
De l’intérêt des concepts de « grands basculements de population » et de « ségrégation résidentielle »
Voir une de nos publications sur ces sujets :
France Stratégie et l’Insee pris au piège quand ils décrivent les « grands basculements de population » et la « ségrégation résidentielle » ? https://metahodos.fr/2022/02/27/comment-un-rapport-de-france-strategie-est-detourne-pour-justifier-la-theorie-du-grand-remplacement/
PRESENTATION
La ségrégation résidentielle résulte à la fois du désir des groupes sociaux de vivre « entre soi », de l’exclusion de sous-populations de certains quartiers par les mécanismes financiers du marché locatif, et des politiques de logement social, en termes de concentration géographique des immeubles à loyer modéré et d’attribution de ces logements.
L’absence de ségrégation correspondrait à une répartition aléatoire de la population conduisant à des distributions spatiales identiques des divers groupes sociaux. Les écarts à cette situation de référence apparaissent à différents niveaux géographiques, entre les unités urbaines d’une part, entre les quartiers de chaque unité urbaine d’autre part.
Gregory Verdugo mesure ici la ségrégation résidentielle en France selon le pays de naissance et son évolution de 1968 à 1999, à partir de données des recensements de la population. Entre les villes, la ségrégation résidentielle a diminué ; à l’intérieur des villes, elle a plutôt augmenté entre les groupes définis par le continent ou sous-continent d’origine des immigrés. La concentration des immigrés dans les logements sociaux de certains quartiers des villes explique une grande partie de cette évolution.
Article – Extraits
Logement social et ségrégation résidentielle des immigrés en France, 1968-1999
Gregory Verdugo Dans Population 2011/1 (Vol. 66), pages 171 à 196
Les émeutes de 2005 en France ont mis en lumière les conditions de logement d’un grand nombre d’immigrés et de descendants d’immigrés vivant dans des logements sociaux en banlieue. À la suite de ces événements, de nombreux observateurs se sont penchés sur les conséquences de la ségrégation en France, soutenant notamment que la part la plus pauvre de la population, dont font partie certains groupes d’immigrés et leurs descendants, est de plus en plus concentrée dans des logements sociaux situés en zone périurbaine. Cependant, les recherches quantitatives sur l’évolution de la ségrégation ayant été relativement rares jusqu’à ce jour, les conséquences des politiques de logements sociaux sur la ségrégation spatiale n’ont pas été étudiées de manière approfondie. Sachant que la concentration d’immigrés est élevée dans certains quartiers à majorité de logements sociaux en banlieue (spécialement en France, mais de manière plus générale en Europe), le logement social est une source de préoccupation pour les politiques d’immigration.
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L’objectif est de mettre en lumière les aspects nouveaux et spécifiques de la ségrégation contemporaine des immigrés par rapport à 1968, notamment en soulignant les conséquences de l’augmentation de la proportion d’immigrés vivant en logement social observée sur cette période.
L’augmentation de l’offre de logement social en France durant les années 1960 et 1970 a été en effet suivie d’une croissance importante de la part des immigrés non européens vivant en logement social après les années 1980. Les proportions de certains groupes d’immigrés y sont plus élevées que celle des personnes nées en France : d’après le recensement de 1999, alors que 15 % des personnes nées en France habitaient en logement social, cette proportion était proche de 50 % pour les immigrés du Maghreb. Le fait de résider en logement social influence directement la localisation du lieu d’habitation des immigrés au sein des unités urbaines ; il peut même influencer leur localisation dans certaines unités urbaines plutôt que d’autres, pesant de ce fait sur divers aspects de la ségrégation.
L’article aborde deux aspects de la ségrégation spatiale :
- d’une part entre les unités urbaines,
- et d’autre part à l’intérieur de ces unités, c’est-à-dire au niveau du voisinage.
L’évolution de la répartition des immigrés entre les diverses unités urbaines permet de déterminer si leur concentration dans certaines a augmenté ou diminué pendant la période étudiée. La ségrégation des immigrés à l’intérieur des unités urbaines est étudiée en utilisant les caractéristiques moyennes du voisinage (Iris [1] de recensement de 1999) et les indices de dissimilarité entre les groupes d’immigrés dans les unités urbaines de plus de 50 000 habitants. Les indices de dissimilarité peuvent être interprétés comme indiquant la proportion de membres d’un groupe qui devraient changer de quartier pour que leur répartition soit homogène entre les différentes unités géographiques.
La première partie présente un aperçu de la littérature sur la ségrégation, en insistant sur les études concernant la France et l’Europe. La partie suivante décrit les données et les méthodes utilisées dans l’article pour mesurer la ségrégation à différents niveaux géographiques. En raison de l’influence du logement social sur la ségrégation, la troisième partie porte plus particulièrement sur l’augmentation importante de la proportion d’immigrés vivant en logement social durant les années 1980 et 1990. Enfin, la quatrième partie traite des différences de concentration des immigrés entre les unités urbaines et au niveau du voisinage au sein des unités urbaines.
I – La littérature sur la ségrégation des immigrés
Fondé sur l’approche de l’École de sociologie de Chicago, il existe un corpus important de travaux sur les tendances récentes et passées de la ségrégation aux États-Unis et au Canada concernant les groupes de revenus (Jargowsky, 1996 ; Massey et Fischer, 2003 ; Fong et Shibuya, 2000), les Noirs et les Blancs (Wilson, 1987 ; Farley et Frey, 1994 ; Cutler et al., 1999), et les minorités ethniques (Frey et Farley, 1996 ; Cutler et al., 2008). En revanche, il existe peu d’études quantitatives concernant les évolutions de la ségrégation en Europe continentale, et en particulier en France (Musterd, 2005).
Plusieurs travaux sur la ségrégation des immigrés en France ont néanmoins été publiés récemment, qui étudient un ensemble restreint de zones urbaines ou appréhendent un niveau géographique plus large que l’Iris au sein des villes pour élaborer les indices de ségrégation.
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À partir des données des recensements successifs, Safi a fourni l’une des premières études systématiques de l’évolution de la ségrégation en France entre 1968 et 1999. Mais elle a calculé les indices de dissimilarité en utilisant les municipalités au lieu des îlots, classiquement utilisés dans les études étrangères. Comme Safi le reconnaît, le fait que la taille des municipalités au sein des agglomérations françaises soit très variable rend ses résultats difficiles à interpréter et très dépendants des divisions politiques entre communes. En outre, elle a restreint son échantillon aux huit unités urbaines les plus importantes de France ; elle décrit un écart important entre le niveau de ségrégation des immigrés européens et non européens, ainsi qu’une diminution des indices de dissimilarité pour la plupart des groupes d’immigrés sur la période étudiée.
Préteceille (2009) a, quant à lui, analysé l’évolution de la ségrégation ethno-raciale entre 1982 et 1999 dans l’unité urbaine de Paris. Pour calculer les indices de dissimilarité, il a utilisé à la fois des quartiers parisiens (comprenant environ 5 000 habitants chacun) et des municipalités situées à la périphérie de Paris.
