
« Et Dieu rappela la femme »
L’icône du cinéma vient de disparaître à 91 ans. De la jeune fille de Passy à la pasionaria des animaux, en passant par la star absolue, B.B rima avec liberté.
ARTICLE – Brigitte Bardot est morte
PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN Journaliste Publié le 28/12/2025 LE POINT
Bardot vient de mourir. N’était-elle pas déjà un peu morte ? Difficile de survivre à son mythe, même en restant recluse, sinon pour ressurgir pour des coups de gueule qui fleuraient bon la droite extrême. Le sex-symbol « indigne » était devenu une vieille dame indignée. Sunset Boulevard à La Madrague. La gloire est pour les femmes une tunique de Nessus : les grandes stars – Garbo, Dietrich, la Callas – ont fini seules, cachées, ou se sont suicidées, Marilyn, Romy…
Quand a-t-elle commencé à mourir ? Peut-être dès ce jour de 1958 : après une énième couverture de Paris Matchoù on la vit à quatre pattes ou marcher pieds nus en minishort, zyeutée par des centaines de badauds devant la mercerie Vachon, à Saint-Tropez. Elle est là ! Accessible. Car elle fut la première star accessible à l’ère de la culture de masse et des mass media. Qui ressemblait presque à tout le monde, en tout cas à une jolie fille des beaux quartiers. On baisse le rideau de fer, on appelle la police, elle est exfiltrée sous les insultes : ordure, salope…
Mais une femme tend son bébé pour qu’elle le touche. « J’étais le diable et Bernadette Soubirous », dira Bardot, dont ce fut la dernière échappée libre. « C’est le diable ! » s’était en effet écrié le patron de la Commission de contrôle des œuvres cinématographiques, qui avait exigé un quart d’heure de coupes sur Et Dieu… créa la femme. « Et le diable inventa Bardot », ajouta aussitôt, pour un spot radio, son réalisateur de mari, le malin Roger Vadim.
Avant le diable, il y eut le diablotin. Ou le papillon. Car elle incarna aussi un nouveau bonheur d’être femme. De quoi BB était-elle le nom ? « Liberté », répondait Frédéric Mitterrand. Une liberté qui s’inventa au fil des ans. L’état civil la fait naître en septembre 1934, mais sa biographe Marie-Dominique Lelièvre lui a préféré une autre date de naissance : 1942. Petite danseuse de 8 ans au cours Bourgat à Passy, les bras en couronne au-dessus de la tête, elle fixe d’un air grave l’objectif : « Ma première photo d’artiste », dira-t-elle.
Avec la danse, elle oublie que sa mère, qui espérait un garçon, la trouve laide, qu’elle porte un appareil, des lunettes, car elle est aveugle de l’œil gauche et le restera toute sa vie. La jolie fille de la famille, c’est la cadette, Mijalou. Brigitte est le vilain petit canard boiteux. À l’heure où Simone de Beauvoir explique qu’on ne naît pas femme, qu’on le devient, Bardot, qui n’est pas belle, s’apprête à le devenir. Pendant sept ans, elle se construit un corps, un admirable port de tête, une vivacité, une nuque majestueuse. « J’étais une autre moi-même », dira le papillon qui va bientôt s’extraire de sa chrysalide.
Un modèle
Quel fut le déclic ? Il y a les chapeaux de sa mère : en mal de vie d’artiste, cette grande bourgeoise frivole et froide les redessine pour les présenter à ses amies. Brigitte sert de modèle, très fraîche, très nature, ce qui revient aux oreilles d’une collaboratrice de la rédactrice en chef du Jardin des modes. Ce sera sa première photo publiée. Mars 1949 : elle n’a pas 15 ans.
