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RÉFORMER LE Cl CONSTITUTIONNEL, AVEC GUILLAUME DRAGO

ARTICLE

Réformer le Conseil constitutionnel ?

Guillaume Drago. Dans Pouvoirs 2003/2 (n° 105)

Traiter ici de la réforme du Conseil constitutionnel pourra sembler irrévérencieux à l’égard d’une institution aujourd’hui très largement acceptée dans le paysage constitutionnel français. Outre le fait qu’un tel sujet prend légitimement sa place dans l’ensemble de contributions consacrées à la Haute Instance, le moment est propice à un tel exercice nécessairement prospectif.

En effet, la réflexion peut être aujourd’hui plus sereine après l’agitation des périodes électorales et celle née des controverses sur le statut pénal du président de la République qui avait entraîné le Conseil constitutionnel sur le terrain directement politique.

Proposer de réformer un organe constitutionnel qui tient son rang dans le système politique et juridique français, c’est peut-être toucher aux grands équilibres patiemment recherchés. Mais justement, tout équilibre finit toujours par être instable, au gré d’événements extérieurs qui viennent en troubler la sérénité. On peut au moins en identifier deux.

La réforme constitutionnelle est devenue plus que jamais un mode (une mode ?) de gouvernement. La Constitution est génétiquement modifiable et l’organe de contrôle qu’est le Conseil constitutionnel n’y est pas insensible. Toute compétence constitutionnelle augmentée, transformée, conduit à l’exercice du contrôle de constitutionnalité des actes qui en découle. Le rayonnement et l’influence du Conseil constitutionnel s’en trouvent augmentés d’autant.

Un deuxième type d’évolution ne peut pas laisser le Conseil constitutionnel indifférent : les questions européennes. Sur les deux fronts européens, celui de Strasbourg comme celui de Luxembourg et de Bruxelles, le Conseil constitutionnel n’a pas encore trouvé l’angle d’attaque qui peut lui donner une position. Et ces deux fronts pèsent sur le Conseil, autant en terme d’organisation et de procédure qu’en terme de compétence. On va y revenir.

Certes, l’exercice touchant à « l’ingénierie constitutionnelle [1] » est toujours délicat, mais on veut relever le défi en orientant la réflexion prospective dans quatre directions principales : la réforme de l’institution, le statut des personnes qui œuvrent au sein du Conseil, les questions de compétence, la procédure.

L’institution

Un premier débat concerne le statut juridique de l’institution. Il s’agirait de lui donner un « statut constitutionnel ». La réponse est simple : c’est déjà fait ! Point n’est besoin d’ajouter au texte constitutionnel, serait-ce même pour qualifier juridiquement le Conseil constitutionnel. La Constitution décrit la fonction de contrôle de constitutionnalité et définit l’institution. La fonction crée l’organe et cela lui suffit pour exister. Ajouter une définition serait inutile.

La question est en réalité plus générale et concerne la place du Conseil constitutionnel dans l’équilibre des institutions. On doit seulement faire un constat : au fil des révisions constitutionnelles, les questions de droit constitutionnel venant sur le devant de la scène politique et juridique, le rôle du Conseil constitutionnel s’en trouve, presque mécaniquement, renforcé. D’abord, ce que nous appelons le « bris de jurisprudence constitutionnelle », que d’autres appellent « validations constituantes » [2], c’est-à-dire l’appel au constituant pour contrer une décision du Conseil constitutionnel (par exemple en 1993, pour la réforme du droit d’asile, ou en 1999 pour l’égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux et aux fonctions électives) met l’institution sur le devant de la scène. Et toute réforme constitutionnelle est aujourd’hui conduite l’œil rivé sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, soit pour la contrer, soit paradoxalement pour s’y conformer.

La révision constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République en est une bonne illustration. Les principes mis en œuvre sont l’écho ou la reprise de jurisprudences constitutionnelles : ainsi pour l’expérimentation [3], ou pour la notion de collectivité d’outre-mer énoncée au nouvel article 74 de la Constitution [4]pour ne citer que deux exemples. Les débats parlementaires illustrent le recours à une véritable incantation de jurisprudence constitutionnelle.

