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KARL JASPERS : LA PHILOSOPHIE ET LA POLITIQUE, LA BOMBE ET L’HOMME. 1963

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LA BOMBE ATOMIQUE ET L’AVENIR DE L’HOMME

Le philosophe aborde les rapports de l’homme et de la politique à l’ère de la menace de l’anéantissement nucléaire.

L’illustre philosophe allemand Karl Jaspers était à Bâle où il a accordé à Jean-Pierre Elkabbach un entretien à l’occasion de la publication simultanée en France de deux de ses ouvrages : Autobiographie philosophique chez Aubier et un gros volume sur La Bombe Atomique et l’Avenir de l’Homme chez Buchet-Chastel.  

extraits:

« Les choses se passent ainsi, dans l’histoire, avec les philosophes, et l’on peut dire que la philosophie est peut-être une création totalement superflue, dépourvue de toute utilité et bonne à jeter.  Je suis convaincu qu’il n’en est rien, que le fait de l’impuissance de la philosophie est incontestable, mais qu’il n’est pas définitivement acquis. » 

« En un mot, je ne puis prouver mon espoir en la philosophie, je ne puis dire que ceci : philosopher est digne d’un homme, et lorsque je rencontre des hommes, qu’il s’agisse d’ouvriers, d’employés ou de collègues, j’en ai une intelligence si nette que je me dis : cet homme philosophe, au sens plein du mot. Alors, comment se fait-il que cette activité ne prenne pas plus d’ampleur, et ne modifie pas le cours des choses ? »

ENTRETIEN AVEC KARL JASPERS

L‘homme et la bombe

Par Jean-Pierre Elkabbach (en 1963) Dans L’Express

L’Express : Quels sont les rapports entre la politique et la philosophie ? 

Karl Jaspers : Vous posez là [une des] grandes questions de la philosophie. Pouvons-nous parvenir à quoi que ce soit en ce monde à l’aide de la philosophie ? Le problème se pose en Occident depuis les premiers philosophes grecs, il y a 2500 ans. On conte aujourd’hui encore la façon dont Byas de Cyrène, devant la menace perse, donna aux cités le conseil de s’unir et de faire front. Le philosophe a donné le conseil, certes, mais les Etats n’en ont rien fait et ont été à leur perte.  

Les choses se passent ainsi, dans l’histoire, avec les philosophes, et l’on peut dire que la philosophie est peut-être une création totalement superflue, dépourvue de toute utilité et bonne à jeter.  

Je suis convaincu qu’il n’en est rien, que le fait de l’impuissance de la philosophie est incontestable, mais qu’il n’est pas définitivement acquis.  

Les raisons de mon espérance ne se laissent pas exposer rationnellement. A la fin de l’antiquité, la philosophie, représentée par le seul stoïcisme, était si répandue que, dans l’empire romain, tout homme de quelque culture était stoïcien, la philosophie stoïque a exercé la plus grande influence sur la législation et sur le développement de l’humanité, influence qui a marqué notre temps, au-delà de l’Empire.  

En un mot, je ne puis prouver mon espoir en la philosophie, je ne puis dire que ceci : philosopher est digne d’un homme, et lorsque je rencontre des hommes, qu’il s’agisse d’ouvriers, d’employés ou de collègues, j’en ai une intelligence si nette que je me dis : cet homme philosophe, au sens plein du mot. Alors, comment se fait-il que cette activité ne prenne pas plus d’ampleur, et ne modifie pas le cours des choses ? 

En matière de philosophie, on ne peut pas mettre au point de programme : par essence, la philosophie naît au coeur d’un individu, et d’un individu qui se sait concerné et se dit : « Même si je ne suis qu’un insecte, qu’un être infime par rapport aux multitudes – cela me concerne. »  

L’homme qui fait une telle remarque se met à philosopher. Or, il peut la faire tout aussi bien dans sa façon de conduire sa vie, que dans sa façon de voter. 

Lorsqu’une multitude vote, chaque individu doit penser devant l’urne : tout dépend de moi. 

Hegel disait : « Les élections sont une sottise, car là où tant d’hommes se prononcent, l’individu n’est plus concerné et il se désintéressera du scrutin ». C’était une prédiction entièrement erronée. Je dirais plutôt que si les hommes apprennent à se sentir concernés, et constatent alors qu’il leur faut réfléchir, donc philosopher, j’en retire une espérance, ni plus ni moins.  

Vous croyez en l’homme ? 

Je ne crois pas en l’homme ; je dirais avec Kant : « Il est fait d’un bois si tors qu’on n’en peut tirer rien de droit ». Mais je crois que l’Homme n’est pas pur néant, qu’il n’est pas semblable aux autres vivants, aux animaux, et cela n’est point hasard, mais l’homme est ce quelque chose que l’on peut nommer ; son devoir est étroitement tracé, c’est un devoir pour soi-même dont l’homme ne connaît ni la signification ni la fin.  

