
ARTICLE
6 juin 2022 Raphaël Roger CONTREPOINTS
Quelles différences entre État d’urgence et suspension de la Constitution ?
Le 24 mai, suite à la guerre en Ukraine, la Hongrie a instauré par l’intermédiaire de son Premier ministre Viktor Orban, un second état d’urgence, à la suite d’un premier état d’urgence dans le cadre de la pandémie du coronavirus. La Hongrie, démocratie illibérale, passe d’un état d’urgence à un autre sans que cela semble inquiéter sa population. Pire, elle semble réclamer cette sécurité excessive, portant atteinte à ses libertés fondamentales. Une forme de banalisation de l’état d’urgence a apparemment envahi ce pays.
Ce constat n’est pourtant pas spécifique à la Hongrie ou aux autres démocraties illibérales, comme la Turquie. En effet, la France tombe elle aussi, et de plus en plus, dans le piège de l’exception, de l’urgence, de la police administrative devenue répressive et des libertés fondamentales menacées, justifiées soit par des attaques terroristes, soit par des événements autres, comme récemment par la pandémie, et demain par d’autres événements justifiants des atteintes tout aussi importantes aux droits et libertés garantis par la Constitution.
La banalisation de l’état d’urgence mène pourtant à une impasse. En effet, conçu pour une temporalité courte (ex : les émeutes de 2005), il est inadapté pour des événements nécessitant une temporalité plus longue (ex : le terrorisme), et devient alors une arme légale dangereuse aux mains du gouvernement. Pire, sous couvert de protection et de sécurité, il tend profondément à affaiblir les démocraties et l’État de droit. Enfin, par l’inscription dans le droit commun des dispositions propres à l’état d’urgence (ex : loi SILT), il tend à instaurer un État policier, où la confusion entre la police administrative (prévention) et la police judiciaire (répression) devient la règle et où la protection des libertés garanties par la Constitution devient l’exception. Et à ce titre significatif, l’abandon du mot sûreté pour celui de sécurité. Par ce dernier mot, chaque personne est alors susceptible d’être un potentiel terroriste, justifiant la pérennisation des mesures d’urgence.
L’état d’urgence doit d’abord faire l’objet d’une étude téléologique pour discerner ce qu’il contient, notamment en le dissociant des cas de « suspension de la Constitution », prévue par les Constitutions (ex : article 16 Constitution du 4 octobre 1958). Ce sera le sujet de ce premier article.
Dans un second article, l’état d’urgence sera analysé selon un point de vue comparatiste.
Enfin, l’état d’urgence doit, dans une démocratie libérale, être compatible avec l’État de droit, ce qui fera l’objet d’un troisième article.
Il ne sera cependant pas question d’évoquer l’état d’urgence sanitaire, qui pourrait faire très largement l’objet d’un article à part.
État d’urgence et suspension de la Constitution, des notions différentes portant sur les « pouvoirs de crise »
Il sera question dans cette première partie d’évoquer les aspects théoriques de l’état d’urgence ainsi que ce que l’on appelle « la suspension de la Constitution », dit autrement, les périodes de dictature, où la Constitution se doit d’être suspendue pour être sauvée.
Ce qu’il faut entendre par « suspension de la Constitution », c’est l’idée selon laquelle des dispositions constitutionnelles vont être suspendues pour répondre à une situation d’urgence. Très souvent, cette suspension est conforme à la Constitution, c’est-à-dire que le texte prévoit cette possibilité. En ce sens, et pour reprendre la terminologie utilisée par Jean Bodin puis par Carl Schmitt, on a dans ces cas-là une « dictature de commissaire ». Le dictateur, au sens romain du terme, se voit confier la mission de répondre à la menace par la suspension des règles constitutionnelles. Ici, le dictateur protège la Constitution (dictator ad tuendam constitutionem) ; il est un organe extraordinaire mais qui reste constitutionnel et républicain. On retrouve cette notion de « dictature de commissaire » aussi chez John Locke, quand ce dernier reconnaît qu’il est normal de recourir à des règles extraordinaires pour permettre de nouveau le fonctionnement normal des institutions (§166). La suspension temporaire de la Constitution permet ainsi de la protéger. Le mandat du commissaire cesse dès que la menace prend fin.
