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RECRUTER SANS CV, POUR OU CONTRE ?

ARTICLE : Le recrutement sans CV est-il le futur du monde du travail?

Juliette Baëza — Édité par Thomas Messias — 21 novembre 2023 SLATE

Il est désormais possible de trouver certains emplois sans présenter son profil sur papier. Une méthode qui présente bon nombre d’avantages, et quelques inconvénients.

Formation, diplômes obtenus, expériences passées ou encore compétences: autant d’informations que résume le curriculum vitae, sésame des recruteurs pour embaucher leurs futurs salariés. Pourtant, de plus en plus d’entreprises décident de se lancer dans des méthodes innovantes pour constituer leurs équipes. Parmi elles, le recrutement sans CV ni lettre de motivation. Fini les bouts de papier classiques résumant les candidats à une feuille A4; ce sont désormais les aptitudes réelles qui sont mesurées à travers cette technique.

Récemment, l’enseigne de bricolage Castorama ou le groupe hôtelier Accor se sont notamment lancés dans l’aventure. Sans acquis particuliers, les prétendants à des postes de cuisinier ou de personnel de chambre étaient directement mis en situation réelle et évalués sur leur capacité à exercer en direct le métier.

«Nous les testons sur des simulations, détaille Nicolas Saint-Marc, directeur France des ressources humaines chez Accor, interrogé par France Info. Par exemple, nous leur demandons d’identifier sept erreurs sur une chambre qui a été normalement nettoyée. Quand vous êtes en service en salle, on peut aussi leur demander de dresser une table de la meilleure manière selon eux.»

Le recrutement sans CV regroupe en réalité une pluralité de méthodes, de ces mises en situation réelles à la méthode de recrutement par simulation (MRS) –qui fonctionne de la même manière mais par l’intermédiaire d’une interface digitale– en passant par des questionnaires à remplir ou des activités ludiques en compagnie des recruteurs.

«Le stade de l’emploi, mis en place par Pôle Emploi, est un dispositif innovant que j’aime beaucoup, indique par exemple Florence Saubatte, fondatrice du cabinet Altitud RH et spécialiste de la transformation du monde du travail. Des demandeurs d’emploi anonymisés partagent des activités conviviales avec des employeurs sur une journée, ce qui permet d’identifier certaines compétences et manières d’être, pour ensuite peut-être déboucher sur un recrutement.»

Plus question, donc, de se baser sur un parcours figé, mais sur la motivation des prétendants et leurs «soft skills», c’est–à-dire leurs compétences comportementales –comme la capacité d’adaptation, la créativité ou la résistance au stress.

Des employeurs aux abois

Si les entreprises jouent le jeu, c’est surtout qu’elles n’ont pas le choix. Selon l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, 200.000 postes de saisonniers étaient à pourvoir pour l’été 2023, et les candidats pas toujours au rendez-vous. Les métiers sous tension se multiplient, dans une société où le rapport au travail évolue et où les conditions de travail défavorables deviennent de moins en moins tolérées.

«L’avantage du recrutement sans CV, c’est d’attirer plus de candidatures, résume Florence Saubatte, qui assiste des entreprises dans leurs pratiques managériales et la fidélisation de leurs effectifs. Les problèmes de pénurie de main-d’œuvre ne vont aller qu’en s’accentuant, presque tous les métiers sont touchés désormais, donc il faut trouver de nouvelles méthodes de recrutement. Les candidats sont de plus en plus passifs: il faut aller les chercher, et ce type d’opération peut le permettre.»

Une vision partagée par Guillemette de Larquier, professeure en économie à l’université de Lille et chercheuse au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). «En éliminant le CV, les recruteurs vont peut-être retenir des gens sans faire de “sur-sélection” sur des critères un peu arbitraires, juge la spécialiste. Beaucoup de PME ont des difficultés à embaucher mais refusent des CV car elles les jugent décalés, alors que les candidats pourraient très bien faire l’affaire!»

Du côté des potentiels futurs salariés, s’affranchir du CV semble plutôt un avantage.

L’autre avantage pour les boîtes cédant au recrutement sans CV est un peu moins reluisant. «Il y a eu des opérations communiquées à grand renfort de réseaux sociaux, mais quant à vous dire si les entreprises les ont maintenues ou si c’était aussi un coup de marketing… Pour beaucoup c’est ça, il ne faut pas se leurrer», précise Florence Saubatte, qui exerçait auparavant en tant que DRH dans de grands groupes internationaux.

Le recrutement sans CV reste surtout un moyen efficace pour les employeurs de valoriser leur RSE (responsabilité sociétale des entreprises), dispositif visant à prendre en compte les enjeux sociaux et adopter une pratique éthique et inclusive, et en filigrane à redorer leur blason.