Ensuite, la mise en œuvre de ces réformes constitutionnelles entraîne son lot de lois organiques et ordinaires qui font l’objet d’un contrôle de constitutionnalité quasi systématique. L’exemple de la révision relative à la décentralisation le montre encore aisément. Celle-ci va redonner une place prépondérante au contrôle de constitutionnalité des actes juridiques issus de cette révision. Qu’il s’agisse des lois organiques de mise en œuvre de la révision, des lois d’application et surtout des lois expérimentales dont l’adoption concerne autant l’État que les collectivités territoriales, le Conseil constitutionnel va voir sa fonction d’arbitre constitutionnel renforcée.

Ainsi, lorsque le droit est mou, flou, qu’il utilise des concepts peu ou indéterminés, le juge est sollicité pour préciser ce que le droit n’a pas su dire. Lorsque la Constitution se met à bavarder, le Conseil constitutionnel voit son pouvoir d’interprétation d’autant plus sollicité qu’il bénéficie de saisines aisées à mettre en œuvre et de modes de jugement assez libres par le recours aux réserves d’interprétation. L’augmentation de la matière constitutionnelle vient mécaniquement rehausser le rôle du Conseil qui élargit ainsi sa base de référence et renforce sa position institutionnelle.

Les personnes

L’exigence principale qu’on attend d’un juge constitutionnel est son indépendance. Le statut des membres du Conseil constitutionnel est sur ce point satisfaisant, pour autant qu’on ne se lance pas dans la polémique ou l’analyse non vérifiable des affinités ou des préférences. Le régime des incompatibilités, en particulier avec un mandat électif, a été heureusement renforcé par la loi organique du 19 janvier 1995, en rendant la fonction totalement incompatible « avec l’exercice de tout mandat électoral », ce qui aurait dû être fait depuis longtemps. Il faut s’en réjouir.

De même, il ne faut pas toucher à la durée du mandat des membres du Conseil, qui permet d’assurer une certaine stabilité à la composition de l’institution. Le système du renouvellement triennal impose déjà un rythme de changement suffisant. De plus, cette longue durée de neuf années dépasse celle de tous les mandats électifs, à l’exception du mandat de sénateur de même durée, ce qui laisse le Conseil constitutionnel en dehors de tout calcul d’échéances électorales.

On peut légitimement poser la question du mode de désignation des membres du Conseil constitutionnel en reprenant les quatre critiques classiques, telles qu’elles ont été rappelées par le doyen Vedel [5]. La première est l’entière liberté des autorités de nomination dans le choix de personnes. Aucune exigence d’expérience, de compétence juridique, de limite d’âge n’est imposée par les textes. La critique est connue : cette liberté de choix renforce le caractère politique de l’institution, en permettant la désignation de proches du président de la République et des présidents des assemblées, plus pour leur fidélité politique que pour les qualités requises en vue de l’exercice des fonctions à venir. Les remèdes proposés sont divers : l’élection par le Parlement, comme cela était pratiqué pour le Comité constitutionnel de 1946 ou comme le rêvent certains pour une hypothétique République future (Bastien François, Arnaud Montebourg, Olivier Duhamel) ; la désignation par d’autres autorités : le Conseil d’État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, etc. ; enfin la définition d’un « profil » de juriste confirmé.

Il nous semble que la bonne réponse doit prendre en considération la nécessité de conserver à l’institution ce qui a fait son succès : l’équilibre entre le politique et le juridique. Le mode de nomination doit faire la part juste entre les deux, en ce que les autorités de nomination doivent rester libres de nommer des personnalités dans un large spectre pour ne pas nier le caractère incontestablement politique de la nomination qui fait corps avec l’institution.

La seule exigence qui ait un sens est d’indiquer que les personnalités nommées doivent avoir exercé des fonctions dans les domaines politiques, juridiques, juridictionnels ou administratifs, laissant entendre que la connaissance de la chose publique est un élément nécessaire pour exercer l’une des fonctions de régulation de la puissance publique et du droit. Il faut ici s’inspirer des exigences demandées pour les juges d’autres cours constitutionnelles [6]. On éviterait ainsi de nommer, sur un coup de tête ou de cœur, des personnalités certes reconnues et estimables (dans le domaine médiatique, sportif, artistique, « grande conscience »…), brusquement éprises des droits de l’homme. En ce domaine sensible des nominations, qui conduit au fil de celles-ci à modifier les équilibres au sein du Conseil, l’arrivée d’un Candide donnerait le résultat que donne la feuille balayée par le vent… La raison devra bien l’emporter un jour sur ce point et éviter l’emprise de la démagogie ambiante [7].