Quelques mois plus tard, elle croise Hélène Lazareff, la puissante patronne de Elle. Minois de chatte, col Claudine, tasse de thé, regard fiché droit vers le lecteur : c’est sa première photo dans le nouveau magazine féminin. Ne jamais oublier : BB est une enfant de la presse. Le producteur Pierre Braunberger – dix ans plus tard, il produira les débuts de la nouvelle vague – la remarque et en parle à deux jeunes amis : Marc Allégret et son assistant Roger Vadim. Ils la convoquent avec sa mère, qui la pousse à percer : la poupée de cette femme, dans son enfance, ne s’appelait-elle pas Brigitte ? Les deux larrons amateurs de boutons de rose ont un scénario en cours, Les lauriers sont coupés, pour lequel ils ont déjà auditionné en vain deux inconnues qui ne vont pas le rester longtemps : une certaine Audrey Hepburn et Leslie Caron.
Ils ont un faible pour le joli minois de Brigitte. Comment ne pas craquer ? Une fille de bonne famille qui deviendra une bombe. Et cet accent traînant qui est celui de Neuilly-Auteuil-Passy. Les lauriers… restent lettre morte, mais la rencontre n’est pas perdue pour Vadim, qui en fait sa maîtresse et la case dans les navets des autres. Pour ses débuts, Le Trou normand, elle refuse d’embrasser le jeune premier, Roger Pierre, parce qu’elle « n’embrasse que [s]on fiancé » – l’assistant, Vadim, qui la dévore des yeux. Du caractère, déjà.
Dans le deuxième film, Manina, la fille sans voiles, elle est Manina et sans voiles sur l’écran comme sur les affiches. Son père, industriel et poète à ses heures perdues, à qui une voyante a prédit que son nom voyagerait dans le monde entier, est scandalisé et saisit la justice pour faire retirer les affiches. Au Maroc, où le film sort en avant-première, un prêtre de Casablanca fulmine en chaire. La bombe est amorcée, on n’est qu’en 1953. Brigitte n’est pas encore BB mais la mèche est prête à prendre feu. En premier lieu à Cannes, Minotaure de starlettes. Vadim, qui travaille aussi à Paris Match, y a ses entrées. Premier étage de la fusée : 1952. Maurice Bessy, le directeur du très puissant Cinémonde, attend en vain pour la couverture de son journal les deux stars érotiques du Festival, Gina Lollobrigida et Ulla Jacobsson. Elles sont en retard. Il se rabat sur cette jeune Parisienne de 17 ans, visiblement consciente de ses atouts.
Aplomb et spontanéité
L’année suivante, c’est l’émeute sur le porte-avions Midway, qui mouille en baie de Cannes. Au milieu des invités de marque – Gary Cooper, Silvana Mangano, Olivia de Havilland –, elle apparaît en robe de petite fille… et les marins de jeter leurs bonnets. Comme le rapporte Jean-Claude Lamy dans Et Dieu créa les femmes, Marcel Pagnol, qui sera président du jury en 1955, n’est pas en reste : la voyant se lever en bikini sur la plage, il a cette remarque physiologique : « Les starlettes dessinent des cœurs sur le sable avec leurs petites fesses. » À Venise, toujours en 1953, au milieu de starlettes en folie, Kirk Douglas voit surgir une bombe qui hurle son nom : « Keerk ! Keerk ! » « Elle vient de jouer un tout petit rôle avec lui dans un film.
Pour l’heure, toujours placée, jamais gagnante. Vadim fait le forcing pour qu’elle figure dans Si Versailles m’était conté, dont tout le cinéma français veut être. Elle arrive avec Vadim sur le tournage, elle veut apprendre ses répliques. Guitry me répond : “Elle les saura assez vite”, se souvient Gérard Renateau, l’assistant de Guitry. Elle n’a qu’une ligne : demoiselle promise à Louis XV, elle lui déclare : “Sire, j’ai 17 ans.” Le monarque : “Alors, vous pouvez bien attendre une heure.” Vadim a fait la gueule, Bardot l’a bien pris. » À défaut de répliques mémorables, elle se fait remarquer par l’aplomb et la spontanéité de ses réponses aux journalistes. Florilège à Londres, lors de la conférence de presse de Rendez-vous à Rio, que Lelièvre rapporte dans sa biographie : « Quel est le plus beau jour de votre vie ? – Une nuit. – Quelle est la personnalité que vous admirez le plus ? – Sir Newton. Il a découvert que les corps pouvaient s’attirer. – Pourquoi ne portez-vous pas de rouge à lèvres ? – Ça laisse des traces. » On dirait du Marilyn. Des traces, elle va bientôt en laisser, en son nom.