D’autres aspects de la ségrégation sont également de plus en plus étudiés, notamment son caractère temporaire ou permanent. Il est vraisemblable que la ségrégation est un problème moins important si elle est temporaire et qu’il existe une forte mobilité entre quartiers. Dans un travail récent, Pan Ké Shon (2010), à l’aide de données de panel, a étudié la mobilité des immigrés entre 1990 et 1999. Ses résultats indiquent une mobilité non négligeable dans le temps pour les immigrés habitant des quartiers défavorisés. Il a cependant montré que les immigrés non européens, en particulier les Africains, sont davantage susceptibles de rester dans des quartiers défavorisés que les non-Africains. Enfin, Fougère et al. (2011) analysent les écarts de probabilité de vivre en logement social entre différents groupes d’immigrés.
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Concernant le reste de l’Europe, l’impact du logement social sur la ségrégation a déjà été souligné par Musterd et Deurloo (1997) pour les Pays-Bas : leurs résultats indiquent des niveaux de ségrégation modérés à moyens. Ils montrent également de quelle manière le logement social renforce le regroupement des immigrés non européens dans les mêmes quartiers. Ils ont par exemple constaté que les modèles de concentration des Turcs et des Marocains à Amsterdam sont très proches. Musterd et al. (2008), en se fondant sur des données suédoises, ont mis en évidence les discriminations salariales subies par les immigrés habitant des zones à forte concentration d’immigrés.
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II – Données et méthodes
1 – Les données
Les données utilisées pour l’analyse empirique proviennent des recensements de 1968, 1975, 1982, 1990 et 1999. Les données des recensements de 1968 à 1990 utilisées dans l’article sont disponibles auprès du Centre Maurice Halbwachs. Pour les données du recensement 1999, nous avons pu utiliser le fichier original de l’Insee grâce au Centre d’accès sécurisé à distance. Le recensement contient des informations sur la nationalité et le pays de naissance qui permettent de différencier les immigrés des natifs.
Les logements sociaux désignent des logements appartenant à des organismes HLM (Habitation à loyer modéré) ou à d’autres bailleurs de logements sociaux (par exemple, logements détenus par les sociétés immobilières d’économie mixte – SEM) et qui sont soumis à la législation HLM pour la fixation de leur loyer. Les recensements après 1982 indiquent si le logement occupé est un logement social (tel que le définit l’Insee). Le taux d’échantillonnage pour les fichiers au niveau individuel est particulièrement important puisqu’il est de 25 % (20 % en 1975), ce qui permet d’étudier des sous-populations de petite taille telles que celles des immigrés à un niveau géographique relativement détaillé, sans craindre les erreurs d’échantillonnage qui affectent souvent le travail empirique sur l’immigration (Aydemir et Borjas, 2011).
Un immigré est défini, conformément à la proposition du Haut conseil à l’intégration, comme un individu né étranger à l’étranger, qu’il soit devenu français ou non depuis sa naissance. L’origine nationale des immigrés est déterminée selon leur pays de naissance. Par convention, un ménage est classé comme ménage immigré dès lors que le chef de ménage est un immigré. Les immigrés sont classés selon leur origine régionale (continent ou sous-continent, au sens des régions des Nations unies) et nationale. Pour des raisons pratiques, seuls sont décrits dans cet article les groupes les plus nombreux, à l’échelle des régions (originaires d’Europe, du Maghreb, du reste de l’Afrique, de l’Asie) comme des pays de naissance (Algérie, Maroc et Tunisie pour la région du Maghreb ; Italie, Espagne et Portugal pour l’Europe).
Par opposition, les natifs sont définis comme l’ensemble des personnes résidant en France, nées en France (étrangères, françaises dès la naissance ou devenues françaises) ou nées françaises à l’étranger.
Les indices de ségrégation sont sensibles à la définition du découpage géographique, qui détermine le nombre d’unités de base et le nombre moyen d’individus par élément du découpage (Massey et Denton, 1988). Dans la mesure du possible, nous avons essayé de rendre comparable sur la durée les indices de ségrégation du présent article. L’impact des modifications des frontières géographiques des unités urbaines et, en leur sein, des îlots du recensement a été limité en conservant les mêmes frontières pour les unités urbaines et en utilisant des îlots de taille similaire pour les différents recensements.
La frontière géographique la plus étendue utilisée dans cette étude est celle de l’unité urbaine. Les unités urbaines rassemblent des municipalités entre lesquelles il n’y a pas de discontinuités en termes de constructions et qui sont donc redéfinies par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) à l’occasion de chaque recensement [2]. L’une des caractéristiques intéressantes du système statistique français est que chaque municipalité a depuis 1945 un identifiant administratif unique, ce qui permet de construire des unités urbaines à frontières constantes au cours du temps. Les municipalités incluses dans les unités urbaines définies à partir du recensement de 1999 sont ainsi appariées et regroupées en unités urbaines à périmètre constant depuis 1968. Cette précaution évite que les résultats ne soient affectés par le changement des frontières des unités urbaines au fil du temps – problème rencontré avec les recensements des États-Unis et dans les études longitudinales de manière plus générale.
Afin que les données demeurent comparables dans la durée et pour les différentes villes, l’analyse ne porte que sur les unités urbaines de plus de 50 000 habitants chaque année (toutes les municipalités comprises dans ces zones, quelle que soit leur taille, sont incluses, soit entre 100 et 120 unités urbaines). L’exclusion des unités urbaines de petite taille n’est pas dommageable pour l’analyse de la ségrégation des immigrés, car la grande majorité d’entre eux vivent dans des grandes unités urbaines. En 1968, 63 % des immigrés (58 % des immigrés d’origine européenne et 79 % des immigrés d’origine non européenne) résidaient dans des unités urbaines de plus de 50 000 habitants. En 1999, ces chiffres sont passés à 72 % (respectivement 62 % et 82 %).
Les données géographiques infra-urbaines sont à accès restreint ou ne sont pas disponibles dans les fichiers à usage public des recensements de 1975, 1982 et 1990, l’analyse de la ségrégation à l’intérieur des villes ne porte de ce fait que sur les recensements de 1968 et 1999. Aucune information n’est par exemple disponible à un niveau géographique équivalent ou inférieur à un îlot dans les recensements de 1982 et 1990. Les frontières géographiques alternatives disponibles pour ces deux années ne sont pas définies de manière cohérente pour toutes les municipalités, et leur taille varie fortement selon leur localisation.