Quant à l’élection par les instances parlementaires, formule du Comité constitutionnel de la IVeRépublique, le système n’apporterait rien de plus par rapport au mode actuel de nomination. Le résultat serait de renforcer la politisation de l’institution, ce qu’il faut éviter absolument. Le Conseil constitutionnel ne peut être un bon défenseur des prérogatives parlementaires – ce qu’il est réellement, contrairement aux idées reçues – que s’il existe une certaine distance entre les deux institutions [8].

Afin d’assurer cohérence et stabilité à la composition du Conseil constitutionnel, il apparaît aujourd’hui nécessaire de supprimer la disposition de l’article 56 de la Constitution selon laquelle « en sus des neuf membres…, font de droit partie à vie du Conseil constitutionnel les anciens présidents de la République ». Cette bizarrerie constitutionnelle, dont on dit qu’elle aurait été introduite au profit du dernier président de la IVeRépublique René Coty, n’a plus lieu d’être aujourd’hui. Elle apporterait, par la modification brutale et incontrôlable des majorités au sein du Conseil, trouble et imprévisibilité absolue. Imagine-t-on sérieusement M. Giscard d’Estaing venir siéger pour vérifier la compatibilité avec la Constitution du futur « traité constitutionnel » communautaire dont il aura été l’initiateur lors de la Convention européenne qu’il préside actuellement ? Là encore, il faut éviter le mélange des genres.

Un dernier point concerne la nomination du président du Conseil constitutionnel. Certains voudraient qu’il soit élu par ses pairs. L’effet de politisation interne, de clivage, de minorités, agissantes ou pas, serait garanti, ce que soulignait déjà avec force le doyen Vedel [9]. La désignation par le président de la République doit être maintenue. Il faudrait seulement préciser qu’il ne doit être désigné que parmi les membres nommés et pour un mandat de neuf ans, ce qui mettrait fin à l’incertitude actuelle. En effet, les textes ne permettent pas d’exclure la nomination d’un membre de droit (à vie !), ni d’empêcher toute interprétation, lors des nominations triennales, selon laquelle le président pourrait nommer un nouveau membre président à la place de celui désigné précédemment, comme si tous les trois ans le mandat du président du Conseil venait à expiration. L’épisode du remplacement de Daniel Mayer par Robert Badinter n’est pas non plus un heureux précédent, dans la méthode employée, même si les textes le permettaient. Il faut donc préciser, tant dans l’article 56 de la Constitution que dans l’article 1er de l’ordonnance du 7 novembre 1958, que le président du Conseil constitutionnel est désigné pour neuf ans parmi les seuls membres nommés.

Les collaborateurs du Conseil constitutionnel

Selon une loi classique de la science administrative, toute institution tend naturellement à développer ses compétences, ses moyens, son personnel, son influence. On est presque tenté de dire que le Conseil constitutionnel déroge à cette loi par la modestie de son organisation interne. Sous l’autorité du président du Conseil, le secrétaire général veille à la bonne marche de l’institution ainsi qu’au bon déroulement des procédures en cours. On a déjà eu l’occasion de dire [10] que la fonction de secrétaire général est bien plus qu’une fonction administrative et qu’à notre sens elle pratique le mélange des genres, certes pour le bon exercice du contrôle de constitutionnalité le plus souvent, mais juger est une chose et administrer en est une autre. On n’y revient pas.

Le nombre restreint de collaborateurs auprès des membres du Conseil constitutionnel facilite sans doute la circulation de l’information et la simplicité des relations. Mais l’effet de « grande famille [11] » ainsi créé ne doit pas prendre le pas sur les exigences de l’efficacité. Ainsi, le nombre trop limité de membres du « service juridique » nuit objectivement, malgré la grande qualité de ses membres, à la recherche d’une information qu’il faut complète dans un temps limité. Mieux vaudrait y associer des assistants de justice et des collaborateurs plus nombreux et plus stables, ainsi que des référendaires attachés directement à chaque membre du Conseil, pratiquant ainsi la vertu de l’échange informel avant celle du délibéré qui doit être réservé aux seuls membres du Conseil constitutionnel.

Les compétences

Élargir les compétences du Conseil constitutionnel ? Question majeure pour l’équilibre général du contrôle de constitutionnalité et la place du Conseil au sein du système constitutionnel. La question est si vaste qu’on ne peut ici qu’évoquer les thèmes majeurs sans prétention à donner des solutions tranchées. Deux sujets dominent, à notre sens.

Le premier thème concerne les actes normatifs contrôlés par le Conseil.

