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Passe sanitaire : « Se dépasser soi-même pour les autres ». Emmanuel Hirsch

ARTICLE

Passe sanitaire : se dépasser soi-même pour les autres

5 AOÛT 2021 Emmanuel Hirsch

Avons-nous appris de la complexité des circonstances ?

Si le passe vaccinal était exigé pour maintenir le cours ordinaire de son existence – ce qui justifierait alors d’identifier les conséquences discriminatoires de mesures dès lors contestables – l’objectif et ses applications en pervertiraient l’usage.

Le « retour à la normal » proclamé comme un  slogan afin de nous donner à croire que la crise sanitaire était maîtrisée s’est périmé en quelques semaines. L’obligation vaccinale indirectement prescrite par l’extension du passe sanitaire aux domaines du quotidien qui deviendraient inaccessibles à ceux qui en refusent les contraintes, est-elle la mesure qui permettrait de conjurer une menace dont on évite encore de cerner et de révéler l’ampleur ? Ne représente-t-elle pas aussi le signal précurseur d’autres dispositions d’ordre public qui risqueraient de s’imposer dans l’urgence de résolutions inévitables, si nous ne parvenions pas à atténuer notre exposition à un risque dont la gravité et la persistance semblent se confirmer ?

La menace pandémique justifierait-elle que de manière progressive et inéluctable nous apprenions à consentir à des compromis qui, mois après mois, évideraient la vie démocratique des valeurs qui la constituent ? Avec pour visée, quelle puisse survivre quoi qu’il en coûte, y compris en y perdant ce qui fonde l’unité de la nation et en y risquant, outre la division et la dissidence, une contestation politique qui pourrait ne pas être surmontable ?

Les points de vue des instances représentatives consultées par le Premier ministre ces derniers jours sont majoritairement favorables à l’obligation vaccinale des professionnels intervenant auprès de personnes en situation de vulnérabilité ou dans une promiscuité justifiant des procédures strictes. Faute de propositions alternatives, si le souci de préserver le juste équilibre entre les libertés fondamentales et les impératifs sanitaires est invoqué pour éviter tout excès règlementaire, les marges d’action sont elles aussi contraintes.

Aux règles de déontologie s’ajoute un engagement de réciprocité[1] dès lors, par exemple, que les personnes hospitalisées sont désormais sollicitées pour accepter un test PCR si elles ne sont pas vaccinées, et que les résidents d’EHPAD ont été incités de manière assez persuasive à une vaccination dès le mois de décembre 2020.

Si le passe vaccinal était exigé pour maintenir le cours ordinaire de son existence – ce qui justifierait alors d’identifier les conséquences discriminatoires de mesures dès lors contestables – l’objectif et ses applications en pervertiraient l’usage. La mécanique s’étant intégrée de la sorte à un mode d’organisation et de contrôle de la vie sociale, il serait difficile d’en contester le caractère normatif et les déterminants dans l’existence de chacun d’entre nous.

Si des mesures de santé publique s’imposent dans l’urgence faute d’avoir su donner à comprendre les enjeux démocratiques d’une mobilisation contre la Covid-19, il importerait désormais de s’inscrire dans une stratégie cohérente, exigeante et juste sur un long terme. La ramener à l’option principale du passe sanitaire sans tenter d’explorer d’autres modes d’intervention et de prévention, n’est-ce pas quelque peu simplificateur alors que nous aurions dû apprendre que nous étions confrontés à la complexité.

La seule possibilité d’atténuer la menace et d’éviter le pire ?

Il n’est rien de démocratique dans une pandémie. Ce qui peut l’être c’est notre mobilisation pour la juguler.

Il n’est rien de démocratique dans une pandémie. Ce qui peut l’être c’est notre mobilisation pour la juguler.

Personne ne sait à ce jour ce qu’il en sera de l’évolution de la pandémie, et nous éprouvons déjà des difficultés à en évaluer les multiples impacts humains et sociétaux.

Il était imprudent d’envisager une pause sanitaire cet été, même si l’acceptabilité de la société sur le long cours constitue une donnée qui détermine la stratégie politique. Et si nous disposions d’un temps d’atténuation des tensions, ne devions-nous pas y trouver l’opportunité d’analyses rétrospectives afin d’apporter les correctifs nécessaires aux adaptations rendues nécessaires par une crise qui se chronicise.