En 1956, Vadim peut enfin faire exploser le cocktail concocté pour elle. Curd Jürgens, la vraie vedette au départ d’Et Dieu… créa la femme, se souvient de leur première rencontre au Fouquet’s : « Je n’ai jamais revu une démarche pareille. » Bardot se déhanche tout en rebondissant. Une fille sur ressorts. Une grâce de danseuse, mais aussi de la maladresse. Mais si elle ne voit rien de l’œil gauche, elle n’est pas manchote.
Marilyn et Bardot : les deux sex-symboles du siècle n’y voyaient rien. Elles furent dévorées des yeux. Ajoutez la chevelure en cascade, qui souligne sa désinvolture, et l’on a envie de la suivre à l’aveugle. Pour l’heure, elle va tourner à Saint-Tropez, qu’elle connaît bien, puisque ses parents y louent une maison depuis la fin des années 1940. À 15 ans, elle y jouait avec une jeune Niçoise qui allait devenir Michèle Mercier : Angélique et BB à la plage… Vadim, qui prépare son coup depuis quatre ans, la veut « nature », sans maquillage. De cover-girl, elle devient fauve.
Un Brando – son ami américain – au féminin. Il recycle ses expressions à elle, comme le fameux : « Quel cornichon, ce lapin ! » Deux scènes vont mettre le feu aux poudres : la danse folle du mambo, souvenir d’une transe qu’elle avait eue lors d’une fête à Cannes ; et le drap dont elle s’enveloppe en revenant à la table de ses beaux-parents, après avoir fait l’amour en plein jour avec Jean-Louis Trintignant : « Il va beaucoup mieux », dit-elle simplement. À la fin du tournage, Jürgens demande que le nom de Bardot soit mis au-dessus du sien. Beau joueur, il a compris. « Tu seras le rêve impossible des hommes mariés », lui avait prédit Vadim. Les épouses sont prévenues.
Moderne
Débute ce que Bardot désignera dans ses Mémoires comme la période la plus belle, la plus intense, la plus heureuse de sa vie : les quelques mois avant la sortie du film en décembre 1956. Elle est encore (relativement) anonyme, libre, insouciante. Elle est surtout très amoureuse de son partenaire, Trintignant. Une idylle que Vadim a vue naître sous ses yeux et qu’il a facilitée, malgré sa jalousie, pour le bien du film. Trintignant, lors de leur première rencontre, elle l’avait pourtant trouvé tarte, moche : « Vous ne pourriez pas m’en trouver un autre ? » demande-t-elle.
Elle a visiblement changé d’avis, appliquant à la lettre le personnage de son film : libre d’aimer qui elle veut, quand elle veut. La créature échappe à son pygmalion. Elle sera la femme qui aimait les hommes. Simplement. Tranquillement. Ou presque. Trintignant part au service militaire ; quand il revient en permission, il la trouve au lit avec Gilbert Bécaud. « Donne-moi un million, sinon je te tue », hurle-t-il au chanteur, qui cède. Scène de la vie quotidienne d’une femme moderne qui, lâchait Vadim, avait « le don de l’infidélité ». Passionnée, elle se suicide quelquefois, tombe amoureuse mille fois. Et Dieu… créa la femme est un succès. Pas un triomphe. Mais la bombe revient en boomerang des États-Unis, qui délirent. « Depuis la statue de la Liberté, qui domine New York, aucune Française n’a projeté un tel faisceau de lumière sur les États-Unis », écrit Life.