L’état d’urgence se rattache à la notion plus générale des « pouvoirs de crise ». Selon Olivier Duhamel, les pouvoirs de crises correspondent à l’utilisation de procédés dérogatoires du droit commun, mettant en suspens la légalité ordinaire pour appliquer une légalité extraordinaire, censée s’appliquer seulement pendant le temps de la période d’exception. Il précise notamment que ces dérogations concernent surtout le domaine « des libertés publiques ».
Parmi ces pouvoirs de crise, on peut y rattacher les dispositions de l’article 16 de la Constitution, celles de l’article 36 pour l’état de siège, la loi du 3 avril 1955 pour l’état d’urgence, la loi du 23 mars 2020 pour l’état d’urgence sanitaire et, plus méconnue voire inconnue, la loi du 15 février 1872 dite « loi Tréveneuc » toujours en vigueur et qui dispose dans son article 1er que « si l’Assemblée nationale ou celles qui lui succéderont viennent à être illégalement dissoutes ou empêchées de se réunir, les conseils généraux s’assemblent immédiatement, de plein droit, et sans qu’il soit besoin de convocation spéciale, au chef-lieu de chaque département ». Son éventuelle application a d’ailleurs été très discutée par la doctrine lors de l’Occupation.
Concernant l’article 16, régime d’exception le plus connu et qui est le cas schmittien de suspension de la Constitution par excellence, il nécessite plusieurs conditions pour être activé :
- des conditions cumulatives avec l’existence de menaces graves et imminentes,
- des conditions alternatives en ce qui concerne la menace, qui peut soit frapper les institutions, soit l’indépendance de la Nation, soit l’intégrité du territoire ou enfin le respect des engagements internationaux,
- des conditions cumulatives où la menace grave et imminente doit frapper le fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
Le fait d’engager cette procédure n’est susceptible d’aucun recours. Disons-le, il est fort peu probable qu’elle soit encore utilisée, tant les gouvernements préfèrent user de manière abondante de l’état d’urgence.
Il faut maintenant traiter de l’état d’urgence sous la loi du 3 avril 1955 : il convient d’en voir le régime et sa « malfaçon législative ». L’auteur de ces lignes s’appuiera sur L’État d’urgence, étude constitutionnelle, historique et critique, d’Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues.
En premier lieu, la loi du 3 avril 1955 distingue entre la déclaration de l’état d’urgence, et son application.
À l’origine, la déclaration revenait au Parlement (art.2 : « il ne peut être déclaré que par la loi ») pour un domaine d’application territoriale variable, et son application renvoyait à la faculté pour le gouvernement d’édicter des décrets complémentaires. Au travers de la déclaration et de l’application, c’est aussi l’espace géographique qui change. En effet, si le Parlement déclare l’état d’urgence, cela se fait dans un vaste territoire. Le gouvernement l’applique ensuite sur certaines zones. On verra dans la seconde partie que cet agencement des attributions changera sous De Gaulle et sera confirmé par l’état d’urgence de 2015 où dorénavant le Président le déclare via un décret pris en Conseil des ministres et le gouvernement l’applique par des décrets simples (en cas de changement, on respecte le parallélisme des formes).
En second lieu, la loi du 3 avril 1955 amène à distinguer entre un état d’urgence simple et un état d’urgence aggravé.
L’état d’urgence simple se caractérise par les conséquences juridiques immédiates, dont les mesures de police font partie, qui surviennent dès la déclaration de l’état d’urgence (ex : Conseil d’État 1955, Bourobka sur l’interdiction de séjour). A contrario, l’état d’urgence « aggravé » se manifeste par la prise de mesures plus spécifiques par le pouvoir réglementaire, sous l’habilitation du Parlement.
En troisième lieu, le droit de l’état d’urgence contient à la fois une loi générale et une loi spéciale. On a ainsi une dualité matérielle au sein d’une loi formelle. De plus, et pour reprendre la typologie faite par la juriste Léon Duguit, la loi du 3 avril 1955 est à la fois un acte-règle, créant du droit purement objectif, et un acte-condition, qui voit son application à certains sujets juridiques sous des conditions précises. Ainsi ici, l’acte-règle fixe le régime juridique de l’état d’urgence et l’acte-condition, qui est la loi de déclaration de l’état d’urgence. On a donc, dès le départ, une malfaçon juridique. Peu rassurant d’avoir ce type de normes mal conçues quand on connaît les conséquences sur les libertés publiques.
Raphaël Roger