Le Conseil constitutionnel est quasiment absent des débats portant sur les relations entre l’ordre juridique français et l’ordre juridique communautaire. Le contrôle de compatibilité des traités à la Constitution actuellement organisé par l’article 54 de la Constitution est un contentieux d’arrière-garde, en ce sens qu’il fait toujours plier la Constitution devant les principes du traité communautaire. Certes, le Conseil a élaboré à cette occasion une jurisprudence de la souveraineté nationale et des transferts de compétences utile (1992, Maastricht ; 1997, Amsterdam), mais pas de véritable contrôle de conformité des traités au regard des exigences de l’ordre constitutionnel français en matière de droits fondamentaux. Il faut le regretter car il aurait pu ainsi contraindre plus tôt l’ordre juridique communautaire à prendre en considération les droits fondamentaux, selon un modèle français dont nous n’avons pas à rougir.

Reste le contrôle préventif de conformité à la Constitution des projets et propositions d’actes communautaires. Une volonté politique vigilante à l’égard des projets communautaires pourrait le mettre en place. Si la contrariété de tels projets à la Constitution était déclarée, le gouvernement français pourrait opposer une « réserve de constitutionnalité » lors du processus de décision communautaire [12]. Cette procédure serait sans conteste plus conforme à la logique du système de contrôle de constitutionnalité des actes, tel qu’il est organisé dans notre pays, sans doute plus efficient au regard du contrôle de conformité à la Constitution, enfin plus respectueux de l’exigence constitutionnelle de respect de la souveraineté nationale.

La seconde extension des compétences du Conseil porte sur l’ouverture de la saisine [13]. La sagesse conduit à rejeter le recours direct des citoyens contre des lois devant le Conseil constitutionnel, comme pouvant conduire au blocage de l’institution par des recours trop nombreux et souvent infondés [14]. Le recours contre des décisions juridictionnelles ne fait pas partie de notre culture juridique et transformerait le Conseil en une Cour suprême, ce qui n’est demandé par personne. Quant au recours contre les décisions administratives, le juge administratif a prouvé depuis longtemps qu’il est le meilleur défenseur des libertés.

La seule exception qui pourrait être admise concerne le contentieux des actes préparatoires à une opération électorale ou de référendum. Après les décisions du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel des années 2000 (Hauchemaille, Larrouturou, Marini…), on pense qu’il faut unifier le contentieux de ces opérations au profit du seul Conseil constitutionnel, pour les opérations électorales ou de référendum dont il est actuellement juge a posteriori, en faisant jouer la théorie des blocs de compétences, considérant qu’il y a là une logique contentieuse qui conduit à confier au Conseil constitutionnel l’ensemble des contestations d’une opération de votation, du début à la fin. Il faudrait donc abandonner la jurisprudence du Conseil par laquelle il s’est reconnu une compétence « exceptionnelle » dans ces domaines, pour la lui conférer complètement en l’inscrivant dans les articles 58, 59 et 60 de la Constitution.

Sur l’ouverture de la saisine, la question est ailleurs : il s’agit de savoir dans quelle mesure l’argument de constitutionnalité peut être recevable devant un juge administratif ou judiciaire ? Au titre d’argument direct contre une loi, on sait qu’il n’est point admis, mais quel équilibre peut-on trouver entre une question de constitutionnalité soulevée devant un juge du fond et l’intervention du Conseil constitutionnel ? La seule solution praticable nous semble être d’admettre les questions préjudicielles de constitutionnalité, avec un ensemble de précautions.

Le juge du fond doit pouvoir rejeter les questions manifestement mal fondées, comme le fait le juge a quo italien. La disposition de loi contestée doit répondre à deux conditions impératives : ne pas avoir été déjà déclarée conforme par le Conseil constitutionnel lors du contrôle a priori, commander l’issue du litige, la validité de la procédure ou, en matière pénale, le fondement des poursuites, conditions qui avaient déjà été proposées en 1990 lors de la première tentative pour créer un tel système. En revanche, on pense qu’il ne faut pas faire des Hautes Juridictions administratives et judiciaires un filtre jugeant du caractère sérieux de la demande, sous peine de les transformer en juges de constitutionnalité de première instance, concurrents du Conseil constitutionnel et en définitive appréciateurs de la question de constitutionnalité et de ce qui doit revenir au Conseil constitutionnel. Ceci ne ferait qu’allonger les délais de traitement du contentieux. Tout juge devrait ainsi pouvoir renvoyer la question de constitutionnalité directement au Conseil constitutionnel, par une décision de sursis à statuer, à la manière des questions préjudicielles du droit communautaire : possibilité pour les juridictions dont les décisions peuvent faire l’objet d’un recours juridictionnel, obligation pour les juridictions suprêmes.

