
Jean Birnbaum est un journaliste et essayiste français, directeur depuis 2011 du Monde des livres, supplément hebdomadaire du journal Le Monde.
ENTRETIEN
« Le courage de la nuance » de Jean Birnbaum est un combat pour plus d’humanité
Ouest-France Patrice MOYON Publié le 03/04/2021
Les réseaux sociaux sont devenus un champ de bataille où plus personne ne fait de quartier. En s’appuyant sur des auteurs aussi différents que George Orwell ou Bernanos, Jean Birnbaum en appelle « au courage de la nuance ».
L’ambassadeur de Chine traite un chercheur « de petite frappe ». Joe Biden accuse Poutine d’être « un tueur ». Les mots sont devenus des armes ?
La violence, comme le nuage de Tchernobyl, ne s’arrête pas aux frontières. Georges Bernanos lui-même disait : Notre monde est mûr pour toute forme de cruauté.
On a le sentiment presque animal que quelque chose de dur se prépare. L’horreur de ce qui s’est passé en Syrie est vertigineuse. On s’installe dans une sorte de pré-guerre civile où les gens choisissent un ennemi principal et des alliés. C’est ce qu’on observe sur Twitter.
Ce n’est pas si nouveau. Sartre traitait les anticommunistes de « chiens » et Staline parlait de Tito comme d’une « vipère lubrique »…
Depuis toujours, le débat public est un champ de bataille. Mais entre la guerre froide et maintenant, il y a eu un moment où le débat était possible. J’ai ressenti, en quelques années, que quelque chose de plus dur s’installait. C’est la raison qui m’a poussé à écrire ce livre.
Ce basculement, c’est ce que vous avez observé avec les deux livres que vous avez consacré à l’islamisme ?
Oui, en deux ans, dans des milieux très différents : chez des syndicalistes, dans des associations chrétiennes, parfois dans les mêmes salles, le ton a changé. C’est le moment où j’ai commencé à me retirer des réseaux sociaux.
Qu’est-ce que cette relation si difficile à l’islam et peut-être aussi au spirituel dit de nos sociétés ?
J’essaye de montrer que nous, Européens, et en particulier la culture de gauche dans laquelle j’ai été élevé, nous avons complètement oublié ce qu’est la religion comme relation au monde. Quelque chose qui structure votre rapport au corps, au sommeil, à l’alimentation, à l’espérance. Et comme on l’a oublié, quand des gens tuent au nom de Dieu, le premier réflexe est de dire que ça n’a rien à voir avec la religion. J’ai essayé de creuser cette amnésie avec nuance.
Quitte à prendre des coups…
Il faut bien sûr refuser l’amalgame. L’islam est un trésor spirituel. Mais nous devons en même temps cesser de dire que le djihadisme n’a rien à voir avec l’islam. C’est faux. Beaucoup de théologiens musulmans le savent et s’attachent à soustraire leur foi à ces fanatiques. J’essaye d’être sur cette corde raide. Mais comme on est devenu incapable d’affronter la question de la religion qui était si présente auparavant en Europe, on se rabat sur l’économie, le social, la politique. Le facteur religieux est toujours pour nous le masque d’autre chose, un voile. On croit à tout sauf à la foi. Sachons reconnaître que le djihadisme est le symptôme mondial d’une crise et d’une guerre civile qui ravagent l’islam de l’intérieur. En refusant ce débat, on plante un poignard dans le dos des musulmans.
Comment faire face à la « banalité du mal » dont parle Hannah Arendt ?
Elle parle de la banalité du mal
mais aussi de la tentation du bien
. C’est ce que raconte Jean Hatzfeld quand il évoque le Rwanda. Au milieu des Tutsis massacrés à la machette, quelqu’un dit : Passe plutôt par là si tu veux échapper à la mort
. Pourquoi le fait-il ? On ne sait pas.