Pour étudier la ségrégation spatiale à l’intérieur des unités urbaines, nous utilisons l’îlot comme niveau géographique. L’un des problèmes posé par une étude longitudinale de ce type est que les définitions géographiques des îlots de recensement et des unités urbaines ont beaucoup changé entre 1968 et 1999. Dans le recensement de 1968, la taille des îlots disponibles est très variable, alors que le recensement de 1999 s’appuie sur des îlots homogènes d’environ 2 500 habitants [3]. Ces différences de nombre d’individus dans les îlots en 1968 pourraient affecter les comparaisons des résultats entre 1968 et 1999. Afin d’éviter ce problème, les îlots contigus de 1968 ont été regroupés pour créer des îlots de taille approximativement semblable à ceux de 1999. Les îlots isolés et non appariés, qui représentent 1,7 % de la population, ont été exclus de l’analyse (les détails de cette procédure sont disponibles sur demande). Ainsi, les îlots des deux recensements utilisés pour le calcul des indices de ségrégation ont des tailles comparables : les populations médiane et moyenne d’un îlot de 1999 (1968) sont respectivement de 2 488 (2 496) et 2 624 (2 703). L’échantillon final comprend 12 400 îlots pour 1999 et 8 599 pour 1968.
2 – Comment mesurer la ségrégation spatiale ?
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Afin d’évaluer le niveau de ségrégation au sein des villes, un premier moyen consiste à calculer la moyenne des caractéristiques du voisinage pour chaque groupe. Ces dernières constituent un indicateur simple et intuitif de ségrégation qui peut être calculé à partir de différentes variables. Le voisinage moyen décrit les quartiers tels qu’ils sont vus par chaque groupe de la population ; si les immigrés étaient répartis au hasard dans la population, les voisinages moyens seraient identiques pour tous les groupes. Les parts moyennes d’immigrés provenant des mêmes groupes nationaux et de groupes nationaux différents permettent ainsi de mieux comprendre l’évolution de la ségrégation entre groupes d’immigrés (Borjas, 1995).
Les caractéristiques moyennes du voisinage des unités urbaines ne conviennent cependant pas pour décrire la ségrégation spatiale entre les villes. Entre autres raisons, les caractéristiques du voisinage ne traduisent pas correctement certains aspects de la répartition des différents groupes d’immigrés dans les différents quartiers de chaque unité urbaine. Plusieurs mesures alternatives de la ségrégation spatiale ont été proposées dans la littérature, mais la plus utilisée est l’indice de dissimilarité. Cet indice fournit des résultats directement comparables avec les autres études et peut être interprété de façon intuitive. Formellement, l’indice de dissimilarité pour un sous-groupe G donné de la population peut être défini comme suit :
Dans cette formule, k est l’indice des unités spatiales divisant la population concernée, Greprésente le nombre total d’individus du groupe G, et Gk le nombre d’individus du groupe G vivant dans l’unité k ; N et Nk représentent les effectifs du reste de la population (effectif total et effectif dans la zone k). Une interprétation commune de l’indice de dissimilarité est qu’il représente la proportion de membres du groupe G (ou du reste de la population N) qui devraient changer de quartier pour que les deux groupes G et N se répartissent de la même manière dans les différentes unités géographiques. L’indice est donc égal à 0 lorsque deux groupes sont répartis de façon homogène dans les unités géographiques et à 1 lorsqu’aucun membre du groupe n’a d’unité en commun avec les individus qui sont en dehors du groupe. 2
Nous utilisons cet indice pour comparer la répartition de chaque groupe d’immigrés à celui du reste de la population ou deux groupes d’immigrés entre eux, soit entre les îlots au sein de chaque unité urbaine, soit entre les unités urbaines du pays. Les indices de dissimilarité au niveau de l’îlot indiquent le degré de ségrégation spatiale d’un groupe dans les quartiers par rapport au reste de la population. Suivant les travaux de Farley et Frey (1994), sauf indication contraire, la ségrégation de chaque groupe minoritaire est mesurée en l’opposant au reste de la population. De tels indices montrent la ségrégation absolue de chaque groupe par rapport à la population totale, et pas seulement l’ensemble des natifs. Sont également calculés des indices de dissimilarité entre groupes d’immigrés. Les indices de dissimilarité entre groupes indiquent si plusieurs groupes ont tendance à se rassembler dans les mêmes quartiers, et s’il existe une tendance accrue de plusieurs groupes à habiter les mêmes quartiers.
Pour les deux années de référence, l’indice est calculé en utilisant les indices de ségrégation calculés pour 114 unités urbaines appariées de plus de 50 000 habitants en 1999. Les indices de ségrégation de chaque groupe ont été obtenus en calculant un indice de dissimilarité moyen pondéré par la population du groupe immigré vivant dans les différentes unités urbaines. Comme souligné précédemment, les indices de dissimilarité sont sensibles au nombre d’individus pris en compte pour les calculer. Lorsqu’il y a peu de membres d’un groupe dans une ville, les indices de ségrégation peuvent être élevés, même si la répartition des individus est faite de façon aléatoire entre les secteurs (Massey et Denton, 1988). Les indices de dissimilarité élevés doivent donc être interprétés avec précaution dès lors que le nombre de membres d’un groupe est faible. En pratique, cet effet est peu important pour les groupes à large effectif, mais le problème peut être non négligeable pour les groupes de faible effectif. Par conséquent, pour calculer la dissimilarité moyenne de chaque groupe d’immigrés, seules les unités urbaines dans lesquelles chaque groupe compte au moins 500 individus (Cutler et al., 2008 ; Peach, 1996) sont incluses dans le calcul de la moyenne pondérée [4]. Enfin, pour calculer la dissimilarité moyenne entre deux groupes d’immigrés, les pondérations utilisées sont la somme des parts de chaque groupe dans les différentes unités urbaines (ici aussi, seules les unités urbaines dans lesquelles vivent plus de 500 personnes de chaque groupe ont été prises en compte).
III – Immigration et logement social en France
L’offre de logement social en France a très fortement augmenté dans les années 1960 et 1970 [5]. Le logement social a déplacé des individus vers des quartiers où ces immeubles furent construits et, par ce biais, a donc certainement influencé l’évolution de la ségrégation depuis 1968. Son influence sur la ségrégation des immigrés non européens est vraisemblablement importante, puisque les proportions de ces groupes vivant en logement social ont beaucoup augmenté au cours de la période étudiée.
L’année 1968 constitue un point de référence intéressant, car le stock de logements sociaux était faible à cette époque. Contrairement à aujourd’hui, la proportion d’immigrés vivant en logement social (ou taux d’accès des immigrés au logement social) était probablement négligeable, sachant que leur accès était sévèrement restreint avant les années 1970. Pinçon (1976) a montré qu’en 1968, seuls 5,5 % des travailleurs étrangers de l’unité urbaine de Paris habitaient des logements sociaux, contre 15,3 % des natifs [6].