Reste la question des textes susceptibles de faire l’objet de questions préjudicielles de constitutionnalité. Il semble difficile de limiter dans le temps les textes auxquels pourrait s’appliquer ce type de question préjudicielle. La difficulté est double : éviter un contrôle de constitutionnalité anachronique (le contrôle de l’ordonnance de Villers-Cotterêts au regard de la Constitution de 1958 !) et le principe de sécurité juridique, en évitant de bouleverser des situations juridiques stables. L’application de la théorie des droits acquis devrait pouvoir y répondre, comme la prudence du juge. Faisons-lui confiance.

Enfin, on pourrait prévoir dans ce cas la possibilité pour le Conseil constitutionnel d’en appeler au législateur, en réservant les effets de sa décision pour l’avenir en fonction de la modification du droit décidée par la loi, sur la question constitutionnellement controversée [15].

Plus largement, l’équilibre des relations avec les juges administratifs et judiciaires reste à trouver, comme le montre l’épisode contentieux du statut pénal du président de la République avec l’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 10 octobre 2001 [16]. Le Conseil constitutionnel ne possède toujours pas le moyen concret d’imposer ses vues au juge ordinaire, sinon la volonté de collaboration de ce dernier. L’effectivité de la décision de constitutionnalité en souffre, même si les réserves d’interprétation adressées directement au juge ordinaire se veulent impératives. L’autonomie des ordres de juridiction l’emporte toujours sur l’unité de l’ordre constitutionnel. Faudrait-il alors instituer une sorte de « rescrit constitutionnel » selon lequel le juge ordinaire devrait solliciter le Conseil constitutionnel chaque fois que se pose une question d’interprétation de la Constitution ? On demeure malgré tout hésitant, partagé entre le désir de voir la Constitution bénéficier d’une interprétation cohérente et uniforme, et la prérogative considérable d’interprète unique de la Constitution qui serait ainsi conférée au Conseil constitutionnel [17].

La procédure

Réformer la procédure devant le Conseil constitutionnel ? C’est peut-être le sujet le plus difficile, tant il y a à dire. Que penser de ce que nous appelons « les conventions du contentieux constitutionnel », c’est-à-dire les pratiques contentieuses aujourd’hui presque normalisées, spécialement dans le contentieux normatif ?

Évoquer les questions procédurales touchant au Conseil constitutionnel peut conduire à une impasse : celle de la qualification de l’institution. C’est toujours la vieille question : juridiction ou pas ? Une fois encore, la question est mal posée et même n’a pas de réel intérêt en droit français. Exerçant une fonction constitutionnelle dans l’ordre juridique, le Conseil constitutionnel peut être qualifié ou non de juridiction constitutionnelle, cela n’influe en rien et ne modifie aucunement sa fonction « spécifiquement juridique qui est d’examiner la conformité d’une loi ou d’un règlement parlementaire à la Constitution, c’est-à-dire aux textes de valeur constitutionnelle [18] » et son influence, explicitement et brutalement énoncée par l’article 62, alinéa 2 de la Constitution, selon lequel « les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités juridictionnelles ».

La question retrouve de l’intérêt lorsqu’on porte le regard au-delà des frontières. Certes, la comparaison avec les autres cours constitutionnelles est indispensable pour y puiser ce qui pourrait améliorer le fonctionnement et la procédure devant le Conseil français. Mais les enjeux sont ailleurs : ce sont ceux des relations d’ordre juridique et donc de juridictions avec l’ordre communautaire de Luxembourg et l’ordre européen de Strasbourg. L’exercice auquel on se livre prend le sujet par l’aspect procédural de la question. Ce biais en vaut un autre.

Une évolution vers plus de juridictionnalisation [19] ? On n’est pas particulièrement favorable à cette évolution, pour plusieurs raisons. D’abord parce que le Conseil constitutionnel n’a pas été créé, voulu, comme devant être une juridiction, au sens le plus classique du terme, c’est-à-dire un organe destiné à trancher des litiges, entre deux prétentions subjectives contradictoires. « Organe régulateur de l’activité normative des pouvoirs publics [20] », sa place dans les institutions de la République est bien plus essentielle qu’une juridiction : c’est un organe constitutionnel participant réellement à la confection de la loi, même si c’est négativement. Et même si cette fonction constitutionnelle ne l’empêche pas d’être en même temps de statut juridictionnel – si on veut le voir ainsi –, ce dernier qualificatif n’ajoute rien à ses prérogatives constitutionnelles.

