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Hélène Carrère d’Encausse, intellectuelle immense, s’en est allée

Première femme à la tête de l’Académie française

Fine connaisseuse des cultures russe et européenne, l’historienne, qui fut la première femme à la tête de l’Académie française, est décédée à l’âge de 94 ans.

« Il faut faire vivre le français, l’enrichir, faire de sa préservation le devoir de toutes nos vies »

CITATION DU FIGARO QUI POURSUIT ;

« Hélène Carrère d’Encausse était animée par cette conviction : la langue est un bien commun.

« Il faut faire vivre le français, l’enrichir, faire de sa préservation le devoir de toutes nos vies », s’exclamait-elle en décembre du nouveau millénaire. Pour ce faire, elle n’hésitait pas à sortir de la réserve de l’Institution et prendre positions.

« Défense de l’enseignement du grec ancien, de la francophonie, croisade contre « l’anglomanie langagière », l’écriture inclusive, la réforme de l’orthographe… Hélène Carrère d’Encausse était de tous les fronts. Elle n’hésita pas non plus à mouiller les bigoudis de la vieille dame du quai de Conti lorsqu’Internet changea les usages des Français.

« Elle était là lorsqu’une partie du dictionnaire de la Compagnie fut mis en ligne en 2004 et qu’il permit de donner « une nouvelle jeunesse aux enfants de Gutenberg », comme elle s’en réjouissait alors. Elle était là aussi en février 2019 lorsque le portail numérique du thésaurus de l’Académie fut lancé et coiffa au passage par sa modernité les plus jeunes et populaires du genre comme le Wiktionnaire ou Le Larousse en ligne.

« Hélène Carrère d’Encausse ne s’est jamais inscrite dans une bataille des Anciens et des Modernes de la langue. Elle a été une de ses plus vives porte-parole, mais jamais un héraut du « c’était mieux avant ». Elle était une femme de son temps. »

ARTICLE

Hélène Carrère d’Encausse, grande figure de la culture française, est morte

Par Laurent Theis LE POINT 5 8 23

Àla fin des années 1930, une petite fille devait, à la rentrée des classes, répondre à l’appel d’un « nom imprononçable, venu du fond du Caucase, qui l’excluait de la communauté des descendants des fiers Gaulois à tête ronde » : Zourabichvili ; un nom pourtant gratifiant puisque signifiant à peu près, en géorgien, « fille de la lumière ».

De fait, le grand-père paternel de la jeune Hélène était un acteur politique important de la République de Géorgie brièvement indépendante, et son père, un publiciste et penseur de premier plan, bardé de diplômes, mais dont la fin tragique et non élucidée, à l’été 1944, fit de lui un mort sans sépulture, secret douloureux dont le fils d’Hélène, Emmanuel Carrère, s’est saisi dans Un roman russe (2007).

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Entrée en France comme en religion

La mère vient d’un lignage russe considérable, avec des apports allemands, suédois et polonais, et dont certains membres ont participé à l’élimination des tsars Pierre III, en 1762, et Paul Ier, en 1801, tandis qu’un autre fut signataire de l’acte d’abolition du servage par Alexandre II en 1861. La prise de contrôle de la Géorgie par les Soviétiques en 1921 contraignit la famille à l’exil en France, dans la gêne. La première langue, pour la fillette, fut le russe, la deuxième, presque aussitôt, le français, dans lequel elle apprit à lire.

1950 : la jeune femme, jusque-là apatride, demande la nationalité française le jour de ses 21 ans. À sa surprise indignée, un fonctionnaire lui délivre sans un mot un récépissé : ni drapeau, ni Marseillaise, ni serment. Elle entre en France comme en religion, si fort est son attachement charnel à sa vraie patrie, à ses paysages, à sa langue et à son histoire : Vercingétorix, Louis XIV, Napoléon. Car l’histoire, elle le sait déjà, est faite par les hommes davantage que par la courbe des prix et le volume des échanges.

1990 : le professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne et à Sciences Po est élue au premier tour à l’Académie française, à l’initiative d’Henri Troyat, né Lev Tarassov, lui aussi enfant de l’exil. Dix ans plus tard, la voilà secrétaire perpétuel de l’institution qui, à sa manière parfois jugée désuète, illustre notre pays depuis plus longtemps qu’aucune autre, ayant survécu à tous les régimes et à toutes les modes. Hélène Zourabichvili, devenue Mme Carrère d’Encausse en 1952, a parcouru le chemin qui conduit à l’excellence française.

Le goût des voyages

Pourtant, c’est par l’étude de l’histoire russe et de la société soviétique que tout avait commencé. Toujours, peut-être du fait de ses origines, Hélène Carrère d’Encausse a ressenti le goût des voyages, et d’abord par ses lectures de jeunesse, qui l’ont conduite vers l’Asie centrale. Ainsi, René Grousset l’a emmenée dans son Empire des steppes à la rencontre de Gengis Khan et de Tamerlan, dont les républiques périphériques de l’Empire soviétique conservaient une part d’héritage visible.

