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États-Unis : les bibliothèques font face à une censure grandissante
Sans surprise, l’année 2022 a vu le nombre de tentatives de censure au sein des collections des bibliothèques exploser aux États-Unis. L’association des bibliothécaires américains a ainsi recensé 1269 demandes de retrait, avec 2571 titres concernés.
Le 24/03/2023 par Antoine Oury. ACTUALITÉ
L’année 2021 a marqué les débuts d’une vague de censure sans précédent à travers les États-Unis. Des parents d’élèves, des groupes de pression et des représentants politiques demandent le retrait de nombreux ouvrages des collections des bibliothèques scolaires ou publiques, arguant que les textes sont « obscènes », voire « pornographiques » et inadaptés aux enfants et adolescents.
Dans les faits, les compétences professionnelles des bibliothécaires sont remises en cause, tout autant que la liberté de lire des plus jeunes. Par ailleurs, les livres les plus visés par ce courant réactionnaire portent sur des expériences traumatisantes, comme les violences, physiques, morales ou sexuelles, mais aussi les discriminations, du racisme à l’homophobie en passant par le sexisme.
Censure exponentielle
Depuis que l’American Library Association (ALA) recense les tentatives de censure dans le pays, soit vingt années de données, l’année 2022 constitue un nouveau triste record, avec 1269 demandes de retrait. C’est presque le double du bilan de l’année 2021, où 729 occurrences avaient été relevées. Bien sûr, ces chiffres ne sont pas exhaustifs : seuls les cas signalés à l’organisation sont comptabilisés.

Nombre de tentatives de censure par an, aux États-Unis, selon l’ALA
Cette volonté de censure concerne aussi plus de titres que l’année précédente : 2571, contre 1858 en 2021. Une donnée particulièrement inquiétante, qui permet de conclure que la tendance est exponentielle : les censeurs se montreraient de plus en plus assurés, enclins à couvrir une plus large part des collections des établissements.
Les bibliothèques publiques et les bibliothèques scolaires sont visées par les demandes de retrait, à parts quasi égales, même si les secondes restent plus exposées.
Une stratégie globale
L’une des caractéristiques majeures de cette vague de censure inédite reste son organisation, particulièrement bien huilée.
« Nous faisons face à une plus grande mobilisation de diverses organisations au sein des communautés locales. Ils encouragent leurs partisans à se rendre aux réunions des conseils d’administration scolaires pour pointer du doigt des livres. Leurs cibles sont généralement des ouvrages aux thématiques LGBTQIA et des livres sur le racisme » diagnostiquait auprès d’ActuaLitté Deborah Caldwell-Stone, directrice du bureau de la liberté intellectuelle de l’Association des bibliothèques américaines, en décembre 2021.
Parmi les armes de ces organisations réactionnaires, parfois à connotation religieuse et souvent orientés vers la droite américaine, la constitution de listes d’ouvrages à retirer des bibliothèques. Ces dernières, reprises par des militants, permettent de pointer une grande quantité de titres au sein des collections.
Conséquence de cette stratégie, 90 % des titres visés l’ont été dans le cadre d’un signalement multiple, et 40 % au sein d’un ensemble de 100 livres ou plus…
Quels ouvrages ?
Au sein des livres pris pour cible, quelques titres reviennent souvent. Genre Queer, de Maia Kobabe (traduit par Anne-Charlotte Husson, Casterman), Un palais de colère et de brume de Sarah J. Maas (trad. Anne-Judith Descombey, La Martinière), Le bleu ne va pas à tous les garçons de George M. Johnson (traduit par Noémie Saint-Gal, De Saxus), Lait et Miel de Rupi Kaur (traduit par Sabine Rolland, Pocket) ou bien L’Œil le plus bleu de Toni Morrison (traduit par Jean Guiloineau, Christian Bourgois) en font partie.
On trouve aussi un certain nombre de bandes dessinées, comme Maus, d’Art Spiegelman, Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons, Batman : White Knight, de Sean Murphy et Matt Hollingsworth, La Servante écarlate, de Margaret Atwood et Renée Nault…
Dans son bilan de l’année 2022, l’ALA résume la situation : « Parmi les titres [visés], la vaste majorité est signée par des membres de la communauté LGBTQIA+ ou par des personnes issues de la diversité, ou qui rendent compte de leurs expériences. »
Droit constitutionnel
« Chaque tentative pour faire retirer un livre des collections par un groupe de pression représente une attaque directe envers le droit constitutionnel de chaque individu de pouvoir choisir librement les livres qu’il souhaite lire et les idées dont il veut prendre connaissance », souligne Deborah Caldwell-Stone, directrice du bureau de la liberté intellectuelle de l’Association des bibliothèques américaines, dans un communiqué.
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Restreindre l’horizon intellectuel des plus jeunes, mais aussi les empêcher de s’informer sur des sujets importants, voire cruciaux, telles sont les conséquences des retraits.
« Chaque jour, des bibliothécaires professionnels déterminent, avec les parents, quels livres sont les plus appropriés pour les besoins de leurs enfants. À présent, nombre d’entre eux sont menacés sur leur lieu de travail, dans leur vie privée et risquent même des poursuites judiciairessimplement parce qu’ils mettent à disposition des ouvrages aux jeunes et à leurs parents », déplore Lessa Kanani’opua Pelayo-Lozada, présidente de l’ALA.
Les enseignants sur la sellette
Si l’American Library Association fait état de la situation des professionnels des bibliothèques, les enseignants et professeurs ne sont pas épargnés, dans certains États. Le Texas, le Missouri ou la Floride ont ainsi mis en œuvre des lois restreignant les libertés d’enseignement, interdisant aux pédagogues d’aborder certains sujets ou d’utiliser des manuels jugés non conformes.
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Dans l’Oklahoma, Summer Boismier, enseignante au sein d’une école publique, risque la suspension pour avoir conseillé à ses élèves un lien permettant l’accès à une carte du réseau des bibliothèques Brooklyn et l’emprunt de livres numériques, dont une vingtaine de titres visés par la censure dans l’État.
Le ministère de l’Éducation de l’État a porté plainte contre Boismier, estimant qu’elle avait donné «accès à contenus sexuels explicites à des mineurs» et d’avoir prononcé des «instructions racistes illégales» à ses élèves. Parmi les ouvrages qu’elle encourageait à découvrir, notamment, des classiques de la littérature américaine comme Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur d’Harper Lee (trad. par Isabelle Stoïanov, Livre de Poche) et Des souris et des hommes, de John Steinbeck (trad. par Maurice Edgar Coindreau, Folio)…