On peut même dire qu’il faut se méfier de toute tentative d’assimilation avec d’autres cours constitutionnelles, par une recherche forcée d’assimilation, comme si on voulait gommer les particularités du Conseil constitutionnel français. Le discours qui tend par exemple aujourd’hui à vouloir absolument aligner le Conseil sur le modèle juridictionnel porté par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme peut conduire au résultat inverse de celui recherché, à savoir la défense du contrôle de constitutionnalité comme protecteur des droits fondamentaux. En effet, soumettre en tout le Conseil constitutionnel aux exigences procédurales de la Convention européenne des droits de l’homme conduira nécessairement à le soumettre aussi aux exigences du droit substantiel de la Convention. Ceci signifierait à terme que la protection des droits fondamentaux serait entièrement soumise au droit de la Convention européenne des droits de l’homme, sans qu’on ait vraiment pris conscience de la réduction corrélative, et de la perte d’influence des droits fondamentaux tels qu’ils sont exprimés en droit constitutionnel français, ainsi que celle de la fonction de contrôle de constitutionnalité en France, soumise alors aux fluctuations de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. C’est en perte de souveraineté, juridique et juridictionnelle, qu’il faudrait compter cette soumission. Il faut donc y regarder à deux fois avant de plaider l’alignement du Conseil constitutionnel sur le modèle juridictionnel issu de la CEDH et de la Cour de Strasbourg.

Que faire alors ? Le doyen Vedel avait, avec le talent qu’on lui connaissait, défendu les pratiques actuelles en montrant qu’on ne ferait pas mieux en figeant dans un texte la procédure du contentieux normatif [21]. L’argument de l’efficacité et de la simplicité est toujours difficile à contredire. Reste celui de la transparence, dont la procédure actuelle n’est pas un modèle du genre. On peut hésiter sur le caractère public de l’audience, quoique ce principe relève des principes de procédure les plus élémentaires. Mais justement, le « procès constitutionnel [22] » ne peut pas être un procès comme les autres. Il ne faut pas que s’y produisent des « effets de manche », nécessairement mêlés de politique dans le cas présent. Le débat doit rester celui des principes et des moyens contentieux, de pur droit.

À ce titre, on peut faire deux propositions. D’abord suggérer que les parlementaires saisissants puissent désigner des mandataires pour porter la contradiction, au besoin oralement, devant le Conseil constitutionnel puisque les instances parlementaires ont refusé de venir directement présenter leur argumentation, même devant le seul membre du Conseil constitutionnel rapporteur. Serait ainsi rétablie une égalité des armes entre les parlementaires saisissants et le gouvernement qui a, lui, un accès direct au Conseil, oralement et au besoin par des notes supplémentaires qui viennent s’ajouter aux observations en réponse à la saisine.

Manque toujours le point de vue d’un ministère public, d’autant plus nécessaire que les questions de constitutionnalité sont de droit pur, sans mélange de faits, dans ce contentieux de norme à norme qu’est le contentieux constitutionnel des lois. On pourrait donc instituer un « procureur général de la Constitution », près le Conseil constitutionnel, désigné par accord des trois autorités de nomination des membres du Conseil constitutionnel, qui présenterait la question, en toute indépendance, du seul point de vue de la Constitution. Certes, il ne pourrait assister ni participer au délibéré pour éviter les embûches dans lesquelles d’autres représentants du ministère public sont tombés, bien malgré eux [23]. Mais on éviterait ainsi la relative incohérence de la défense d’un texte de loi, voté par le Parlement, par une instance gouvernementale, le Secrétariat général du gouvernement, qui a parfois bien du mal à justifier, sinon à défendre, un texte issu d’amendements purement parlementaires.

Mais on reste très opposé à l’admission des opinions dissidentes pour les membres du Conseil constitutionnel, contraire à la conception française du délibéré collégial et de la responsabilité commune de la décision juridictionnelle. L’autorité de la décision en serait toujours affaiblie, et conduirait inévitablement à des effets de tactique et de prospective en fonction de telle ou telle opinion dissidente. Le caractère objectif et abstrait du contrôle y perdrait également beaucoup [24].

