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« VIVRIONS NOUS UNE RÉGRESSION DÉMOCRATIQUE MONDIALE ? »

La montée des idées radicales menace l’Etat de droit

Elle est le fruit d’une interpénétration de trois facteurs :

– la biopolitique,

– l’extension de l’illibéralisme et

– la polarisation,

s’inquiète le spécialiste de l’extrême droite dans une tribune au « Monde ».

ARTICLE

Nicolas Lebourg, historien : « Vivrions-nous une régression démocratique mondiale ? »

Nicolas Lebourg Historien et chercheur à l’Observatoire des radicalités politiques

Publié le 31 octobre 2023 LE MONDE

Lors des victoires de Donald Trump, Jair Bolsonaro et du Brexit s’était imposé le récit d’une « vague populiste ». Avec quelques années de recul, l’interrogation change : vivrions-nous une régression démocratique mondiale ? Depuis 2016, un programme international quantifie et analyse l’évolution des normes démocratiques de 173 pays. Actuellement, trente-sept connaissent un recul modéré des libertés civiques, et onze leur forte contraction – mais quatorze une expansion.

L’autorité des gouvernements va avec une tension certaine dans les sociétés. Ainsi, un autre programme comptabilise les mouvements de protestation depuis 2017 : 132 pays en ont connu d’ampleur. Le malaise démocratique existe bien, et trois dynamiques transnationales peuvent être dégagées.

Un désir de contrôler les corps

Au premier chef s’observe le retour étendu de ce que Michel Foucault a nommé la « biopolitique », le contrôle des corps. Devenu un enjeu majeur des désirs de revanche sur le libéralisme, il peut associer divers thèmes : ainsi des dénonciations internationales d’un complot de la promotion des sexualités LGBT + dans le cadre de la destruction des identités traditionnelles passant aussi par l’immigration, au bénéfice d’un plan mondialiste, dont le symbole serait le financier (juif) George Soros.

Le corps féminin est un enjeu crucial : l’Afghanistan et l’Iran témoignent des liens entre le sort des femmes et celui de la démocratie. Mais dans les régimes libéraux, il est aussi un enjeu, de l’annulation du droit national d’accès à l’IVG aux Etats-Unis depuis 2022 à sa quasi-interdiction en Pologne. S’y observe aussi l’émergence des misogynes « incels » (pour célibataires involontaires), nouvelle radicalisation violente généralement liée à l’ultradroite, dont le Canada a été le premier pays à classer une tuerie comme acte terroriste – l’arrestation d’un « incel » préparant un acte terroriste. La seconde est survenue en septembre dernier en France.

Le contrôle des corps migrants est un thème central : le Danemark est devenu un modèle international de restriction de l’immigration, tandis que l’Italie, gouvernée par le parti d’extrême droite Fratelli d’Italia – qui dénonçait la main de Soros derrière leplan de substitution ethnique en Italie –, augmente considérablement ses autorisations à l’immigration de travail tout en étant agressive envers les migrants illégaux et les ONG qui les secourent en mer. Ce qui est accepté, c’est le corps contrôlé.

L’assaut autoritaire

Cette représentation est liée au second point : l’extension de l’illibéralisme, dont le régime du premier ministre hongrois, Viktor Orban, est le prototype. Cette forme de gouvernance utilise la démocratie pour réduire l’Etat de droit, tout en mettant en avant une société hiérarchisée et culturellement homogène. La sortie du cadre libéral des régimes russe et turc s’accompagne d’une mythification du passé impérial, laissant à penser que les slogans comme le trumpiste « Make America great again » sont un véhicule de l’illibéralisation – en 2022, Viktor Orban est allé jusqu’à se rendre à un match de football avec une écharpe représentant la Grande Hongrie d’avant le traité de Trianon (1920). Censé retrouver sa fierté, le peuple est aussi supposé retrouver ses droits par l’effacement des pouvoirs judiciaires au bénéfice de l’exécutif.