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Pourtant, il existe aussi des inconvénients à cette technique d’embauche pour les firmes qui l’expérimentent, et en premier lieu les erreurs de recrutement, qui entraînent un turnover constant dans les équipes. Afin d’éviter cet écueil, le recrutement sans CV exige une organisation structurée, pour permettre un casting cohérent et la mise en place d’un plan d’accompagnement après embauche.

Une autre limite de la méthode est liée au manque de variété des personnes sollicitées, qui sont souvent les mêmes. «Il faut trouver comment attirer les gens, constate Guillemette de Larquier. Souvent, les entreprises vont attirer les mêmes viviers, celui de Pôle Emploi par exemple, et ne disposent pas d’un vivier plus large ou qui se renouvelle.»

Une aubaine pour les candidats?

Du côté des potentiels futurs salariés, s’affranchir du CV semble plutôt un avantage. Si les trentenaires sortis d’écoles prestigieuses et avec quelques expériences solides dans leur cursus ne sont pas handicapés par leur CV, beaucoup d’autres sont au contraire limités par ce bout de papier.

«L’idée c’est d’éviter le tri à distance, un tri sur critères, sans que la personne ne puisse se raconter ou négocier, affirme Guillemette de Larquier. On ne discute pas avec le CV, il peut être très excluant.» Ainsi, les personnes qui ont des parcours complexes à expliquer, comme les seniors ou les candidats avec très peu d’expérience, sont d’office éliminées sur seule base de leur curriculum vitae.

«J’entends beaucoup d’entreprises qui refusent d’adapter leur recrutement sous prétexte que ça a toujours fonctionné comme ça.»

Florence Saubatte, spécialiste de la transformation du monde du travail

«Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi beaucoup de gens qui ne sont pas formés à faire un CV ou une lettre de motivation, rappelle de son côté Florence Saubatte. Le recrutement sans CV permet donc de passer ce filtre et d’encourager ces personnes à se lancer et à candidater.»

Surtout, l’absence de CV permet de limiter les préjugés et les discriminations liées au genre, à l’origine ou à l’âge. Une pratique encore trop souvent répandue dans les entreprises pour sélectionner les salariés.

Les désavantages semblent en revanche peu nombreux. «Il peut y avoir la peur pour certains candidats de ne pas savoir où ils s’aventurent, ni ce qu’on va leur dire», évoque Florence Saubatte. «L’inconvénient, c’est que l’interaction avec le recruteur peut mal se passer; ça, le recrutement sans CV ne l’enlève pas», ajoute Guillemette de Larquier.

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Encore du boulot

Bien qu’étant une méthode innovante pour attirer les candidats et répondre à un monde du travail en pleine mutation, le recrutement sans CV n’en reste pas moins limité. D’abord, par une majorité d’entreprises récalcitrantes aux bouleversements du marché du travail. «C’est une pratique assez récente, qui date d’une dizaine d’années, notamment parce qu’on a du mal à faire bouger les façons de recruter en France, soupire Florence Saubatte. J’entends beaucoup d’entreprises qui refusent d’adapter leur recrutement sous prétexte que ça a toujours fonctionné comme ça. Il y a encore du boulot.»

Selon la spécialiste, il demeure un travail de pédagogie conséquent à effectuer auprès des employeurs afin de leur faire comprendre que le monde du travail n’est plus le même. Guillemette de Larquier reproche quant à elle un manque d’intermédiaires à Pôle Emploi pour expliquer aux entreprises les options de recrutement qui s’offrent à elles.

La question est plus délicate pour les professions qualifiées.

La chercheuse juge également qu’une des entraves à la généralisation des embauchessans CV reste son coût. «Le recrutement sans CV augmente, oui, mais est-ce que les entreprises ont les moyens de le faire pour que ça s’impose comme une norme? Ces opérations sont très coûteuses: enlever le CV pour privilégier le contact demande de l’organisation et revient plus cher. Mais quand le recrutement devient difficile, il faut parfois y mettre de l’argent.»

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La démocratisation de cette méthode se heurte surtout aux limites de qualification. Alors que le recrutement sans CV fonctionne pour les métiers peu qualifiés, sans nécessité de prérequis techniques, la question est plus délicate pour les professions qualifiées. «Selon moi, c’est plus difficile parce qu’il y a des métiers qui demandent des compétences très précises, on ne peut pas faire n’importe quoi. Ou alors il faut avoir toutes les batteries de tests techniques derrière.»

Selon Guillemette de Larquier, la pratique est malgré tout généralisable. «Est-ce qu’on pourrait recruter des cadres comme ça? Je n’en suis pas sûre. Ceci dit, il y a quand même pas mal de métiers pour lesquels ça fonctionne, si l’on y réfléchit un peu.» Les deux expertes s’accordent toutefois sur la nécessité de lier plusieurs acteurs afin de rendre le recrutement sans CV possible et espèrent un développement de la pratique, pour que chacun ait sa chance dans la jungle de l’emploi.

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