À l’origine, les constructions de logements sociaux n’étaient pas liées aux besoins des immigrés, ce qui explique leur faible taux d’accès dans les années 1960 et 1970. En effet, jusqu’aux années 1970, les politiques de logement concernant les immigrés visaient les migrants masculins célibataires, en offrant des logements dans des bâtiments avec dortoirs collectifs appelés « foyers Sonacotra » (Weil, 2005, p. 51), empêchant ainsi tout regroupement familial. Jusqu’au milieu des années 1970, les autorités nationales considéraient que l’immigration des Maghrébins et des autres Africains était temporaire, et le gouvernement tenta explicitement de décourager le regroupement familial. L’ accès des immigrés aux grands ensembles était donc fortement restreint. En conséquence, de nombreux immigrés habitaient dans des bidonvilles situés à la périphérie des zonesurbaines [7]. À partir de 1970, le gouvernement décida d’éliminer les bidonvilles d’immigrés, l’accès de ces derniers aux logements sociaux fut progressivement autorisé et le regroupement familial facilité (Weil, 2005, p. 55).
Après les années 1970, la part d’immigrés vivant en logement social a fortement augmenté. Le tableau 1 décrit l’évolution de la proportion de ménages immigrés et de natifs vivant en logement social depuis 1982. Au cours de cette période, l’écart entre les proportions de natifs et d’immigrés vivant en logement social s’est très fortement accru. Alors que les proportions ont augmenté d’un point de pourcentage tout au plus sur l’ensemble de la période étudiée pour les natifs ou les immigrés européens, les taux d’accès des immigrés non européens ont bondi de dix à quinze points pour les nationalités du Maghreb et du reste de l’Afrique entre 1982 et 1999. Il y avait en 1999 un écart de vingt-huit points entre les taux d’accès des Maghrébins et des natifs.
Tableau 1
Proportion de ménages résidant dans des logements sociaux en 1982, 1990 et 1999 selon leur origine

Les écarts en termes de taux d’accès pour les groupes d’immigrés en 1999 sont importants, particulièrement entre Européens (20 %) et non-Européens. Parmi ces derniers, ce sont les Maghrébins (48 %) et les autres Africains (44 %) qui vivent le plus souvent en logement social. Le taux d’accès moyen des immigrés d’Asie est le moins élevé parmi les non-Européens, mais il varie beaucoup en fonction des groupes ; celui des immigrés turcs est de 46 %, chiffre comparable à ceux des Maghrébins et des autres Africains.
Pour comprendre comment le logement social affecte la ségrégation, il est important de savoir si les écarts de taux d’accès entre groupes d’immigrés d’une part, et entre immigrés et natifs d’autre part, s’expliquent simplement par les différences de caractéristiques des ménages ou par une attractivité spéciale du logement social pour les immigrés qui s’expliquerait par d’autres facteurs. Les appartements de logement social ont été spécifiquement construits pour des familles nombreuses et sont plus fréquents dans certaines unités urbaines que dans d’autres. Par ailleurs, la répartition des ménages immigrés dans les villes est peut-être différente de celle des ménages natifs, ce qui pourrait aussi expliquer les variations observées.
Pour analyser ces différences, on peut décomposer l’écart des taux d’accès des groupes d’immigrés et des natifs entre une part expliquée par les différences de caractéristiques des ménages selon les groupes et une part non expliquée, spécifique à chaque groupe d’immigrés. Pour ce faire, nous estimons par un modèle linéaire la probabilité pour un ménage d’habiter en logement social en 1999 à partir de caractéristiques du ménage et de la municipalité. Les variables explicatives individuelles de la régression incluent des indicatrices pour le niveau de diplôme de la personne de référence du ménage (en cinq groupes), l’âge de la personne de référence (en dix classes), la présence d’un couple avec enfants, et des interactions entre l’éducation et les deux dernières variables explicatives. Afin de limiter le problème potentiel d’endogénéité, nous n’utilisons pas le statut sur le marché du travail ou le nombre d’enfants du ménage qui sont susceptibles d’être influencés par la localisation en logement social. Les résultats de nos régressions s’interprètent ainsi comme des comparaisons fondées sur les simples différences d’âge, d’instruction et de vie en couple avec enfants entre les immigrés et les natifs. Pour les groupes d’immigrés, le pays d’origine inclus dans la régression permet d’estimer les écarts de taux d’accès par rapport aux natifs, une fois prise en compte l’influence des autres caractéristiques observables incluses dans le modèle.
Les résultats sont présentés dans les deux dernières colonnes du tableau 1. Même en tenant compte des autres variables, les taux d’accès diffèrent beaucoup entre groupes européens et non européens. À caractéristiques observables comparables, les immigrés d’Italie ou du Portugal vivent moins souvent en logement social que les natifs. Pour les groupes d’immigrés non européens, les différences de taux d’accès persistent une fois contrôlées les caractéristiques des immigrés. Par exemple, les différences en termes de caractéristiques des ménages natifs et immigrés expliquent moins de 3 points de pourcentage de l’écart de 30 points existant entre le taux d’accès des Algériens ou des Marocains et celui des natifs.
Une autre explication à ces différences pourrait être que les immigrés vivent dans des municipalités où l’offre de logements sociaux est importante ; les natifs comme les immigrés résidant dans ces villes auraient donc une plus grande probabilité d’y vivre. En raison de la grande disparité de l’offre de logements sociaux selon les municipalités, les écarts de taux d’accès pourraient ainsi refléter en partie les différences de localisation des immigrés et des natifs entre municipalités.
Afin d’étudier quelle part de ces écarts peut s’expliquer par les différences de localisation entre municipalités, la dernière colonne du tableau 1 présente les résultats d’une régression incluant également les effets fixes de chacune des 3 518 municipalités comprises dans l’échantillon. Le contrôle de l’hétérogénéité des municipalités fait généralement baisser les différences selon le pays d’origine de 16 % à 19 % pour la plupart des groupes d’immigrés, ce qui correspond à une baisse située entre 3 et 5 points de pourcentage. Ce dernier résultat suggère que seule une petite partie de l’écart peut être expliquée par le fait que les immigrés habitent dans des municipalités où les proportions de personnes vivant en logement social sont en moyenne plus élevées, pour les natifs comme pour les immigrés. Même lorsque les écarts de taux d’accès selon les municipalités sont pris en compte, la spécificité des groupes d’immigrés non européens demeure particulièrement importante.
En résumé, les différences de caractéristiques observables dans les ménages, telles que le type de famille, le niveau de diplôme ou le choix de localisation ne peuvent donc expliquer qu’un tiers de l’écart de 30 points de pourcentage entre les taux d’accès des immigrés non européens et ceux des natifs. Les écarts des taux d’accès au logement social sont donc particulièrement importants pour les immigrés non européens, même lorsque l’on prend en compte l’effet des différences de caractéristiques observables ou de la localisation entre municipalités entre immigrés et natifs.