Qu’est-ce qu’ils lui trouvent tous ? Ce n’est pas une vamp sophistiquée, ni une femme fatale. Mais une femme vraie, au naturel, parfaitement consciente, par ailleurs, de son image. À partir de 1957, chacun y va de son analyse. Jean Renoir y voit un modèle de son père. Pour Roland Barthes, qui la compare à une chienne, elle incarne « un érotisme dépouillé de tous ses attributs faussement protecteurs qu’étaient le semi-vêtement, le fard, l’allusion, la fuite ». Droit au but. L’immédiateté comme raison d’être et de vivre.
Pour Godard, Truffaut et tous les jeunes loups qui la brandissent comme porte-étendard, elle est le symptôme d’une France nouvelle, jeune, qui entend faire table rase du passé. Une France propre, hygiénique, sans mémoire, avec une femme qui efface la souillure laissée par la guerre sur le corps des Françaises, ajoute Barthes. Plus largement, Lucien Bodard, dans Les Plaisirs de l’Hexagone, voit dans cette nouvelle Ève l’icône d’une nouvelle ère : « Le cul est désormais la vérité, la morale… Le cul, c’est la civilisation nouvelle lancée à Saint-Tropez par Vadim le prophète avec le corps de Bardot. »
Désormais, elle n’a que des voyeurs ou des censeurs. Le Vatican s’étrangle. « Elle pourrait inciter un archevêque à donner des coups de pied dans un vitrail », écrit joliment un Anglais. En 1958, à la Mostra de Venise, de petits avions tracent les courbes de ses initiales. BB dans le ciel : une déesse. À New York, plus tard, on frôle le piétinement. Un flash au magnésium manque de la rendre aveugle. L’attroupement à Cannes en 1967 sera le moment de folie furieuse de l’histoire du Festival. Comme Antoine Pinay, bien informé – il est ministre des Finances –, le lui glisse à l’oreille en 1958, elle rapporte à la France plus de devises que la Régie Renault.
Une beauté qui fait peur
Ambiguë : sa beauté fait peur, scandalise, alors on la monétise. Ce que Mauriac, qui guette ses apparitions à la télé, exprime en termes plus qualitatifs : « Ce qu’on voit de la France, c’est aussi ce que Brigitte Bardot en montre. Cette vision m’oblige à m’interroger sur l’érotisme public, officiellement supervisé, contrôlé et distribué par le ministère de l’Information. » Comment pourrait-il en être autrement ? Bardot fera quarante fois la couverture de Elle, cent sept fois celle de Paris Match – seule Diana fera mieux – et soixante-quatorze fois celle de Jours de France, qui tirent alors chacun à plus d’un million d’exemplaires.
Enfant incestueuse du cinéma et de la presse – Pierre Lazareff, l’homme le plus puissant de France avec de Gaulle, sera le parrain de son fils –, Bardot est enfermée par ces titres dans une image rassurante. Brigitte va au Salon de l’auto avec Floride, la dernière Renault. Brigitte chine. Brigitte décore sa maison. Brigitte regarde la télévision. On met un licol à la dévergondée, sujette à une double contrainte : d’un côté, impossible pour elle de se passer de l’œil de Big Brother, qui l’a faite ; de l’autre, elle le maudit. Surtout quand, fin 1959, deux cents journalistes planquent jour et nuit, en bas de chez elle, pendant trois mois, attendant qu’elle accouche. Lors de sa seule sortie, déguisée, par la porte de service, elle est bloquée dans le local à poubelles et doit remonter chez elle. Elle essuie les plâtres d’une intrusion maximale dans une vie privée qui, jusqu’à la loi du 17 juillet 1970, n’a pas encore droit en France au « respect ». Le cas Bardot aura fait bouger la loi. Car elle est pionnière en tout. Première à être violée dans son intimité. Première accouchée à être filmée dans sa chambre – la France y débarque avec Cinq colonnes à la une. Première aussi à « montrer qu’une femme pouvait mener une vie d’homme sans être une putain ». L’achat en 1958 de La Madrague – simple hangar à bateaux à l’origine – n’a d’autre raison d’être que de fuir une célébrité qu’elle a recherchée mais qu’elle ne maîtrise plus. De même commence-t-elle à s’entourer d’une équipe – maquilleuse, costumière, photographe, amis – qui établit un cordon sanitaire autour d’elle.
