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La démocratie sociale n’est pas un gros mot et Macron devrait s’en souvenir
29.03.2023. Guillaume Malaurie. CHALLENGES
La démocratie sociale est née lors de la grande révolution industrielle pour conjuguer avancée économique et droit du travail. Elle est le pendant du suffrage universel qui fait les lois. Or, en débrayant auprès des syndicats qu’il refuse de recevoir, Emmanuel Macron reproduit la même erreur qu’en 1789 : le politique ne peut admettre d’autre représentation que celle issue des élections.
Du giga conflit des retraites, un mot drapeau émerge. Ce n’est pas « Liberté », ce n’est pas « République », ce n’est pas « Socialisme », c’est un « gros » mot composé qui rappelle que le droit de vote n’est pas l’Alpha et l’Omega de la démocratie. Ce mot : « Démocratie sociale ».
Il fait référence à cette démocratie de tous les jours quand le citoyen ne vote pas. Quand il est au travail. Dans son entreprise. Dans son rapport aux autres, à l’Etat, à ses droits. Face à la maladie, au chômage ou à la… retraite. Un mot que beaucoup redécouvrent alors qu’il figure pourtant dans l’article premier de la Constitution de 1946 et de 1958 : “La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale”. Un mot compliqué parce qu’il semble s’opposer à la conception de la démocratie telle que pensée et instituée par les hommes de 1789.
Le droit du travail à la source de la démocratie sociale
Laissons le juriste Alain Supiot l’expliquer, comme à son habitude, de manière lumineuse dans une tribune publiée par Le Monde le 15 mars dernier : « la société visée par la Déclaration de 1789, rappelle-t-il, était idéalement conçue comme un corps homogène, composé d’hommes libres et égaux. Ainsi comprise comme une collection d’individus tous semblables, la société politique ne pouvait admettre d’autre représentation que celle qui était issue des élections, d’où l’anéantissement de tous les corps intermédiaires par la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde en 1791. »
Alain Supiot poursuit : « selon l’ironique observation de Tocqueville, la notion de gouvernement se simplifie : le nombre seul fait la loi et le droit. Toute la politique se réduit à une question d’arithmétique ». La démocratie sociale est un remède aux insuffisances de cette conception purement quantitative de la représentation politique. Elle est née du choc de la révolution industrielle et du constat que la société n’est pas le corps politique homogène rêvé en 1789, mais une « espèce de tout » (Vauban) […] Un tout, et non pas un tas d’individus. »
Le concept de « Démocratie sociale » émerge comme beaucoup de notre génétique politique au XIX° siècle sous la plume du penseur législateur Louis Blanc (1811-1889). Dans un texte fondateur L’organisation du travail (1839), il décrit cette République plénière bipède qui pour faire face à l’industrialisation et à la concurrence doit avancer sur deux jambes : le suffrage universel qui fait les lois et les associations qui élaborent un « droit du travail ».
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Un texte fin, subtil attentif aux équilibres que les politiques seraient bien inspirés à relire aujourd’hui. « S’il est nécessaire de s’occuper d’une réforme sociale, écrivait Louis Blanc, il ne l’est pas moins de pousser à une réforme politique. Car si la première est le but, la seconde est le moyen. Il ne suffit pas de découvrir des procédés scientifiques, propres à inaugurer le principe d’association et à organiser le travail suivant les règles de la raison, de la justice, de l’humanité ; il faut se mettre en état de réaliser le principe qu’on adopte et de féconder les procédés fournis par l’étude. Or, le pouvoir, c’est la force organisée. Le pouvoir s’appuie sur des chambres, sur des tribunaux, sur des soldats, c’est-à-dire sur la triple puissance des lois, des arrêts et des baïonnettes. »null
En clair, pour que la verticalité du pouvoir législatif et exécutif puisse s’exercer de manière utile, légitime et même forte, il faut beaucoup de démocratie sociale horizontale pour faire infuser la citoyenneté du travail. Surtout lorsque l’on ne compte guère que… 6 % d’ouvriers et d’employés au Parlement !
Tous les socialistes réformistes, de Jaurès à Léon Blum, ont mis en avant ce mécano pour prévenir deux périls : le césarisme totalitaire de type communiste, la partition du monde salarié entre les corporations ultra protégées et le précariat, et enfin et surtout la « loi » d’un marché de plus en plus mondialisé qui échappe aux législations souveraines. Écoutez Léon Blum dans son livre A l’échelle humaine qu’il rédige en captivité en 1945 pour comprendre l’étrange défaite de la III° République : « La démocratie politique ne sera pas viable si elle ne s’épanouit pas en démocratie sociale ; la démocratie sociale ne serait ni réelle ni stable si elle ne se fondait pas sur une démocratie politique. »
A la recherche des acteurs de la démocratie sociale
Tout ça est bel bien sur le papier direz-vous, mais où sont les acteurs de cette « démocratie sociale » ? Les syndicats bien sûr mais où sont les syndiqués ? Il y a 20% environ de syndiqués jusqu’à la fin des années soixante-dix. C’est ensuite la dégringolade. On passe de 11,2 % à 10,3 % de syndiqués entre 2013 et 2019 mais seulement 7,8% dans le privé selon les derniers chiffres ! Et la réduction du nombre des mandats de représentation du personnel d’un tiers suite aux ordonnances Macron de 2017 n’a rien arrangé.
Du coup, les efforts pour inciter à la pratique de la « démocratie sociale » semblent prospérer depuis quelques temps dans la stratosphère des principes. Quels sont les effets de l’excellente loi Larcher du 31 janvier 2007, qui dispose que « tout projet de réforme envisagé par le gouvernement qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l’emploi et la formation professionnelle fait l’objet d’une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel, en vue de l’ouverture éventuelle d’une telle négociation » ?
Et se souvient-on de la « Loi Travail » ou « Loi Khomri » relative « à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels » qui, en mélangeant tout, précipita la chute de François Hollande. Lui qui avait pourtant souhaité, mais en vain, inscrire dans la Constitution « une véritable autonomie normative issue des partenaires sociaux. »
Ressuscitée dans la grande bataille des retraites, la « Démocratie sociale » produit, il faut le constater, un effet magique. Elle dote le mouvement de protestation d’un encadrement syndical hautement responsable qu’on croyait en déshérence. Énorme à l’heure où toutes les radicalités reprennent du poil de la bête. Reste que pour l’exercice partenarial fonctionne, il faut être plusieurs autour de la table. Au moins deux.
Les Gafa bouleversent encore un peu plus l’équilibre
Pas seulement : il faut encore compter avec ce que l’économiste américain George Stigler appelait la « capture de la réglementation » donc des normes économiques et sociales. Elle est menée par les puissants groupes d’intérêts privés tels les Gafa ou les BATX (quatre grandes entreprises numériques chinoises) qui s’affranchissent de la plupart des grandes régulations d’Etat adoptées après-guerre. Un des secrets de fabrique des Trente Glorieuses. Un des chantiers dont on attendrait la mise en œuvre à l’échelle de l’Europe.
Vite ! Tout le monde semble avoir zappé que sur notre vieux continent de nouveau affaibli par la guerre, balafré par les gouvernements populistes ou illibéraux, défié par les États-Continents de Chine, de Russie et d’Inde, vont se tenir bientôt les élections… européennes. Dans un an !