On pense à votre père et à sa sœur cachés par des paysans pour échapper aux rafles…
Pendant la guerre, ma grand-mère qui a beaucoup compté pour moi, a passé des années à chercher des cachettes pour son mari et ses enfants. Elle misait sur tout ce dont je parle dans le livre : la franchise, l’amitié, la confiance. Au-delà de nos désaccords, il y a des moments où la vérité de la vie, je dirais même la vérité de la survie ne font qu’un avec un élan presque charnel de sincérité et de solidarité. C’est aussi ce que George Orwell appelle la décence ordinaire
. Cette notion est tout sauf conceptuelle comme l’ont montré ces paysans des Pyrénées avec mon père et sa sœur.
La nuance serait « un aveuglement surmonté » comme le dit Georges Bernanos ?
On a tous tendance à faire de notre discours des briques hermétiques fermées aux discours des autres. Tout ce qui peut introduire des brèches en soi, l’humour, l’amitié permettent de penser contre soi-même. Camus le dit dans une lettre à un soldat allemand : Nous nous battons pour des nuances
. Il parle en résistant. Il reprochait aux intellectuels dogmatiques de mettre entre la vie et les êtres humains une théorie figée et de ne pas admettre que l’autre pouvait avoir raison.
Est-ce que ce n’est pas l’anonymat qui renforce la violence des réseaux sociaux ?
La violence se libère à partir du moment où beaucoup de gens ont choisi de se cacher derrière des pseudonymes. Ils chassent de plus en plus en meute, sans faire attention à l’autre. Ce monde sauvage engloutit le visage de l’autre. Pour Hannah Arendt, il n’y a pas de pensée sans le visage de l’autre et sans face à face au sens le plus frontal du terme.
Comment retrouver ce sens de la nuance ?
D’abord, en rappelant que la radicalité et l’absence de nuance sont tout sauf efficaces sur le plan politique. Aujourd’hui, beaucoup de gens n’osent plus s’exprimer dans le débat public et sur les réseaux sociaux. Le courage de la nuance se réfugie dans les espaces privés, les lettres, les mails où les gens osent encore s’exprimer entre amis de CP (rires). Dans cette ambiance de Covid où on n’étouffe, pas seulement à cause des masques, je mise sur un sursaut où on retrouverait le sens du débat ainsi que le rapport à nos limites.
Pourquoi ?
Tous les auteurs (Hannah Arendt, Georges Bernanos, Raymond Aron, George Orwell…) dont je parle enracinent leur courage dans la prise de conscience de leur finitude. Le devoir d’hésiter dont parlait Camus avait sa source dans son expérience de la misère et de la tuberculose. Peut-être que cette pandémie mondiale va nous permettre de retrouver violemment la conscience que nous sommes mortels.
« Hélas un mot ne peut pas se défendre »
Le courage de la nuance est aussi une invitation à lire et redécouvrir des auteurs parfois oubliés ?
Quand je vais mal ou que les choses sont pénibles, je me tourne vers les textes. Au journal, lorsque quelqu’un vient me voir et me dit qu’il est déprimé, j’essaye toujours de lui trouver un petit texte pour lui remonter le moral. Ce n’est pas seulement thérapeutique. Lire permet de se donner des forces pour faire front à nouveau. Je crois beaucoup à cette articulation des textes et de la vie.
Vous parlez d’une sensation « d’étouffement » en évoquant la violence des réseaux sociaux. C’est un sentiment partagé ?
Ce livre est là pour faire respirer tous ceux qui partagent ce sentiment d’étouffement. On peut aussi respirer avec les textes. C’est ça qui est beau. L’autre jour, j’ai croisé une femme dans la rue. Elle m’a dit : « J’ai offert ce livre à mon père et ça m’a fait du bien. » Ce n’est pas un essai théorique. Albert Camus, George Orwell, Germaine Tillion ou Roland Barthes sont là pour le rappeler. J’avais envie de faire un câlin à plein de gens en leur disant : ces textes vous feront beaucoup de bien. Je veux apporter du réconfort à tous ceux qui refusent « la brutalisation » du débat.
C’est un livre de partage ?
Oui vraiment. J’y crois. Dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance.
« Nous referons des mots libres pour des hommes libres », disait Bernanos. Notre langue est enchaînée ?
