
DOSSIER RESPONSABILITE EN FIN D’ARTICLE
ARTICLE
« On peut douter de l’apport du procès d’Eric Dupond-Moretti au débat sur la responsabilité des gouvernants »
Denis Salas Magistrat LE MONDE 5 11 23
Alors que le garde des sceaux doit comparaître devant la Cour de justice de la République du 6 au 17 novembre, l’essayiste revient, dans une tribune au « Monde », sur les limites d’une telle procédure. Il appelle à la diffusion d’une culture déontologique face à la défiance qui grandit, en France, à l’égard des politiques.
La responsabilité des gouvernants est une question aussi ancienne qu’irrésolue. Nos régimes politiques y ont toujours répondu en créant des hautes cours inopérantes. Robert Badinter en fit le compte : « Cinq affaires en trois siècles ! » (Les Ministres devant la justice, Actes Sud, 1997). Pour y remédier, nous avons créé en 1993 la Cour de justice de la République (CJR). Peine perdue ! L’absence d’impartialité objective de sa composition (trois juges, douze élus) et les discordances de ses décisions (relaxe pour un ministre, condamnation pour ses collaborateurs), sans compter son maigre bilan (quatre relaxes, deux dispenses de peine, des peines légères ou avec sursis), militent pour sa suppression depuis longtemps.
C’est devant cette cour que va comparaître le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, à qui il est reproché d’avoir ordonné une enquête à finalité disciplinaire contre des magistrats dont il avait critiqué « les méthodes de barbouzes » en tant qu’avocat (Le Monde du 25 octobre). Des plaignants qui ont saisi la CJR y ont vu un conflit d’intérêts au sens d’une interférence entre un intérêt public et son intérêt personnel de nature à compromettre l’exercice de ses fonctions ; faits qualifiés pénalement de« prise illégale d’intérêts » et punis de cinq ans d’emprisonnement.
Si l’on excepte son importance pour les personnes concernées, on peut douter de l’apport de ce procès au débat sur la responsabilité des gouvernants. D’abord parce que, si la présomption d’innocence reste un droit fondamental, son usage réitéré a trop servi de paravent à ce débat. C’est en son seul nom que les ministres restent actuellement en fonctions jusqu’à leur procès, ce qui n’a pas été toujours le cas. Ensuite, les magistrats, tout aussi présumés innocents, comprennent mal qu’à l’inverse de leur ministre, en cas de mise en examen, ils puissent immédiatement être suspendus par le Conseil supérieur de la magistrature (procédure d’« interdiction temporaire »). La défense du ministre cherchera probablement à polariser l’opinion sur la dissension entre les juges et leurs syndicats qui avaient accueilli sa nomination à la Place Vendôme comme une « déclaration de guerre ». A l’ère de médias de masse et des réseaux sociaux, ce narratif risque de soustraire au débat public les enjeux du conflit d’intérêts.
Dévouement au bien commun
Au-delà des postures, cette affaire pose la question de la responsabilité politique des ministres, véritable impensé dans notre culture démocratique. Il faut le redire : il n’y a pas, dans notre pays, de mécanisme de mise en jeu de la responsabilité politique des ministres. Ceux-ci sont jugés sur leur efficacité (« un ministre se juge à ses résultats ») et leur légitimité électorale (« je suis légitime, car nommé par l’élu du suffrage universel »).
Or, cela ne suffit plus pour vaincre la défiance croissante envers la classe politique. La corruption, ces dernières années, a brisé la fiction d’une élite vertueuse incarnant la volonté générale. Dans un monde dominé par les interférences privé/public, où les ministres sont choisis pour leurs compétences professionnelles, les conflits d’intérêts se multiplient et touchent le noyau éthique de la responsabilité politique. Le service de l’Etat – on le sait depuis Montesquieu [1689-1755] – repose en effet sur la vertu politique, c’est-à-dire la mission de service public au détriment des intérêts particuliers. La construction de la confiance, signe d’un dévouement au bien commun, est à ce prix. A défaut, l’impartialité et l’objectivité de l’action publique sont compromises et la défiance s’installe.
La singularité d’un garde des sceaux, dans ce contexte, est qu’il vit un dédoublement fonctionnel. Il appartient simultanément à un gouvernement et représente une institution indépendante dont il est la voix dominante. Tout se passe comme si la séparation des pouvoirs traversait sa personne. S’il ne trace pas une frontière entre ses amitiés politiques (« la solidarité gouvernementale ») et la part judiciaire de sa fonction, la confusion peut s’installer. Comment se prémunir d’un risque de confusion dû à des antinomies aussi prégnantes ?
Interférences
Une responsabilité politique en situationdevrait être articulée à une éthique de prévention et non dépendre d’un choix purement personnel. « La déontologie et la prévention des conflits d’intérêts ne sont pas seulement une affaire de conscience individuelle ; elles sont une affaire d’organisation collective » (Rapport Sauvé, « Pour une nouvelle déontologie de la vie publique », 2011). Un ministre, comme un magistrat, ne doit être l’ami de personne. Il entre en contact avec autrui à travers l’institution qu’il représente. Ce qui signifie qu’il doit mettre entre parenthèses ses inimitiés et ses amitiés, y compris ses« amis de trente ans ». Il ne peut prétendre apprécier seul les risques de son action ou n’en répondre que devant des électeurs. L’autocontrôle ne peut suffire à endiguer le risque désormais chronique de telles interférences
Pour construire cette « organisation collective », la suppression de la CJR n’est qu’un préalable. Certes, une juridiction de droit commun éventuellement assortie d’un filtre des plaintes offrirait des garanties d’impartialité. Mais, à lui seul, le registre répressif ne saurait faire évoluer les mœurs politiques. La sanction purge la faute, mais laisse intactes ses causes. Faute de cadre institutionnel dévolu à la responsabilité des gouvernants, le juge pénal deviendrait l’unique contrôleur de l’éthique politique.
Pour éviter une pénalisation de la vie publique, la diffusion d’une culture déontologique permettrait de prévenir les risques et d’organiser des modes de gestion des situations de conflits. Ce qui suppose d’élever la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique au rang d’une institution de l’intégrité. A tout le moins, les gouvernants devraient méditer cette page des Essais de Montaigne [1533-1592],qui fut maire en des temps troublés, où l’on trouve cette note de sagesse : « Le maire et Montaigne ont toujours été deux d’une séparation bien claire. »
Denis Salas est magistrat, président de l’Association française pour l’histoire de la justice. Il est l’auteur de « La Foule innocente » (Editions Desclée de Brouwer, 2018) et du « Déni du viol. Essai de justice narrative » (Editions Michalon).
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