IV – La ségrégation géographique des immigrés en France
1 – La ségrégation entre unités urbaines
En France, de nombreux articles ont mis en évidence que les immigrés ont tendance à se concentrer dans des régions spécifiques et des unités urbaines telles que Paris, Marseille et Lyon (Desplanques et Tabard, 1991 ; Desplanques, 1996). L’ analyse de l’évolution de la répartition des immigrés dans les différentes unités urbaines sur la période permet de savoir si les immigrés ont eu tendance à se disperser dans les différentes villes de France ou si leur concentration dans certaines villes a augmenté.
Les indices de dissimilarité calculés en utilisant les unités urbaines de plus de 50 000 habitants (dans leurs frontières de 1999) comme unité géographique de base permettent de décrire l’évolution de la concentration des immigrés entre 1968 et 1999 (Massey et Fischer, 2003) [8]. Le tableau 2 présente l’évolution des indices de dissimilarité entre unités urbaines pour les différents groupes d’immigrés.
En général, on observe des niveaux plus élevés de ségrégation entre les unités urbaines pour les immigrés non européens, mais les tendances diffèrent selon les pays et les régions d’origine des immigrés. Alors que les niveaux de ségrégation ont légèrement augmenté pour les immigrés européens au cours des années 1990, la concentration des Maghrébins dans certaines unités urbaines a baissé de 0,27 à 0,19 entre 1968 et 1999. Si l’on observe les groupes nationaux, on constate des différences notables entre pays de naissance du même groupe régional. Dans le groupe des Maghrébins, les indices ont baissé de 0,28 à 0,23 pour les Algériens, et de 0,27 à 0,20 pour les Marocains. L’ évolution de la concentration des Tunisiens est très différente : les indices de concentration de ce groupe sont beaucoup plus élevés et diminuent peu sur la période étudiée (de 0,40 à 0,35). Concernant les autres Africains, les niveaux de concentration ont augmenté dans les années 1970, passant de 0,28 en 1968 à 0,35 en 1982, et sont restés à peu près constants depuis. Pour les Asiatiques, après une période de baisse durant les années 1970 et 1980 pendant laquelle l’indice de dissimilarité est tombé de 0,36 en 1968 à 0,27 en 1982, l’indice est remonté au cours des années 1990, pour atteindre 0,31 en 1999. Les indices des immigrés portugais (0,31) sont demeurés approximativement constants sur la période.
Le résultat le plus remarquable du tableau 2 est la grande différence de concentration, pour les groupes d’immigrés non européens, entre ceux qui vivent en logement social et les autres. La concentration des immigrés entre unités urbaines est bien plus faible pour ceux qui résident dans un logement social. Dans le cas des Maghrébins, l’indice de dissimilarité en 1982 pour les immigrés en logement social est inférieur de huit points à celui des immigrés en logement privé (0,17 contre 0,25), et reste inférieur sur toute la période. De même, pour les immigrés venant d’Asie, il y a une différence de dix points dans l’indice de dissimilarité entre les immigrés en logement social et ceux vivant en logement privé (0,23 contre 0,34 en 1982). Pour les immigrés portugais, et les immigrés européens en général, les écarts de niveaux de ségrégation entre immigrés en logement social et privé sont beaucoup plus faibles, notamment dans la période la plus récente.
Tableau 2
Indices de dissimilarité entre unités urbaines de plus de 50 000 habitants (frontières de 1999)

En résumé, entre 1968 et 1975, la ségrégation des immigrés entre unités urbaines a diminué. Elle reste à peu près stable depuis, à un niveau plus faible pour les immigrés vivant en logement social que pour les autres, surtout pour les immigrés d’origine non européenne.
2 – La ségrégation entre quartiers
Au cours de la période étudiée (voir partie III), on observe que les immigrés non européens vivent de plus en plus souvent en logement social, et la concentration géographique des immigrés dans certaines unités urbaines est plus faible pour les immigrés vivant en logement social. Pour déterminer les conséquences de ces deux phénomènes sur l’évolution de la ségrégation des immigrés au sein des villes, nous étudions maintenant les indices de dissimilarité et les caractéristiques moyennes des voisinages en 1968 et 1999. Étant donné que les caractéristiques des quartiers où sont situés les logements sociaux peuvent différer et que la localisation des logements sociaux est susceptible d’influencer la localisation des immigrés dans les villes, nous calculons pour 1999 des indices de ségrégation séparés pour les immigrés habitant dans des logements sociaux et privés.
Les caractéristiques moyennes des voisinages
Le tableau 3 présente les caractéristiques moyennes des voisinages en 1968 et 1999 selon les origines régionales et nationales des immigrés. La première colonne indique également la part du groupe dans la population française et la seconde son taux d’accès au logement social en 1999.
Tableau 3
Caractéristiques moyennes des voisinages en 1968 et 1999 dans les unités urbaines de plus de 50 000 habitants (%)

Afin d’éclairer la relation potentielle entre la participation au logement social et les niveaux de ségrégation moyens, les caractéristiques des voisinages sont indiquées séparément pour les immigrés vivant en logement social et en logement privé en 1999. Les six premières lignes correspondent aux caractéristiques des voisinages pour les groupes d’immigrés selon leur région géographique d’origine, tandis que les lignes suivantes indiquent ces caractéristiques pour les nationalités les plus communes d’immigrés en 1999.
Si les immigrés étaient répartis au hasard dans les îlots, la part d’immigrés par îlot serait égale à 10,1 % en 1999 et 8,6 % en 1968, c’est-à-dire à la part d’immigrés dans la population totale. Cependant, en 1999, le voisinage moyen des immigrés résidant en logement social comprend environ 18 % d’immigrés par îlot, et 15 % pour ceux vivant en logement privé. En 1968, le voisinage des immigrés comprenait 14 % d’immigrés, alors que leur part dans la population était inférieure à 9 %.
Si l’on observe la ségrégation par groupe d’immigrés, les chiffres indiquent des différences importantes selon les groupes, en particulier entre immigrés européens et non européens. Dans l’ensemble, en 1968 et 1999, les immigrés européens résidaient dans des voisinages abritant moins d’immigrés que les immigrés non européens, particulièrement ceux qui vivaient dans des logements privés en 1999. Pour cette année-là, la plupart des variations de la part moyenne d’immigrés résultent des différences entre les immigrés vivant en logement social et les autres. Les habitants de logements sociaux résident dans des voisinages dont les caractéristiques moyennes diffèrent fortement des voisinages où vivent les habitants des logements privés. Les immigrés d’Asie, du Maghreb et du reste de l’Afrique résidant en logement social habitent des îlots comprenant environ 19 % à 20 % d’immigrés, contre 16 % à 17 % pour des immigrés de même origine vivant en logement privé. Pour les immigrés dans leur ensemble, la part moyenne d’immigrés est plus élevée de 3 points de pourcentage en logement social, par rapport au logement privé (18 % contre 15 %). De plus, les immigrés européens en logement social habitent des voisinages comprenant moins d’immigrés. Dans la pratique, il existe des différences importantes de caractéristiques des voisinages entre les groupes. Cela suggère que la répartition des immigrés de groupes différents entre logements sociaux a tendance à varier, et que les immigrés européens habitent dans des logements sociaux comprenant en moyenne un plus petit nombre d’immigrés.