C’est aussi ce que dit George Orwell dans 1984 avec la novlangue. Une époque s’écroule quand les mots n’ont plus de sens et qu’ils ne peuvent plus exprimer les désaccords. La langue totalitaire dont parle Orwell, c’est une langue qui ne permet plus d’exprimer la nuance. Camus a aussi des mots très beaux quand il dit : Nous referons des dictionnaires.
Toutes les périodes de désorientation et de brouillage des repères sont des moments où il y a une sensation très physique que les mots ont été vidés de leur sens et sont manipulés, galvaudés. Il n’y a pas de courage de la nuance possible sans une langue libre qui permette d’être franc, spontané, sincère.
Comment faire ?
Bernanos encore lui a une très belle formule quand il dit : Hélas, un mot ne peut pas se défendre
. C’est à nous, les courageux de la nuance de prendre leur défense. Et de ne pas laisser faire ceux qui veulent mettre la langue sens dessus dessous. Agir ainsi, ce n’est pas recréer un dialogue mou, tiède mais frontal et vrai.
Est-ce que les turbulences que nous affrontons ne sont pas le symptôme d’une crise de l’humanisme ?
L’humanisme comme mot n’a pas de sens s’il n’y a pas à l’horizon de l’espérance. Nous vivons une époque très particulière. Pour la première fois depuis très longtemps, il n’y a pas d’espérance radicale qui structure l’horizon. Auparavant, cette espérance pouvait être sociale, politique ou spirituelle. On pouvait se projeter au-delà du monde présent.
Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui, avec Greta Thunberg, on a une jeunesse qui considère que le maximum de l’espérance n’est pas de créer un nouveau monde meilleur mais de freiner la catastrophe. Le maximum d’espérance qu’on propose à la jeunesse, c’est de tirer le signal d’alarme et d’arrêter le train. Ce regard participe d’un effondrement de l’humanisme. Un monde cynique, sans espoir, c’est un monde qui ne laisse pas beaucoup de place à la nuance. Et c’est ce que montre Orwell dans 1984.
Qu’est-ce que cela implique ?
Pour être nuancé, il faut avoir confiance dans les mots, l’amitié, la franchise, autant de valeurs menacées quand il n’y a plus d’horizon d’espérance. L’humanité ne tient debout qu’en étant aimantée par l’espoir. Jusqu’à l’altermondialisme, il y avait encore des gens qui disaient : on va créer un autre monde. Aujourd’hui, des étudiants écrivent sur un mur de Nanterre : Une autre fin du monde est possible
. Ce n’est plus : un autre monde est possible. Et tout ceci crée du flou, de la désorientation. Pas de la nuance.
Jean Birnbaum en quelques dates
1974. Naissance à Paris. Jean Birnbaum est le fils de l’historien et sociologue Pierre Birnbaum, caché par des paysans avec sa sœur pendant la Seconde guerre mondiale. Une tragédie que Pierre Birnbaum raconte dans La leçon de Vichy (Seuil).
2007. Il coordonne et anime depuis lors le Forum philo Le Monde-Le Mans. Cette manifestation réunit pendant trois jours autour d’un thème des philosophes, historiens, scientifiques, acteurs autour d’un thème.
2005. Apprendre à vivre enfin (Galilée Le Monde). Dernier entretien avec le philosophe Jacques Derrida.
2009. Les Maoccidents, un néoconservatisme à la française (Stock). Un livre qui porte sur l’évolution d’anciens maoïstes ayant viré de bord sur le plan politique.
2011. Jean Birbaum est nommé directeur du Monde des livres.
2013. Georges Bernanos face aux imposteurs (Garnier).
2016. Un silence religieux : la gauche face au djihadisme (Seuil).
2018. La religion des faibles, ce que le djihadisme dit de nous (Seuil).
2021. Le courage de la nuance (Seuil).
Les conditions de l’entretien
Ce n’est pas un livre polémique. Mieux, il ressuscite des auteurs parfois oubliés ou négligés comme Bernanos. Et en tout cas sortis de l’actualité immédiate. Le courage de la nuance rencontre un succès étonnant. Réveille des envies de débattre. Comme si les réseaux sociaux n’étaient qu’un miroir déformant. La rencontre a eu lieu à la rédaction du journal Le Monde.
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