Il existe une assise des choses, proprement inconcevable, et devant laquelle tout est possible. Possible le massacre des Juifs, possible le suicide collectif de l’humanité par la bombe, possible encore la destruction de la planète par quelque événement cosmique – ce fondement de l’univers, ne prétendons pas le faire servir au bonheur des hommes !  

Au sein de cette réalité effroyable, l’homme n’est pas, certes, l’être auquel je crois, mais par sa faculté d’amour, par sa véracité, par son goût d’être libre, l’Homme témoigne qu’il existe en lui quelque chose de plus grand que tout au monde ; il témoigne que doit exister, dans le fondement du réel, ce par quoi l’Homme est au monde. Notre regard ne peut pénétrer là.  

L’homme qui aime, dit le vrai, veut la liberté, est seul digne de foi en ce monde. Je ne puis me fier à rien d’autre. Révélations, Eglises, Etats, tout se dérobe en fait. Les hommes, en revanche, sont des réalités, ils sont des signes, ils sont dignes de foi pour autant qu’ils aiment ; et pourtant, la Nature peut surgir à chaque instant et détruire cet être bien aimé. Peut surgir aussi la Démence, inconcevable plus que tout, et son naufrage d’un vivant. 

Quelle est votre attitude à l’égard de l’engagement ?  

J’estime que l’on ne peut appliquer à la politique la pensée philosophique, mais j’estime également que l’acte de philosopher fait naître un type de réflexion qui donne au discernement, en matière politique, plus d’assise, plus de valeur et plus de sérieux.  

Cet acte du philosophe est inapplicable à la politique au sens où l’on pourrait tirer de la Philosophie des conséquences d’ordre politique.  

On peut faire oeuvre philosophique sans être soi-même engagé ; à la condition bien évidente de n’être pas dépourvu de toute expérience.  

Le philosophe qui vit au sein de la méditation mène, pour l’essentiel, une vie à part ; cela va sans dire, mais la nature de ses pensées a toujours rapport à l’expérience concrète qu’il vit, en quelque sorte, sur des modèles.  

En 1931, j’ai publié un ouvrage, traduit en français, sur La situation spirituelle de notre temps. A l’époque, un célèbre industriel de la Ruhr disait à mon père, au cours d’un conseil d’administration : « Comment diable votre fils sait-il ce qui se passe chez nous ? De toute évidence, il est parfaitement au courant ». Mon père me rapporta le propos et je lui répondis : « Tu diras à ce Monsieur qu’à l’assemblée de Faculté, nous faisons les mêmes expériences que lui, sur une petite échelle, et que cela nous fonde à porter des jugements sur autre chose. » 

Il s’agit simplement d’avoir des yeux pour voir : on pourra alors asseoir sa réflexion philosophique dans le monde de la politique et dans toutes les autres expériences. On n’est jamais engagé que sur une petite échelle : de la grande politique, nous sommes absents.  

Avez-vous eu une expérience politique personnelle ?  

J’ai adhéré, en 1919, au Parti démocratique allemand que l’on venait de fonder. Je l’ai quitté en 1923, parce que je trouvais son attitude opportuniste et que je refusais d’en être complice. Je n’ai plus jamais appartenu à un parti. 

J’ai vu quels mérites on tenait en estime, mérites qui reposent le plus souvent sur l’ancienneté. On garde mémoire de ce genre d’expériences, faites par hasard.  

J’irai même jusqu’à dire que les plus grands penseurs politiques furent ceux qui échouèrent dans l’action politique concrète. Gundolf (1) disait, de Max Weber si je ne me trompe, un grand Allemand de l’époque : « C’est un homme d’action contrarié ». On peut le dire aussi de Machiavel : si Machiavel avait connu des succès politiques, il n’aurait pas écrit ses grands ouvrages.  

Il y a quelque rapport entre l’incapacité à agir concrètement et les vastes horizons. C’est peut-être le cas pour moi, mais je ne voudrais pas l’affirmer. 

Ne croyez-vous pas que votre livre sur la bombe atomique est trop philosophique pour ceux qui se préoccupent avant tout de la politique ?  

Je ne considère pas que mon livre sur la bombe atomique soit d’une lecture difficile, à la différence de mes ouvrages proprement philosophiques. En tout cas, de grands chapitres sont d’accès si facile, que des philosophes, collègues de Faculté, m’ont dit : « C’est un véritable roman feuilleton que vous écrivez là ». 