Si l’on analyse à présent la part d’immigrés d’un groupe de même origine nationale dans le voisinage, les écarts entre groupes sont plus importants. Pour les immigrés du Sud de l’Europe, la baisse de la concentration nationale en 1999 par rapport à 1968 est particulièrement notable. En 1968, alors que les immigrés italiens, espagnols et portugais formaient chacun moins de 2 % de la population française, le voisinage moyen d’un immigré originaire de ces pays était un îlot où son groupe constituait environ 10 % de la population, ce qui est l’une des valeurs les plus élevées, toutes nationalités et groupes régionaux confondus. Or, en 1999, les immigrés du sud de l’Europe affichaient le niveau de ségrégation le moins élevé de tous les groupes et habitaient des îlots comprenant moins de 2 % d’immigrés de la même nationalité. Ce chiffre est globalement similaire, qu’il s’agisse de l’habitat en logement social ou privé.
De manière plus générale, pour tous les groupes d’immigrés qui résidaient en logement privé en 1999, les chiffres indiquent une forte diminution de la part du groupe de même origine nationale entre 1968 et 1999.
Alors que les immigrés d’Algérie et du Maroc habitaient des îlots comprenant entre 8 % et 9 % d’immigrés du même pays d’origine en 1968, les proportions d’immigrés, semblables pour ces deux groupes, n’étaient que de 5 % pour ceux vivant en logement social et entre 3 % et 4 % pour ceux en logement privé en 1999. Mais dans le même temps, la ségrégation des immigrés non européens par région d’origine a augmenté : en 1999, les immigrés du Maghreb habitaient des îlots comprenant 9,2 % d’immigrés originaires de cette région, contre 8,1 % en 1968. De même en 1968, les immigrés non européens habitaient des îlots où les immigrés non européens constituaient en moyenne 8,5 % de la population, mais cette proportion atteignait 15,3 % pour ceux qui habitaient en logement social en 1999.
En résumé, entre 1968 et 1999, alors que le niveau de ségrégation par pays d’origine a baissé pour la majorité des groupes d’immigrés, y compris pour les groupes d’immigrés vivant en logement social en 1999, la ségrégation par région d’origine des immigrés non européens, à l’inverse, a augmenté pour ceux qui vivent en logement social. Lorsque l’origine géographique est mesurée à partir de la région d’origine et non plus du pays d’origine, la ségrégation des immigrés en logement social est particulièrement élevée pour les immigrés non européens. Pour les immigrés résidant en logement social, le voisinage moyen comprend plus d’immigrés (de toutes origines) en 1999 qu’en 1968, alors que la part moyenne des immigrés issus du même pays d’origine a baissé au niveau des quartiers. En 1999, les immigrés en logement social habitaient donc dans des voisinages dans lesquels les origines géographiques de la population étaient plus diverses que ceux où habitaient des immigrés de caractéristiques similaires en 1968.
Comme d’autres chercheurs l’ont souligné de façon informelle (Wacquant, 2007), ces niveaux moyens de ségrégation sont relativement modérés par rapport aux États-Unis. Par comparaison, Borjas (1995) rapporte qu’en 1970, l’immigré cubain ou mexicain moyen habitait un îlot où son propre groupe représentait environ 22 % de la population, alors que la part de ces groupes dans la population totale du pays était de 1,3 % pour les Mexicains et 0,3 % pour les Cubains. Ces chiffres ne confirment pas seulement que les niveaux de ségrégation contemporains sont moins élevés, mais également que les mécanismes de ségrégation ne sont pas les mêmes [9].
Les caractéristiques des voisinages selon la durée du séjour en France
Afin d’expliquer les différences entre les divers groupes d’immigrés, il est intéressant de déterminer si elles reflètent les différences d’ancienneté moyenne d’arrivée en France entre les groupes. Les immigrés peuvent en effet « s’assimiler » au fil du temps (Chiswick, 1978), en développant par exemple une meilleure connaissance de la langue française et en devenant plus familiers avec la culture du pays d’accueil. Comme l’a souligné Pan Ké Shon (2010), la mobilité résidentielle dans les quartiers défavorisés est relativement élevée. Les immigrés peuvent donc résider dans des quartiers moins ségrégués après une période initiale au cours de laquelle ils vivent en contact étroit avec les membres de leur groupe. Les écarts de niveaux de ségrégation observés ci-dessus entre groupes pourraient alors s’expliquer partiellement par des différences de dates d’arrivée. Comme un grand nombre d’immigrés européens résident en France, en moyenne, depuis une période plus longue que les immigrés non européens, ce mécanisme d’assimilation aurait bénéficié de plus de temps et expliquerait en partie pourquoi on observe des niveaux de ségrégation nationale plus faibles pour les immigrés européens en 1999.
Sachant que l’immigration en provenance d’Asie et d’Afrique (hors Maghreb) est relativement récente en France, et que très peu d’immigrés de ces zones d’origine sont entrés dans le pays dans les années 1960 et 1970, les caractéristiques des voisinages en fonction de la période d’arrivée sont comparés pour les seuls groupes des immigrés originaires d’Europe et du Maghreb.
Le tableau 4 détaille les caractéristiques moyennes de l’îlot en 1999 en fonction de la décennie d’entrée en France. La ségrégation ne baisse que faiblement avec l’ancienneté de l’arrivée des immigrés en logement privé : la proportion d’immigrants de toute origine dans le voisinage des immigrés originaires du Maghreb est de 18 % dans les années 1990, alors qu’elle est de 15 % pour ceux arrivés dans les années 1960. On ne trouve cependant pas de baisse comparable pour les habitants en logement social : la part d’immigrants dans le voisinage est en moyenne de 18,9 % pour ceux arrivés dans les années 1990, alors qu’elle est de 18,3 % pour ceux arrivés dans les années 1960.
Les Européens arrivés dans les années 1990 et qui résident en logement privé habitent en 1999 des îlots où 13,6 % de la population étaient des immigrés, tandis que le chiffre correspondant pour les Maghrébins était de 18 %. Les niveaux de ségrégation sont toujours plus élevés pour les Maghrébins que pour les Européens, les premiers habitant des quartiers où la proportion d’immigrés est de 3 à 4 points supérieure. Enfin, les taux d’accès au logement social ne varient pas avec la date d’arrivée pour les Maghrébins, alors qu’ils ont tendance à être plus élevés pour les Européens entrés en France dans les années 1960 et 1970.
