vouloir reprendre la main. Le 18 mars suivant, Alexis Kohler écrit à ses anciens collègues de Bercy afin de leur demander d’organiser une « petite réunion » à ce sujet. Vêtu cette fois du costume du représentant de MSC, il entend « monter » à Paris, le 22 mars, pour proposer que l’Etat use de son droit de préemption des actions de STX France afin de les céder ensuite aux croisiéristes associés MSC et RCCL. « Ma position ne pouvait en aucun cas susciter la moindre confusion », soutient malgré tout M. Kohler devant les juges.
« Situation gênante »
Le voici donc qui vient négocier en faveur de MSC, alors que, six mois plus tôt, il était de l’autre côté de la table.Interrogé à ce sujet, le président de la Commission de déontologie, Roland Peylet, est clair : « Que cela crée une situation gênante, je le conçois très bien. » M. Kohler, lui, le conçoit moins bien. Il se dit convaincu d’avoir respecté la réserve posée par la Commission sur ses relations avec ses ex-collègues de Bercy. M. Peylet n’est pas de cet avis : « C’est à M. Kohler de respecter la réserve. » Sous-entendu : il ne l’a pas fait.
De fait, les participants à la fameuse réunion du 22 mars 2017 sont très ennuyés. Parmi eux, Christophe Sirugue, alors secrétaire d’Etat chargé de l’industrie : « Etre présent lors d’une telle discussion en tant que directeur financier de MSC me semble surprenant », lâche-t-il aux enquêteurs. Godefroy Beauvallet, son directeur du cabinet, n’est pas très à l’aise non plus: « Qu’il vienne en étant le représentant d’une autre partie paraît contradictoire avec le fait de ne pas avoir de conflit d’intérêts, argue-t-il au sujet de M. Kohler. Cela pouvait être interprété comme une pression envers l’Etat français. » Et d’ajouter : « On pensait que sa présence était de mauvais goût, tout le monde s’est senti quand même dans une zone grise. »
Finalement, les propositions de MSC ne sont pas retenues par l’exécutif, et M. Kohler retourne vite à Genève. Il sait, de toute façon, qu’il risque de devoir quitter bientôt MSC, car Emmanuel Macron est désormais le favori de l’élection présidentielle.
Lire notre archive (2020) : « Si Emmanuel Macron était un ordinateur, il en serait le logiciel » : Alexis Kohler, l’alter ego du président
De fait, le 7 mai, l’Elysée est conquis. Une semaine plus tard, Alexis Kohler obtient un poste en or : secrétaire général de la présidence. Il fait ses adieux à MSC, où l’on conservera un souvenir cuisant de la période. « J’ai été déçu. (…) Alexis Kohler nous avait indiqué qu’en cas d’élection de Macron il resterait chez MSC », indique aux enquêteurs le patriarche, Gianluigi Aponte. « Nous n’avons pas trouvé cela très élégant, pour tout vous dire », renchérit Diego Aponte, son fils. Sylvie Kohler, elle, feint l’étonnement : « Je suis surprise qu’ils aient été surpris. Le candidat Macron a gagné, mon mari est revenu. »
A l’Elysée, le nouveau numéro deux du palais est de toutes les réunions, de toutes les décisions d’un pouvoir très vertical. Lui, le technocrate modèle – « Je ne suis pas en politique, je sers l’Etat », assure-t-il –, occupe le bureau qui a vu passer Claude Guéant, Dominique de Villepin ou Edouard Balladur avant lui… Reste que la porosité entre politique et business a ses limites : M. Kohler ne le sait pas encore, mais, en satisfaisant son ambition, il devient une cible. Ce qui n’était qu’une discrète relation public-privé – son pas de deux avec MSC – va se muer en boulet judiciaire. Le piège, qu’il s’est confectionné lui-même, s’est refermé. Surtout que M. Kohler, curieusement, n’abandonne pas l’idée de travailler de nouveau avec ses cousins italiens…
La fin des illusions
En 2019, il s’énerve quand il apprend que MSC a recruté un directeur pour sa branche « cargos ». « Je suis très très très déçu de leur comportement, s’emporte-t-il le 19 novembre auprès de son épouse. Ils nous ont menti. » Il avait pourtant pris la peine, un soir de janvier 2019, de recevoir Diego Aponte à l’Elysée. L’objet de la discussion : « Un retour au sein du groupe MSC », d’après son cousin italien. Alexis Kohler le reconnaît : « Au début du quinquennat, je considérais que je pourrais, un jour, retourner chez MSC. » Vexé par le recrutement d’une autre personne pour la branche « cargos », il envoie un courriel au ton fort diplomatique à ses cousins, usant de périphrases, comme lorsqu’il évoque une « fonction dont nous avions eu l’occasion de discuter ».
Peut-être s’était-il fait des illusions ? C’est la thèse d’Alexa Aponte. Selon elle, « M. Kohler s’était manifesté et cela nous avait surpris. Vous ne pouvez pas venir, travailler six mois, puis repartir… » De toute façon, Alexis Kohler a changé de statut. Devenu le « jumeau » du président, il se fait désirer : « Au regard de mon parcours, dit-il aux Aponte dans un courriel, il m’est difficile de voir ce que je pourrais faire qui corresponde à mes attentes. » Traduction plus limpide de son épouse, Sylvie : « Qui aurait envie de quitter le poste de secrétaire général de l’Elysée pour un poste de directeur financier de croisières ? » Directeur financier, peut-être pas, mais un peu plus haut, aux manettes de l’entreprise, la question s’est manifestement posée.
Ce n’est plus le cas, semble-t-il. Son marivaudage avec le privé coûte cher à Alexis Kohler, qui a rejoint la longue liste des proches d’Emmanuel Macron inquiétés par la justice : François Bayrou, Thierry Solère, Eric Dupond-Moretti, Sébastien Lecornu, Marlène Schiappa… Devant les magistrats, il a usé d’un mode de défense très classique. « J’ai bien conscience que ces attaques ne visent pas que moi, mais le président que je sers », a-t-il argué, comme pour se dédouaner de toute responsabilité, semblant ainsi ignorer une règle d’airain de la politique : à trop s’approcher du pouvoir, on se brûle, souvent.