La période estivale est habituellement favorable au retour sur soi, au ressourcement, aux échanges, à l’ouverture culturelle. Si certains d’entre nous ont pu se retrouver dans l’expression de leur créativité et l’exercice de leurs passions, d’un point de vue collectif la réflexion imposée a fait irruption en plein mois de juillet : elle concerne le passe vaccinal au regard du respect de nos libertés.

C’est paradoxalement parce que nous avons le privilège de disposer dans notre pays de vaccins préventifs dont, le 21 juillet 2021, un article du NEJM (New England Journal of Medicine) démontre l’efficacité, y compris sur le variant Delta, qu’est suscité en terme de liberté individuelle le débat relatif au choix d’être ou non vacciné. Qu’en serait-il de nos libertés fondamentales si ce recours ne nous était pas proposé comme c’est le cas dans les pays à revenu faible ou intermédiaire. À ce jour, seules 13,5 % des populations dans le monde ont pu accéder aux 2 doses de vaccins !

Pour le VIH-sida il aura fallu attendre plus de dix ans pour disposer en 1996 des premiers traitements antirétroviraux efficaces. À ce jour aucun vaccin n’a pu être développé. Aux 36,3 millions de victimes depuis le début de cette autre épidémie s’ajoutent plus de 680 000 décès chaque année.

Nous pourrions regretter dans les prochaines semaines le temps où notre liberté était de pouvoir agir contre la pandémie, et d’être utilement associés à la mobilisation vaccinale. Le souci du bien commun, l’exigence de justice et de sollicitude à l’égard de tous, ne peuvent-ils pas justifier une capacité d’acceptation de règles d’action considérées, pour un temps donné, comme la seule possibilité d’atténuer la menace et d’éviter le pire ?

La loi relative à la gestion de la crise sanitaire[2] marque-t-elle une inflexion attentatoire aux valeurs et aux principes démocratiques ? Depuis les annonces du président de la République du 12 juillet, la concertation et les controverses ont enfin permis à chacun de prendre position, y compris en comprenant l’importance et l’intérêt d’être vacciné.

La stratégie de réouverture énoncée par le chef de l’État le 29 avril posait de manière claire une méthode : « progressivité, prudence et vigilance[3]. » Manquait l’anticipation des circonstances imprévues d’une évolution pandémique imposant dans la précipitation des décisions politiques contraignantes qu’il aurait été irresponsable de différer.

L’enjeu présent est de faire unité autour du seul mode opératoire proposant une capacité démontrée de limiter les conséquences d’une pandémie qui défie jusqu’à certains de nos principes sans pour autant les abolir. Dans un avis du 16 juillet, le Conseil scientifique Covid-19 « constate que certaines dispositions prévues dans cette nouvelle loi peuvent générer des limitations des libertés individuelles mais peuvent permettre également de conserver une plus grande liberté pour le plus grand monde.[4] »

Viser la préservation d’un équilibre entre l’intérêt du plus « grand nombre » et « les limitations des libertés individuelles » est l’objectif que notre représentation nationale s’est fixée dans un contexte sanitaire transitoire. Il justifiera certainement des ajustements avant le 15 novembre (date retenue de fin de l’état d’urgence sanitaire). Rien ne nous assure en effet que les tensions à la fois d’ordres sanitaire et social ne provoqueront pas des circonstances de nature à déstabiliser nos résolutions. C’est pourquoi l’exécutif doit enfin envisager les dispositifs permettant de mieux impliquer la société dans les arbitrages qui engagent la cohésion nationale. La recherche d’un consensus est un objectif que le parlement est parvenu à atteindre, parfois à l’encontre de certaines des préconisations du gouvernement. Toutefois il nous faut créer les conditions d’un débat public repensé dans sa forme et sa portée politique, afin que la diversité des points de vue argumentés puisse bénéficier d’une audience publique et enrichir notre intelligence collective.

Intégrer à la décision le doute et le souci profond de ce que notre société est, ainsi que de ce qu’elle peut

Demain, nous pourrions ne plus avoir la liberté (ou le choix) d’accepter le sur-risque auquel nous exposent collectivement ceux qui s’opposent la stratégie vaccinale et le recours au passe sanitaire. C’est pourquoi de tels enjeux prennent une portée éthique et politique, au-delà d’un impératif sanitaire et d’une exigence de justice.