Tableau 4
Caractéristiques moyennes des voisinages en 1999 selon l’année d’immigration dans les unités urbaines de plus de 50 000 habitants (%)

Ces résultats suggèrent que les taux de ségrégation moyens ne diminuent que faiblement au fil du séjour en France pour les personnes vivant en logement social. La variation des niveaux de ségrégation selon la région d’origine s’explique donc davantage par des différences spécifiques entre groupes que par des différences en termes d’année moyenne d’arrivée.
Les indices de dissimilarité des îlots en 1968 et 1999
Le tableau 5 détaille les indices de dissimilarité moyens pondérés calculés au niveau de l’îlot en 1968 et 1999. Les valeurs au-dessus de la diagonale correspondent à l’indice pour 1968, et celles en dessous de la diagonale à l’indice pour 1999.
Tableau 5
Dissimilarité entre groupes dans les unités urbaines en 1968 (au-dessus de la diagonale) et 1999 (sous la diagonale)

Entre les deux années de référence, l’indice de dissimilarité des immigrés par rapport à la population n’a pas connu de modification sensible, augmentant légèrement de 0,23 en 1968 à 0,24 en 1999. Cette hausse reflète essentiellement celle de la proportion d’immigrés non européens en France, qui ont tendance à connaître un niveau de ségrégation plus important. Lorsqu’elle est mesurée par nationalité ou par région d’origine, on constate que la ségrégation au niveau de l’îlot a baissé de façon importante pour la plupart des groupes. L’indice baisse ainsi de 0,43 à 0,38 entre 1968 et 1999 pour les immigrés du Maghreb, et de 0,47 à 0,38 pour les autres Africains. Par pays d’origine, l’indice a baissé de 13 points pour les Algériens (de 0,53 à 0,40) et de 11 points pour les Marocains (de 0,54 à 0,43). Les modèles de ségrégation des Tunisiens se distinguent ici encore parmi les immigrés du Maghreb : alors que leur indice était inférieur en 1968 à ceux des autres groupes non européens, il n’a baissé que de 1,6 point sur la période, pour atteindre 0,41 en 1999. Comparés aux États-Unis, ces chiffres sont très bas, sachant que les indices de dissimilarité moyens pondérés des immigrés rapportés par Cutler et al. (2008, p. 481, tableau 1) sont de 0,46 en 1970 et 0,56 en 2000.
Les différences de niveaux de ségrégation par rapport aux natifs entre immigrés européens et non européens sont importantes dans les deux années de référence. Les niveaux de ségrégation des immigrés européens sont moins élevés que ceux des non européens, à l’exception notable des immigrés portugais en 1968. Entre 1968 et 1999, l’indice de dissimilarité des immigrés européens a diminué, passant de 0,22 à 0,18. Cette baisse est en majeure partie due à celle des niveaux de ségrégation élevés des immigrés portugais en France dans les années 1960, car ceux des immigrés d’Italie ou d’Espagne n’ont pas varié de manière significative, demeurant relativement modérés. En 1968, le niveau de ségrégation des immigrés portugais était équivalent à celui des groupes nationaux du Maghreb [10]. La baisse calculée pour les immigrés originaires du Portugal sur la période étudiée est donc spectaculaire, puisque leur indice de ségrégation en 1999 (0,30) n’est que légèrement supérieur à celui des Espagnols (0,28) et des Italiens (0,28).
Afin d’étudier l’impact du logement social sur la ségrégation, les deux dernières lignes de chaque partie du tableau 5 détaillent les indices de dissimilarité calculés séparément pour les immigrés vivant en logement social et en logement privé pour chaque groupe en 1999. Les différences entre ces deux groupes sont importantes. D’une part les indices de dissimilarité des individus vivant en logement privé sont dans l’ensemble légèrement plus élevés que ceux calculés pour la population totale. D’autre part, les indices de ségrégation pour les immigrés en logement social sont beaucoup plus élevés pour la plupart des groupes.
On observe également des différences notables dans les indices de ségrégation suivant les groupes, ce qui confirme que la répartition des immigrés de chaque groupe national en logement social diffère et que les immigrés non européens ont tendance à vivre dans des logements sociaux faisant l’objet d’une ségrégation spatiale plus importante. Parmi les immigrés vivant en logement social, il y a ainsi une différence de plus de 10 points entre l’indice de dissimilarité des immigrés européens et non européens. Pour les groupes d’immigrés non européens dont la part en logement social est la plus forte, les indices de dissimilarité sont supérieurs à 0,58 (0,58 pour les Maghrébins et 0,63 pour les Tunisiens) : ils sont plus nombreux que les immigrés d’origine européenne à vivre dans des logements sociaux et plus isolés du reste de la population. Ces niveaux de ségrégation relativement élevés sont comparables à ceux des Mexicains, des Indiens ou des Vietnamiens aux États-Unis en 2000, dont l’indice est supérieur à 0,56 (Cutler et al., 2008).
Étant donné que les immigrés en logement social ont tendance à vivre dans des quartiers abritant davantage d’immigrés de toutes origines, il est possible que l’accès au logement social ait eu un impact sur la distance géographique entre groupes d’immigrés. Afin d’étudier cette question, le tableau montre également les indices entre groupes spécifiques, qui décrivent ces changements entre 1968 et 1999.
En 1968, l’indice de dissimilarité des Européens était moins élevé que ceux des autres groupes immigrés. Notons que cette année-là, on n’observe pas de proximité spatiale particulière des immigrés du Maghreb avec d’autres groupes d’immigrés. Les indices de dissimilarité des Algériens avec les Marocains (0,58) et les Tunisiens (0,58) sont plus élevés qu’avec les Italiens (0,52). Toutefois, en 1999, les immigrés des différents groupes nationaux du Maghreb ont tendance à vivre dans les mêmes quartiers : les indices de dissimilarité des Algériens avec les Marocains et les Tunisiens sont respectivement de 0,33 et 0,38, tandis qu’ils sont supérieurs à 0,45 avec les autres groupes. En termes de groupes régionaux, les immigrés du Maghreb connaissent des indices de dissimilarité peu élevés avec les autres immigrés non européens d’Asie ou d’Afrique. Ces résultats confirment que, contrairement à 1968, les immigrés non européens ont tendance, en 1999, à résider dans les mêmes quartiers.
Conclusion
Cet article a exploré la ségrégation en France entre 1968 et 1999, et ses liens avec le logement social pour les immigrés non européens.
La ségrégation entre les différents quartiers des unités urbaines s’est transformée, entre 1968 et 1999, passant d’une ségrégation selon l’origine nationale à une ségrégation selon l’origine régionale (par continent ou sous-continent) pour les personnes habitant en logement social, surtout pour les immigrés d’origine non européenne. En effet, depuis 1968, la proportion d’immigrés du même pays d’origine dans le voisinage a diminué, particulièrement pour les immigrés européens. Toutefois, pour les immigrés non européens vivant en logement social, cette baisse de la part des immigrés du pays d’origine a été contrebalancée par une augmentation de la part de non-Européens dans le voisinage, provenant souvent du même continent ou sous-continent. Enfin, alors que les niveaux de ségrégation ont diminué de manière claire pour les immigrés non européens habitant dans des logements privés, ils ont augmenté de manière significative pour ceux qui résident dans des logements sociaux. La plupart des différences de niveau de ségrégation entre immigrés européens et non européens ne sont pas liées aux différences d’années moyennes d’arrivée de chaque groupe.