Travaillant sous la direction de Maxime Rodinson et de Roger Portal, la jeune chercheuse explore un domaine alors peu fréquenté : la rencontre, souvent conflictuelle, entre le développement du sentiment national et la révolution soviétique, en particulier dans les peuples de la Russie à majorité musulmane. Sa thèse d’État, soutenue en 1976, portait ainsi sur Bolchevisme et Nations, des débats théoriques à la consolidation d’un État multinational 1917-1929.

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Déjà, elle en avait pris la mesure sur le terrain aux débuts des années 1960, alors que les séjours en Asie centrale n’étaient pas monnaie courante : à la faveur inattendue d’un congrès d’épizootie, elle se rendit à Alma-Ata, découvrant ainsi les réalités complexes du Kazakhstan, de là en Ouzbékistan et en Afghanistan. De la tentation du communisme, dont, rare dans sa génération, elle était indemne, elle rapporta de quoi être définitivement immunisée, et nourrir aussi ses travaux universitaires.

Une œuvre visionnaire

Sur ce double socle, elle construisit, par l’enquête documentaire, la réflexion politique et d’impressionnants tableaux statistiques, un ouvrage au titre involontairement prémonitoire et puissamment efficace : L’Empire éclaté, publié en 1978, obtint aussitôt un éclatant succès. Comment Homo islamicus et Homo sovieticuspeuvent-ils coexister dans une même personne ? Ce défi fondamental, deux générations après la révolution, l’État soviétique aux prises avec le réveil de la centaine de nations qui le composent n’était pas parvenu à le relever.

C’était montrer sous un jour inattendu la faiblesse intrinsèque de l’Empire, et expliquer son durcissement d’alors. L’auteur n’en concluait pas à sa chute prochaine, mais mettait nettement au jour la faille quasi géologique dont pourrait venir un jour le séisme. De là à affirmer qu’Hélène Carrère d’Encausse avait prévu et décrit la désintégration de l’Union soviétique, il n’y avait qu’un pas que Moscou franchit aussitôt : dès la parution du livre, et pendant dix années, elle fut interdite de séjour en URSS.

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En revanche, désormais figure de proue de la soviétologie, Hélène Carrère d’Encausse fut consultée régulièrement par les présidents Mitterrand et Chirac et par différents gouvernements, et pour finir par Gorbatchev lui-même, qui mit un terme à sa quarantaine. Eltsine et Poutine prirent la suite, et elle y fut dès lors reçue avec les plus grands honneurs, davantage comme une princesse géorgienne que comme une universitaire française.

Entre politique et Histoire

Les bouleversements de 1989-1991 pouvaient laisser espérer une reconstruction de l’Europe dans laquelle la Russie retrouverait toute sa place. Hélène Carrère d’Encausse, dont c’était une cause majeure et qui, par ses origines, se présentait comme « l’Europe incarnée », le pensait. Conseiller spécial du président de la BERD Jacques Attali, elle accepta, à la demande de Jacques Chirac, de siéger au Parlement européen de 1994 à 1999, en assurant la vice-présidence de sa commission des Affaires étrangères.

Elle ne cessait pour autant pas de poursuivre son travail d’historienne, tentant, selon sa propre expression, de « faire de la Russie un pays déchiffrable à la raison ». Mettant en perspective les ruptures qui ont marqué l’évolution de la Russie de façon généralement sanglante, et que décrivit en 1988 Le Malheur russe. Essai sur le meurtre politique.

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Ce malheur sui generis, à l’égard duquel, disait Michel Déon la recevant sous la Coupole, elle n’a pas cessé d’éprouver une immense pitié, mais surtout les continuités dont, pour les avoir méconnues, mourut l’Union soviétique, elle s’intéressa aux figures majeures qui les incarnèrent, remontant de Staline à Lénine, de Nicolas II à Alexandre II et Catherine II, finissant en 2021 par « la Walkyrie de la Révolution », Alexandra Kollontaï, en une série de biographies appelées à faire date, et toutes à la recherche de cette « transition manquée » qui caractérise la société russe après le second XVIIIe siècle, seul moment d’équilibre où la Russie, pour une fois contemporaine de son époque, parut assumer positivement son identité européenne et son ouverture vers l’Asie.

Un magistère intellectuel et moral

« Mère supérieure », selon l’affectueuse expression de son confrère Erik Orsenna, « tsarine » pour d’autres, autrice d’une bonne trentaine d’ouvrages, Hélène Carrère d’Encausse, grand-croix de la Légion d’honneur, doyenne d’élection et d’âge de l’Académie française, a exercé durant quatre décennies, sans pourtant fonder d’école, un magistère intellectuel et moral qui n’a guère d’exemples dans les annales récentes de la République, à peine altéré par un certain aveuglement jusqu’aux jours mêmes de l’agression poutinienne en Ukraine, dont elle a tardé à prendre la mesure.

Engagée dans une défense vigoureuse de la tradition lexicale française, dans la préservation du patrimoine, en particulier parisien car la Capitale était son jardin d’élection, dans le débat sur immigration et intégration, dans l’approfondissement de la civilisation européenne, cette femme dotée d’un optimisme inentamable et d’une énergie rayonnante, voire impériale, adepte du principe victorien never explain never complain, a incarné, par l’originalité même de son parcours, un moment particulier de la culture française et européenne.

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