Sur tous ces points, il faut utiliser les possibilités ouvertes par l’ordonnance du 7 novembre 1958, permettant au Conseil constitutionnel d’élaborer un règlement intérieur en matière de contrôle de constitutionnalité des lois. C’est un moyen légitime et commode de réaliser des améliorations procédurales, librement, sans avoir à emprunter ou à se soumettre à d’autres modèles. Le Conseil peut y trouver la possibilité d’innover, d’inventer des modèles procéduraux adaptés aux particularités du contrôle de constitutionnalité des lois.

Ce recours à un simple règlement de procédure sera-t-il suffisant pour garantir un « procès équitable » devant le Conseil constitutionnel ? La question ne se pose pas en ces termes. Il faut d’abord considérer que le Conseil doit pouvoir établir librement son règlement de procédure, en tant qu’organe constitutionnel, sans le voir contesté. La jurisprudence récente du Conseil d’État permet de justifier ce point de vue [25]. Le pouvoir de réglementation des cours constitutionnelles est fondé sur l’autonomie qui leur est donnée par la Constitution [26] et ne saurait donner lieu à contestation contentieuse devant un juge ordinaire. Il faut ensuite rappeler que le procès constitutionnel, particulièrement dans le contentieux des normes, n’a pas besoin de rassembler l’intégralité des garanties du procès équitable, parce que l’objet, la cause et les parties à l’instance constitutionnelle ne recueillent pas les éléments d’un procès « classique », d’autant que le contrôle porte sur une norme et s’exerce in abstracto. Le recours à un règlement intérieur est donc possible et souhaitable. L’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel y invite puisqu’elle prévoit à son article 56 que « le Conseil constitutionnel complétera par son règlement intérieur les règles de procédures édictées par le titre II de la présente ordonnance », ce qui comprend le contentieux normatif.

La fonction exercée par le Conseil constitutionnel le fait participer au processus législatif, serait-ce négativement. Mais il le fait selon des méthodes qui empruntent aux différents juges leurs modes de raisonnement et de fonctionnement : juge administratif français, cours constitutionnelles européennes. Cette fonction n’en fait pas un juge constitutionnel comme les autres, parce que le contrôle préventif de constitutionnalité le place au cœur de la décision normative. Quant à l’amélioration de l’institution, elle passe par une clarification du statut des membres, déjà bien avancée.

Alors ? Réformes mineures, à la marge ? Les grandes institutions sont comme les grands navires, leur cap ne peut être modifié que lentement, sans brusquer le mouvement. Les vraies réformes sont parfois discrètes.

L’enjeu principal porte sur l’extension des compétences, compte tenu des perspectives communautaires et européennes. Il doit redevenir un juge qui précède la décision normative, qui l’accompagne, y compris au plan européen, car il y va de la défense du modèle juridique français, inscrit dans nos textes fondamentaux. Et ce modèle porte aussi bien sur la conception du procès constitutionnel que sur les questions de fond. Sinon, à quoi peut servir la construction d’un modèle de droits fondamentaux qu’on a voulu universel si c’est pour le limiter à l’Hexagone ? Il y a là une question de conviction que doit porter, sans complexe, le Conseil constitutionnel français.