En écrivant un livre de mille pages sur la vérité, je ne m’attends pas à avoir beaucoup de lecteurs ; je les attends pour un livre comme celui-ci, et j’espère en avoir le droit.  

Quelles sont les transformations apportées dans l’existence de l’homme par la bombe atomique ?  

On dit que la bombe atomique a marqué l’apparition d’une nouveauté absolue, et c’est juste.  

Je suis persuadé que cette nouveauté nous prend entièrement au dépourvu. J’en ai eu conscience personnellement : dans l’un de mes ouvrages philosophiques, écrits autour de 1920, je soutiens, dans un développement de pure imagination, que la technique pourrait un jour découvrir une substance capable de faire sauter la planète, et j’écris – au gré de la fantaisie – que si le moyen se découvre, on trouvera certainement un homme pour l’employer.  

Ce que je tenais à l’époque pour une fiction fantastique, et que je ne présentais que comme un jeu pur de l’esprit – c’est pourquoi j’ai vécu si intensément l’absolue nouveauté d’Hiroshima – c’était ce moyen radical.  

Il nous faut, à vrai dire, nuancer : on ne peut pas encore dire, aujourd’hui. qu’une conflagration atomique détruirait à coup sûr l’humanité. Un optimiste qui pense grand, l’Américain Teller, par exemple, estime que la population des Etats-Unis périrait pour la moitié ou les deux tiers, mais non tout entière. Entre cette situation épouvantable qui conduirait à une barbarie totale et l’éradication de toute vie, la distance reste considérable. 

Mais ce que je liens pour assuré c’est qu’un jour ou l’autre, on en viendra à des bombes telles que, si on les emploie sans capitulation de l’un des adversaires, toute vie sera éliminée, fût-ce involontairement. En d’autres termes, la possibilité se manifeste, et dès lors, une question se pose : cela se produira-t-il ? La nouveauté du phénomène me parait incommensurable, et je ne trouve de parallèle qu’avec le temps du Christ et ses apôtres.  

Ils étaient persuadés que, de leur vivant, le monde serait détruit et que s’établirait, à ce moment, le Royaume de Dieu : c’est pourquoi ils n’avaient aucun sens de l’avenir. Ils pensaient préparer l’avènement du Royaume, dans sa splendeur, afin que tous y soient purifiés et prêts à comparaître : la foi était en eux, mais aussi l’erreur. 

Notre situation est à l’opposé : les hommes aperçoivent une possibilité réelle, effective, celle de la fin de l’humanité, et non plus du monde ; ils ne réagissent pas, ils se contentent de la peur. Et ce qui se produisit jadis : le grand revirement intérieur, ne se produit plus guère. 

Je me dis aujourd’hui, à titre d’hypothèse, que si les savants affirment la nécessité d’un nouveau mode de penser, ils songent à une faculté rationnelle et technique : pour moi, cela ne débouche sur rien.  

Il nous faut une Réforme comme celles que l’histoire de l’homme a déjà connues à plusieurs reprises : une réforme de notre pensée dans un sens qui, philosophiquement, va de soi : refaire la vie de telle sorte que les hommes ne soient plus en mesure d’utiliser la bombe.  

Nul ne sait ce qu’il en sera, mais, je le répète, ce qui est absolument nouveau, c’est la possibilité d’une destruction intégrale, c’est la nécessité d’une réforme de notre pensée, réforme qui a pour objectif d’empêcher la disparition de l’espèce, et qui serait d’une telle profondeur et de tant de conséquence que cette disparition elle-même en devient impossible. 

N’avez-vous pas l’impression que le monde s’accommode de l’existence de la bombe ? 

Etre tranquille est aujourd’hui une folie, mais cette tranquillité se répand sans cesse, par l’effet de l’habitude. Il y a déjà bien des années que nous entendons parler de cette bombe effrayante, nous voyons que nul ne l’emploie et nous nous disons : eh bien ! elle ne sera jamais employée.  

Lorsque éclata la première guerre mondiale, j’avais trente et un ans. On pensait communément que le temps des guerres n’était plus, que personne ne voudrait utiliser ces canons effroyables fabriqués par Krupp, qu’il ne pouvait y avoir de nouvelle guerre.  

La situation actuelle me rappelle cette quiétude que j’ai alors connue. L’assoupissement, on se laisse vivre ce ne sera pas grave. Puis l’irruption soudaine de l’imprévu, de l’inattendu.  

J’ai connu cela une seconde fois, en Allemagne, en 1933. La plupart des Allemands, et même les autres, n’avaient jamais pensé auparavant qu’un barbare pût soumettre l’Allemagne. Et cela se produisit contre toute prévision. Je ne l’avais pas prévu moi-même ; lorsque j’y songeais, je le tenais pour impossible. J’ai pour la troisième fois aujourd’hui le sentiment d’une tranquillité trompeuse et cette fois, elle s’étend au monde entier. 