C’est là le motif de la crise politique dans laquelle a sombré Israël avec la réforme de la justice voulue par la coalition gouvernementale. Mais la tentation illibérale se répand jusque dans les vieilles démocraties. En France, lors de l’élection présidentielle de 2022, Mmes Pécresse et Le Pen et M. Zemmour proposaient tous trois d’opposer le principe juridique de l’identité constitutionnelle aux normes et recours de l’Union européenne en matière d’immigration – une idée que l’on retrouve dans une proposition de loi constitutionnelle déposée par Les Républicains en juin 2023. Quoique Eric Zemmour n’ait obtenu que 7 % des voix, son discours était révélateur, avec sa volonté que « Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Cour de cassation, Cour de justice européenne et Cour européenne des droits de l’homme » ne puissent corseter, « au nom des droits de l’homme, la liberté d’action des gouvernements ».

Conflictualiser et polariser

Ce cas nous mène au dernier point : la polarisation. La réorganisation des univers médiatiques entretient la conflictualité. M. Zemmour appuie son aventure politique sur l’empire médiatique de Vincent Bolloré, qui va des mass media à l’édition. En Pologne, le parti au pouvoir contrôle idéologiquement les médias publics, dont il a fait une arme contre l’opposition. A l’échelle globale, les transformations de l’ex-Twitter par Elon Musk créent une plate-forme pour les idées extrémistes, avec un niveau d’audience que n’avaient pas les applications pensées dans ce but comme Gab, Minds ou le russe VK.

Si, à l’ère industrielle, normer les esprits exigeait d’encadrer les usines et les casernes, la période actuelle implique une mise en tension politique à chaque doigt posé sur le smartphone. Alors même que ces instruments sont foncièrement ceux d’une globalisation sans retour possible, ils sont mis au service d’une offre politique d’imposition d’une unité culturelle aux sociétés nationales. Une injonction que l’on retrouve aussi bien dans les polémiques publiques occidentales contre le wokisme et l’islamisation qu’en motif soulevé par la junte birmane pour couvrir ses massacres, ou au cœur de l’usage du bétail par les nationalistes hindous.

En outre, à l’heure de la guerre, la question est centrale pour le soft power russe. Bénéficiant internationalement du jeu d’équilibriste des pays illibéraux ou en transition potentielle vers ce stade (Hongrie, Israël, Turquie…), la Russie est devenue le champion du combat contre le « deep state » [un Etat dans l’Etat, ceux qui empêcheraient de gouverner : médias, lobbys…] pour les propagateurs des thèses complotistes du mouvement QAnon. Ceux-ci ont su recycler les inquiétudes nées du Covid-19 avec le thème d’un Vladimir Poutine démantelant les bases secrètes de production d’armes biologiques ou d’adrénochrome (cette substance mythique censée être consommée par les élites pédo-satanistes).

Ces trois dynamiques s’interpénètrent d’une façon viable : l’entretien de la polarisation vise à la mise en place de régimes illibéraux réalisant une biopolitique ; la demande biopolitique excitée par la polarisation mine l’Etat de droit ; l’affaiblissement de ce dernier au profit de l’illibéralisme permet de polariser et d’ethniciser sa population. Qui souscrit à un élément de la chaîne ne peut guère s’extraire de sa logique.

Décrochage démocratique

Quoique le parti postfranquiste Vox, en Espagne, ait connu un récent revers électoral, son émergence est symptomatique : le parti milite contre les droits des femmes et les dispositifs anti-violences sexuelles et sexistes, contre l’immigration, exige une réduction des autonomies au bénéfice d’un unitarisme national, et agite les fantômes de la Reconquista et de la grandeur de l’ancien empire transatlantique. Parfois observé avec moquerie de ce côté des Pyrénées pour la « ringardise »de son sexisme, il s’avère en fait un bon symptôme du temps. Moins qu’une vague populiste qui soulignerait un désenchantement démocratique, on assiste à un désalignement de la démocratie pluraliste et de la modernité. Moins qu’un fascisme qui viendrait, et que l’on pourrait combattre, on voit se profiler la rencontre d’une offre et d’une demande politiques ne considérant pas l’Etat libéral comme le mieux-disant pour les populations majoritaires des sociétés nationales.

Historien spécialiste de l’extrême droite, Nicolas Lebourg est chercheur au Centre d’études politiques et sociales de l’Europe latine (Cepel) à l’université de Montpellier et et participe au Project on the transnational history of the far right de la George Washington University. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Monde vu de la plus extrême droite. Du fascisme au nationalisme-révolutionnaire (Presses universitaires de Perpignan, 2010) et, en codirection avec Isabelle Sommier, La Violence des marges politiques des années 1980 à nos jours (Riveneuve, 2018).

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