Et le cinéma dans tout ça ? Sa gloire n’a rien à voir avec la qualité de ses rôles, où l’on pourra remarquer qu’elle finit toujours par se soumettre. Fantasme des Français, elle continue à tourner par habitude, et non par vocation. Dans En cas de malheur (1958), elle s’amuse à jouer les souillons et à corrompre l’incorruptible Gabin, père-la-morale soudain vacillant devant son apparition dénudée. Dans La Vérité, elle échange des claques avec Clouzot. « Je veux une actrice », lui hurle-t-il à la figure. « Je ne veux pas d’un malade », lui répond-elle sur le même ton. Un partout, balle au centre, mais Bardot s’en va avec l’acteur Sami Frey, qui lui fait découvrir Mozart. Les films, c’est bien, les hommes, c’est mieux.
Une star traquée
Si elle espérait échapper à son mythe, le cinéma ne cesse de la renvoyer à ce qu’elle est devenue. Dans Vie privée, elle incarne une star traquée. Louis Malle et Jean-Paul Rappeneau, les scénaristes, réunissent une volumineuse documentation sur elle pour écrire le script : « C’est terrible, je deviens folle, je veux arrêter ce métier », nous racontait-elle, se souvient Rappeneau, encore ébloui par sa beauté.
Elle avait en effet, début 1961, annoncé qu’elle quittait le métier. Le tournage, chaotique, reflète la réalité – on insulte Bardot dans les rues de Genève, une bataille rangée a lieu en Italie entre les paparazzis et les membres de l’équipe. Godard, qui la voulait pour Une femme est une femme, la prend pour Le Mépris, car il a besoin d’argent pour le projet. Lors de leur première rencontre, ils n’échangent pas deux phrases : « J’étais terrifiée, je devais l’intimider », écrira-t-elle. Les rapports demeureront très courtois et distants, mais il faut gérer le cas Bardot, trois cents paparazzis italiens qui traquent « la Brigitta » autour de Cinecittà puis à Capri. Godard engage Roland Tolmatchoff, son ami d’enfance, pour qu’il serve de garde du corps à BB. Après l’excitation de tourner avec le cinéaste, la vedette, qui pleure l’éloignement de son chéri, Sami Frey, s’isole – dans le film comme en dehors du plateau.
« Je ne l’intéressais pas, elle ne m’intéressait pas. » Malgré ce jugement sévère de Godard, c’est cette interprétation distante que cherche le réalisateur. Même la scène culte où Bardot énumère, tel un blason, les différentes parties de son corps (« Tu les aimes, mes fesses ? »), ajoutée sur l’insistance du producteur américain, déçu qu’il y ait si peu de sexe – mais les scènes de nu sont tournées avec une doublure –, renforce ce mystère. Le Canard enchaîné se moque du « premier film tourné en Fesse-color », mais Le Mépris sera la seule rencontre réussie entre un film et le mythe Bardot. Il n’y en aura plus. Viva Maria !tourne au duel feutré, mais très médiatisé, avec Jeanne Moreau, au détriment de l’œuvre. Le cinéma, c’est lent et long. Il faut travailler, refaire la prise. Brigitte aime la rapidité, le mouvement, la première fois. Le cinéma est un pensum.