Ces conclusions sont globalement cohérentes avec celles de Safi (2009) fondées sur les différences de distribution spatiale entre municipalités : ses résultats indiquent également un écart important entre les niveaux de ségrégation des immigrés européens et non européens, ainsi qu’une diminution des indices de dissimilarité pour la plupart des groupes sur la période étudiée. Préteceille (2009) obtient des indices de dissimilarité pour la zone urbaine de Paris en utilisant des quartiers de 5 000 habitants, légèrement inférieurs à la valeur obtenue dans cet article à l’aide d’îlots de 2 500 habitants [11]. Certains résultats non détaillés ici suggèrent que les niveaux de ségrégation pour les immigrés non européens dans Paris sont inférieurs à ceux de la plupart des autres villes françaises. Ces différences expliquent peut-être pourquoi les indices moyens de dissimilarité rapportés dans la présente étude sont plus élevés que dans celle de Préteceille (2009).
La ségrégation contemporaine en France est liée à un accroissement, dans les quartiers où vivent les immigrés, de la diversité en termes de pays d’origine. Les implications de cette diversité accrue au niveau du quartier font l’objet de nombreuses discussions dans la littérature actuelle, en raison de ses effets potentiels sur la cohésion sociale et sur le capital social (Forest et Kearn, 2001). En Europe, Amin (2002) a étudié l’évolution de l’intolérance interethnique en Grande-Bretagne et analysé les conditions dans lesquelles la mixité fonctionne dans les villes britanniques. Dans un article souvent cité, Putnam (2007) met en évidence un lien, à l’échelle du quartier, entre l’augmentation de la diversité des origines géographiques et le niveau de confiance entre les habitants aux États-Unis.
Plusieurs aspects nouveaux des modèles de ségrégation contemporains mis en évidence dans cet article méritent de plus amples recherches. Les relations entre la ségrégation, les caractéristiques des quartiers et l’intégration sur le marché du travail gagneraient à être mieux connues, particulièrement en France où le taux de chômage des immigrés est important.
Enfin, le rôle du logement social dans l’évolution de la ségrégation devrait être mieux appréhendé. Il existe de grandes différences dans les taux d’accès au logement social selon l’origine géographique des immigrés. Ces différences sont-elles le fruit de la discrimination dans le secteur du logement privé, comme le soutiennent Bouvard et al. (2009) ? De plus amples recherches sur la question pourraient contribuer à l’élaboration de meilleures politiques du logement.
Remerciements : Je remercie l’Insee d’avoir fourni les données qui ont rendu cette recherche possible, en particulier Jean-François Royer du Crest-Insee pour son aide quant aux données du recensement de 1999, et Alexandre Kych du Centre Maurice Halbwachs pour son aide concernant les autres recensements utilisés dans le présent article. Je remercie également les trois relecteurs, pour leurs commentaires. Les données issues des recensements de 1968, 1975, 1982, 1990 et 1999 sont disponibles pour les chercheurs au Centre Maurice Halbwachs. Certaines données du recensement français de 1999 utilisées dans l’article sont confidentielles et ont été obtenues grâce à l’utilisation expérimentale du Centre d’accès sécurisé à distance de l’Insee. Pour toute information additionnelle, merci de contacter l’auteur. Les points de vue exprimés dans l’article ne reflètent pas nécessairement ceux de la Banque de France.
Notes
- [1]Îlots regroupés pour des indicateurs statistiques définis par l’Insee, http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/ilots-regr-pour-inf-stat.htm
- [2]En règle générale, les unités urbaines regroupent de nombreuses municipalités différentes. Par exemple, l’unité urbaine de Paris est composée de 396 municipalités, celle de Toulouse en compte 72.
- [3]Dans le recensement français de 1999, les îlots d’environ 2 500 habitants sont nommés Iris 2000. Voir Lipatz (2006) pour une présentation concise de leurs caractéristiques. L’analyse porte sur les îlots d’habitation (Iris d’habitation) à l’exclusion des îlots d’affaires ou commerciaux (Iris d’activité), qui sont essentiellement des zones industrielles ou commerciales peu peuplées n’englobant que 0,7 % de la population.
- [4]Inclure toutes les unités urbaines dans le calcul de l’indice de dissimilarité moyen pondéré augmente légèrement les indices observés pour les groupes d’immigrants d’Afrique ou d’Asie, mais ne change pas les résultats de façon substantielle.
- [5]Voir par exemple Stebe (2007) pour une présentation concise de l’histoire du logement social en France.
- [6]D’après Schor (1996, p. 214), il existait des quotas dans les années 1960 qui limitaient le nombre d’immigrés par grand ensemble à 5 %. En outre, les immigrés devaient résider en France depuis plus de 10 ans pour pouvoir en faire la demande. Weil (2005, p. 52) indique par ailleurs que l’accès des immigrés au logement social ne fut partiellement autorisé par le gouvernement qu’après 1970. Fait significatif, le mot « immigré » n’est jamais mentionné dans les premières études sur les habitants des logements sociaux, comme celle de Durif et Marchand (1975).
- [7]Lequin (2006, p. 410) rapporte qu’en 1970, il existait 113 bidonvilles dans la région parisienne. Le plus grand d’entre eux était celui de La Folie à Nanterre où habitaient 23 000 personnes, essentiellement originaires d’Algérie. Voir également Schor (1996, p. 214).
- [8]Les résultats sont robustes vis-à-vis du choix de l’unité géographique utilisée pour élaborer les indices de dissimilarité. Les indices utilisant les régions (22 unités), les unités urbaines appariées de différentes tailles (95 et 23 unités) et les unités urbaines non appariées conduisent à des résultats globalement similaires.
- [9]Peach (1999) décrit les différences entre les modèles et les mécanismes de ségrégation britannique et américain. De plus, la taille moyenne d’un îlot français est moitié moindre que celle d’un îlot américain. Le plus petit îlot du recensement français amplifie les niveaux de ségrégation en France par rapport aux États-Unis.
- [10]Les conditions de vie des immigrés portugais pendant les années 1960 ont été largement documentées. Un grand nombre d’entre eux vivaient dans des bidonvilles autour des principales zones urbaines françaises (Volovitch-Tavares, 1995).
- [11]Par exemple, pour la zone urbaine de Paris, nos calculs des indices de dissimilarité indiquent 0,38 pour les Marocains et 0,28 pour les Portugais, là où Préteceille aboutit à un résultat de 0,33 et 0,19.
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/10/2011https://doi.org/10.3917/popu.1101.0171