Notes

  • [1]L’expression est du doyen Georges Vedel, « Réflexions sur les singularités de la procédure devant le Conseil constitutionnel », Nouveaux Juges, Nouveaux Pouvoirs ?Mélanges en l’honneur de Roger Perrot, Dalloz, 1996, p. 537, qui la définit ainsi : « l’activité qui tend à créer par le jeu des prescriptions juridiques des structures et des pratiques politiques jugées désirables ».
  • [2]Pascal Jan, « Le Conseil constitutionnel », La Nouvelle Ve RépubliquePouvoirs, n° 99, 2001, p. 74. Sur les relations de cause à effet entre décision du Conseil constitutionnel et révision constitutionnelle, voir Louis Favoreu, « Le Parlement constituant et le juge constitutionnel », Mélanges Pierre Avril. La République, Montchrestien, 2001, p. 235.
  • [3]CC, 93-322 DC, 28-7-1993, Universités expérimentales ; 2001-454 DC, 17-1-2002, Loi relative à la Corse.
  • [4]CC, 1996, Polynésie française ; 1999, Nouvelle-Calédonie.
  • [5]Georges Vedel, Mélanges Roger Perrotop. cit., p. 539.
  • [6]Par exemple en Italie, article 135 de la Constitution, alinéa 2 : « Les juges de la Cour constitutionnelle sont choisis parmi les magistrats, même à la retraite, appartenant aux juridictions supérieures, ordinaires et administratives, les professeurs titulaires des universités qui enseignent les matières juridiques et les avocats ayant plus de vingt ans d’activité professionnelle. »
  • [7]Pascal Jan pose ainsi la question : « Pourquoi les juges constitutionnels seraient-ils les seuls à échapper à une exigence de formation juridique ? », art. cit., p. 82. Voir aussi les réflexions du président Philippe Ardant, « Le Conseil constitutionnel d’hier à demain », L’Avenir du droit. Mélanges en hommage à François Terré, Dalloz-PUF-Éd. du Jurisclasseur, 1999, p. 731 sq., spéc. p. 742 sq.
  • [8]Contra : Pascal Jan, art. cit., p. 81.
  • [9]Georges Vedel, préface à Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 6e éd., 2001.
  • [10]Guillaume Drago, Contentieux constitutionnel français, PUF, « Thémis », 1998, p. 180.
  • [11]Selon l’expression employée par Jacques Robert, témoignant de son expérience comme membre du Conseil constitutionnel, in La Garde de la République. Le Conseil constitutionnel raconté par l’un de ses membres, Plon, 2000, p. 88.
  • [12]Voir, en ce sens, Robert Badinter, entretien in Les Quarante Ans de la Ve RépubliqueRDP, 1998, p. 1336. Certes, on peut objecter que c’est lier à l’avance la position de la France dans la négociation communautaire, mais ce serait au profit du modèle juridique que véhicule notre droit. Il en vaut bien un autre qui nous est trop souvent imposé par les textes communautaires.
  • [13]Voir aussi la contribution de Denys de Béchillon ci-après.
  • [14]Concernant cette question voir Louis Favoreu, « Sur l’introduction hypothétique du recours individuel direct devant le Conseil constitutionnel », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, Dalloz, n° 10, 2001, p. 99.
  • [15]Sur tous ces points, voir nos réflexions in Contentieux constitutionnel françaisop. cit., p. 439 sq.
  • [16]Cass., ass. plén., 10-10-2001, Breisacher.
  • [17]Alors que la Constitution donne aussi un pouvoir d’interprétation de celle-ci au président de la République ; cf. art. 5 : « Le président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. »
  • [18]Georges Vedel, art. cit., p. 542.
  • [19]C’était le souhait ardent de Robert Badinter quittant ses fonctions de président du Conseil constitutionnel en 1995 : voir l’interview à La Vie judiciaire, 6-12 mars 1995.
  • [20]CC, 62-20 DC, 6-11-1962, Loi référendaire.
  • [21]Georges Vedel, « Réflexions sur les singularités de la procédure devant le Conseil constitutionnel », art. cit., p. 537 sq.
  • [22]Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pascal Jan, Le Procès constitutionnel, LGDJ, « Systèmes », 2001.
  • [23]On pense au ministère public en matière pénale devant la Cour de cassation, au regard des exigences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
  • [24]Voir les études comparatives sur les opinions dissidentes, in Les Cahiers du Conseil constitutionnel, Dalloz, n° 8, 2000, avec pour la France les réflexions de François Luchaire et Georges Vedel (contre) et Dominique Rousseau (pour). Plus généralement voir Wanda Mastor, Contribution à l’étude des opinions séparées des juges constitutionnels, thèse (dir. Louis Favoreu), Université Aix-Marseille III, 2001.
  • [25]CE, ass., 25-10-2002, M. BrouantD, 2002, p. 3034, note Hugues Moutouh, rejetant pour incompétence un recours dirigé contre le règlement du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 établissant le régime de ses archives, en ces termes : « eu égard à cet objet [l’accès aux archives du Conseil constitutionnel], qui n’est pas dissociable des conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel exerce les missions qui lui sont confiées par la Constitution, ce règlement ne revêt pas le caractère d’un acte administratif dont la juridiction administrative serait compétente pour connaître ». Voir aussi à propos de cet arrêt : Louis Favoreu, « Le Conseil d’État respecte l’indépendance du Conseil constitutionnel », D, 2002, p. 3287.
  • [26]En ce sens Louis Favoreu, art. cit., p. 3289.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2009https://doi.org/10.3917/pouv.105.0073

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