Une Marianne en or
La vie l’emporte à nouveau. En 1963, elle fuit au Brésil retrouver son nouvel amant, le joueur de cartes Bob Zagury. Quelques semaines de répit, puis la petite station où ils ont trouvé refuge, Búzios, se transforme en Saint-Tropez brésilien. Qui sera le prochain sur la liste ? Gunter Sachs, play-boy milliardaire. Une sorte d’alter ego. Il l’amuse, multiplie la surenchère. Elle l’épouse en 1966 pour en divorcer en octobre 1969. L’amusement n’a qu’un temps. Mais c’est avec lui qu’elle se rend à l’invitation élyséenne du 7 décembre 1968, où, apparaissant en hussard à col montant et brandebourgs, elle a droit à une des plus belles répliques du Général : « Chic, un militaire ! » Une certaine idée de la France annexe une certaine image de la France : les deux cohabitent, règnent ensemble. C’est vrai que « Brigitte, décidément, plaisait beaucoup aux militaires », souligne Claude Berri dans son film Le Pistonné.
Le conscrit Guy Bedos doit préparer pour son lieutenant, Jean-Pierre Marielle, la fête du régiment avec quelques artistes. « Mon lieutenant, je connais Brigitte Bardot », lâche Bedos. Mine interloquée de Marielle, qui lui offre un verre de whisky : « BB ! Ah, ça alors ! » À l’époque, elle est encore gaulliste. Cela vaut bien un buste (de Marianne), qui trône dans les mairies en 69, année érotique. On se jure fidélité sous le regard de la femme qui ne le fut pas toujours. Certains maires s’étranglent. En 1974, elle revêtira un tee-shirt moulant qui proclame : « Giscard à la barre. » Mais le militaire est devenue une femme engagée. Le 24 février 1968, elle reçoit une lettre de Marguerite Yourcenar, membre d’associations de défense des animaux. Elle sait que Bardot est intervenue en faveur des bêtes d’abattoir et attire son attention sur le massacre des bébés phoques dans les eaux canadiennes. Elle montre ainsi son chemin de Damas à une actrice qui vient de perdre sa chienne adorée et commence à acheter, par dizaines, des écureuils au marché du quai aux Fleurs pour mieux les relâcher.
BB est morte, Bardot débarque
« Elle ferait un jour une crise de mysticisme qu’il n’y aurait pas lieu d’en être surpris. On entrevoit en elle, à travers ses caprices, ses dévergondages, son matérialisme, une recherche de l’absolu digne d’inquiéter ceux qui bâtissent sur elle des plans trop longs », avait prophétisé dès 1958 le grand journaliste Raymond Cartier. Bien vu. L’écrivaine Violette Leduc aura le même pressentiment en 1966. C’est à elle que Bardot raconte l’histoire des écureuils. « C’est une affaire de libertés qu’elle achète, qu’elle offre ensuite. Bardot se demande si cette femme-enfant ne devrait pas maintenant sortir d’elle, disparaître. » Chose faite en 1973. « C’est fini, j’arrête le cinéma, j’en ai marre », déclare-t-elle à une journaliste de France-Soir qui recueille le scoop de sa vie. Le rideau est tombé. Son dernier rôle sera celui d’une fée Clochette. « Il y a des moments où j’ai envie de courir chez un chirurgien esthétique pour qu’il me change le visage. » Bardot n’ira jamais. Toujours nature. Tout au plus peut-on le dissimuler.
En 1987, pour mieux solder les comptes, et pour financer sa fondation, elle vend tous ses objets chez Drouot : la toile de Marie Laurencin qui l’avait portraiturée à dix ans, ses formes en violoncelle par Arman, la robe de son mariage avec Vadim… Tout doit disparaître. Bernard Pivot achète son stylo Cartier et huit flûtes de champagne à ses initiales.
Comme la fin sera longue à venir. Plus de quarante ans au cours desquels les bateaux auront emmené en pèlerinage les touristes devant La Madrague. Guy Béart avait raison : « Je croyais que tout commence / Au village des romances / Vois-tu je m’étais trompé / Tout finit à Saint-Tropez. » Bien troublée en ce XXIe siècle, la France, qu’elle avait fini par vomir, comme Delon, vient de perdre son mythe du XXe.