Les personnes qui refusent par intime conviction la prévention justifiée d’une maladie qu’elles pourraient éviter, assument une responsabilité pour elles-mêmes. Leur choix n’a pour conséquences pour la collectivité que le coût de l’éventuelle prise en charge de leurs traitements à travers la solidarité nationale.

Au regard des aspects non négligeables des engagements à consentir dans toute mesure de prévention, la perception, l’évaluation et l’acceptabilité du risque influencent les choix individuels. Selon quels critères et à quel seuil dans l’échelle de gravité, estime-t-on qu’un pari n’est plus tenable, voire que l’obligation devrait s’imposer au regard de l’intérêt supérieur de la nation ?

Si la Déclaration d’Helsinki évoquée par les personnes opposée à leur inclusion dans l’expérimentation en cours des différents vaccins développés contre le SARS-Cov-2, énonce que « dans la pratique médicale et la recherche médicale, la plupart des interventions comprennent des risques et des inconvénients », dans ce même article 16 elle précise : « une recherche médicale impliquant des êtres humains ne peut être conduite que si l’importance de l’objectif dépasse les risques et inconvénients pour les personnes impliquées.[5] » C’est au regard de « l’importance de l’objectif » que chacun doit se prononcer en conscience, tant dans une approche de la réalité immédiate que de ses conséquences à long terme pour soi et les autres, sur le territoire national comme au plan international. Ce dépassement de soi pour les autres me semble l’enjeu d’un discernement et d’une concertation qui puissent nous élever réciproquement au-delà de considérations immédiates individualistes. Il nous faut soutenir une perspective et donc une exigence qui n’équivalent pas au renoncement à ce qui nous est essentiel, mais au contraire nous légitime dans l’affirmation volontaire d’un engagement nécessaire : celui qui honore les valeurs auxquelles nous sommes attachés.

À ce jour, 4,136 millions de personnes sont mortes dans le monde du Covid-19 ; 192 millions ont été contaminées. Dans son rapport du 2 juin « Emploi et questions sociales dans le monde. Tendances 2021[6] », l’Organisation internationale du travail évalue à 114 millions le nombre de pertes d’empois consécutifs à la pandémie.

Estimer que refuser la vaccination préserve son intégrité et permet à une stratégie individualiste de conjurer l’inéluctable, relève d’une opinion parfois assimilée à la pensée magique. La réfuter d’emblée et la considérer irresponsable car contraire à la rationalité des arguments produits dans le discours des instances publiques, n’est toutefois pas acceptable. S’il convient de comprendre les résistances, d’expliquer et de convaincre afin d’éviter que les positions dissidentes s’assimilent à une contestation politique à l’égard de l’exécutif, ce n’est qu’en adoptant une méthode de gouvernance qui ait l’humilité d’intégrer à la décision le doute et le souci profond de ce que notre société est, ainsi que de ce qu’elle peut.

Demain, nous pourrions ne plus avoir la liberté (ou le choix) d’accepter le sur-risque auquel nous exposent collectivement ceux qui s’opposent la stratégie vaccinale et le recours au passe sanitaire. C’est pourquoi de tels enjeux prennent une portée éthique et politique, au-delà d’un impératif sanitaire et d’une exigence de justice.


[1] Il ne serait pas juste pour autant d’incriminer l’irresponsabilité des professionnels de santé ou du médico-social encore réfractaires à la vaccination. Depuis le début de la crise sanitaire ils ont assumé leurs missions de manière exemplaire, parfois au risque d’être contaminés faute de moyens de protections. Au même titre que les personnes en situation de vulnérabilité et de marginalité sociales, ont-ils disposés des données probantes appropriées, dans un contexte personnalisé, pour fonder en conscience un libre-choix ?

[2] https://www.vie-publique.fr/loi/280798-projet-loi-vaccination-obligatoire-pass-sanitaire-gestion-crise-covid-19

[3] « Une stratégie et un agenda de réouverture », Gouvernement Français, 12 mai 2021, https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/une_strategie_et_un_agenda_de_reouverture_mai_2021.pdf

[4] Avis du Conseil scientifique Covid-19 sur le projet de loi relatif à l’adaptation de nos outils de gestion de crise », 16 juillet 2021

[5] Déclaration d’Helsinki, Association médicale mondiale, 2013.
 Principes éthiques applicables aux recherches médicales sur des sujets humains, art. 16.

[6] https://www.ilo.org/global/research/global-reports/weso/trends2021/lang–fr/index.htm

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