Quelle est la signification de la bombe dans le contexte politique actuel ? 

Le rapport entre le danger de la bombe atomique et le danger du totalitarisme me semble résider en ceci : je suis convaincu que des traités dignes de foi et une paix véritable bâtie sur la raison ne sont possibles qu’entre Etats libres. Kant, le premier, me semble-t-il, a exposé cela de façon magistrale dans sa Paix perpétuelle. Des Etats sans liberté, des dictatures, et en premier lieu des régimes totalitaires, du fait que les peuples y sont en servitude et les maîtres eux-mêmes esclaves de leur principe, ne sont pas susceptibles de développer en eux le moins du monde cette fidélité à la foi donnée, qui est la condition du respect des conventions. Aussi, dans un monde composé d’Etats libres, on pourrait parvenir par la voie des traités, à une situation dont la bombe serait exclue.  

Je lisais l’année dernière, dans un bel essai de Raymond Aron sur ces dangers : « … A la condition que la raison ne cesse pas de régir le Kremlin ». Mais, lorsque je songe aux Chinois, le danger me semble immense, et cela ne tient pas au communisme, mais au principe totalitaire.  

Un principe de gouvernement inconnu de Montesquieu, étranger à son horizon, un principe de gouvernement réellement nouveau a surgi avec l’ère technicienne : la forme qu’y revêt l’Etat est totalitaire, incapable de conclure des traités, et condamnée par nature à s’assurer la domination du monde pour subsister. Un Etat totalitaire ne respectera aucune convention et, un jour ou l’autre, du fait des hommes qui tiennent la barre, il emploiera la bombe.  

C’est pourquoi le rapport de la liberté et du totalitarisme, de la bombe au totalitarisme est si étroit. 

L’Occident seul peut-il maîtriser le danger ?  

Votre question, me semble-t-il, touche au point capital, un point qui, au demeurant, n’a de sens qu’en Occident, puisque là seulement, on peut tenter de s’entretenir, du moins en liberté et publiquement. Cela n’existe pas dans les Etats totalitaires. Nous ne pouvons, hélas pas, actuellement, nous fier à cette possibilité en Occident : nous nous disons libres et ne le sommes pas encore.  

Il y a chez nous un mensonge constant, une dissimulation universelle ; nous avons sans doute, en apparence, la possibilité de tout dire et de parler ensemble, mais partout se cachent des facteurs d’inhibition, partout s’exercent l’insincérité et la ruse.  

Nous transformer en Occident, nous rendre capables de ce dialogue dont vous parlez, voilà la condition première, et ce dialogue est le plus souvent absent des propos publics d’aujourd’hui. Justifier ce que je vous dis là nous mènerait loin. On peut néanmoins trouver quelques exemples, brièvement : chaque débat parlementaire, presque chaque discours d’un homme d’Etat est plein de dissimulation, inconsistant, quelonque.  

Il y a maintenant un an qu’éclatait chez nous, en Allemagne, l’affaire du Spiegel, que vous connaissez (2) : c’est encore une obscure histoire, on ne verse pas au peuple un vin trop pur, on fait le silence. De la dissimulation partout, et pas seulement chez nous Allemands, mais ailleurs aussi : l’Occident ne devrait pas être dissimulation. Il nie ainsi la liberté. 

Pour vous, la liberté est au centre de toute pensée politique ? 

Si l’on adopte pour point de vue que tout ramène à la liberté politique, il faut désirer sans conditions cette liberté pour les territoires allemands de l’Est, et tout mettre en jeu pour l’obtenir.  

Cela n’implique pas nécessairement la reconstitution de l’ancien Reich dans son intégrité territoriale.  

Si l’on peut parvenir à la liberté sans réunification, l’essentiel sera sauf.  

J’ai soutenu cette thèse en 1960 en Allemagne, presque par hasard, et elle a rencontré une opposition si vive que j’en suis, à quelques exceptions près, le seul tenant. J’en ai été extraordinairement surpris et j’ai constaté à plusieurs reprises, dans mes conversations avec des étrangers, que ceux-ci convenaient volontiers avec moi de ne pas mettre l’accent sur la réunification en tant que telle. Qu’elle se produise, tant mieux. Je n’y suis pas opposé le moins du monde, mais le point capital est la liberté. 

(1) Célèbre historien allemand de la littérature.  

(2) [NDLR : énorme scandale politique à la suite de l’arrestation, en octobre 1962, de journalistes du magazine Der Spiegel pour avoir révélé des informations militaires]

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